Le manifeste d’un quartier en mutation
Le Pirelli HangarBicocca est une fondation privée d’art contemporain issue de la réhabilitation d’un bâtiment industriel initialement construit pour l’entreprise Breda, spécialisée dans la mécanique lourde, en 1903. À l’époque, d’autres entreprises avaient également fait le choix de relocaliser leurs activités dans le quartier Bicocca, au Nord de Milan, transformant ainsi la zone en l’un des plus importants parcs industriels de l’Italie. Au sein des 200 000 m² d’usine de Breda, le Pirelli HangarBicocca, à l’époque connu sous le nom de Ansaldo 17, est un exemple de bâtiment dont la transformation témoigne des mutations du contexte économique et urbain. À l’origine, le bâtiment était un « shed », un édifice industriel typique de faible hauteur en brique, caractérisé par une succession de doubles toits en pente et de puits de lumière. En 1955, suite à une expansion de l’activité de la firme «Breda électromécanique et locomotive», un besoin de nouveaux locaux apparaît. Ainsi, le Shed est complété par un bâtiment cubique avec une voûte en berceau. Enfin, un dernier bâtiment monumental, permettant de relier les deux premières entités, a été conçu entre 1963 et 1965 pour réaliser les assemblages et les essais sur les machines de grande puissance électrique.
Bien que racheté dans les années 1990 par la firme Pirelli, ce complexe a été négligé pendant une dizaine d’années tandis que le quartier Bicocca commençait à se trouver un nouveau visage dès 1986 suite au transfert des activités industrielles. La transformation de la zone a été initiée par la création de bâtiments universitaires, de bureaux et de résidences privées et s’est poursuivie par la mise en service d’une ligne de métro, par l’édification d’un théâtre et par la réhabilitation de bâtiments d’usines en bureaux de jeunes designers et architectes. C’est en 2004 seulement que Pirelli porte un intérêt au complexe de trois bâtiments de Ansaldo 17 pour y installer un espace d’exposition pour l’art contemporain. Le choix de l’entreprise d’implanter une fondation d’art privée, se voulant devenir une institution de production et de promotion de l’art contemporain, dans cet ancien quartier industriel, marque une volonté de contribuer à la rénovation de la ville tout en conservant la mémoire de son passé. En effet, le bâtiment a fait peau neuve tout en préservant la simplicité et la sobriété des volumes.
En observant cette partie du quartier où les bâtiments d’usine ont été réhabilités, une ambiguïté persiste quant à leur usage actuel. Derrière leur enveloppe composée par les archétypes architecturaux propres à l’industrie du début du XXe siècle, leur intérieur est animé par l’activité des start-up et des cabinets qui l’occupent, mais l’espace public est inerte. Il n’y a pas d’interaction entre les bâtiments. Tout pourrait porter à croire que ce site industriel est toujours actif. Le seul indice pouvant contrecarrer cette supposition est le silence. Un calme plat règne dans ce morceau de ville qui parait complètement déconnecté de l’agitation du centre milanais.
Sur la façade principale du Shed, en brique, seule une signalétique minimaliste vient démarquer le centre d’art contemporain des bâtiments de bureaux alentours. À l’arrière du complexe, une œuvre gigantesque ré-interprète la forme cubique surmontée de sa voûte en berceau avec l’esthétique du graphisme de rue. Premier pas de l’art vers un contexte austère.
Les trois bâtiments du complexe, bien qu’interconnectés autour d’un même programme culturel, possèdent leur propre identité en termes de volume et de matérialité, à travers lesquelles peut être lue l’histoire du site. La neutralité du troisième bâtiment, avec sa peau lisse et grise, permet de lier, sans interférer, les deux entités plus caractéristiques à l’avant et à l’arrière du complexe.
L’architecture au service de l’art et l’art au service de l’architecture
Cette ambiguïté entre interconnexion et indépendance des bâtiments qui composent le lieu se poursuit dans le parcours du visiteur. Il est accueilli dans Le Shed où se trouvent l’ensemble des services du centre d’art que sont l’accueil et la médiation, la cafétéria, la boutique et les ateliers pédagogiques, mais également un espace d’exposition pour les artistes émergents. Pour accéder aux autres expositions, temporaire et permanente, le visiteur se doit de sortir de ce bâtiment, de suivre sa façade latérale et de se diriger vers une porte indépendante se situant en retrait, sur la façade de La Navate (« les bas-côtés »). Ce bâtiment de 9500 m² et d’une hauteur d’environ 30 mètres doit son nom à sa composition. En effet, constitué d’une nef et de deux bas-côtés, il offre un volume d’exposition phénoménal aux artistes. Il s’agit d’ailleurs de l’un des plus grands espaces d’expositions contigus en Europe. Ce véritable espace « capable » autorise une grande liberté pour son fractionnement et son aménagement. Depuis son ouverture en 2004, un tiers de cet espace est consacré à l’œuvre permanente de l’artiste allemand Anselm Kiefer, nommée Les Sept Palais Célestes, une installation conçue spécialement pour ce site, et qui, devant l’accueil enthousiaste du public, a poussé Pirelli à consacrer le lieu à l’art contemporain, sous l’égide d’une fondation. Le reste de ce gigantesque espace d’exposition, ainsi que le bâtiment cubique et voûté surnommé Le Cube, sont exploités pour les expositions temporaires ou les événements d’artistes internationaux confirmés ou émergents.
«Nous avons besoin de nouveaux lieux pour montrer l’art. Nous pouvons utiliser des bâtiments existants à condition de respecter leur architecture, de respecter la nature des choses. C’est ce que l’art est sensé faire», Vicente Todoli, directeur artistique du Hangar Bicocca.
Le choix de l’artiste est déterminé par l’espace. En effet, chaque projet exposé est conçu pour travailler en relation étroite avec l’architecture du lieu, générant ainsi pour le visiteur des parcours très orientés sur la perception de l’espace. C’est la scénographie qui vient guider une expérimentation particulière de cet espace fractionné par d’autres espaces que sont les installations. L’immensité du territoire d’exposition permet de proposer au visiteur un parcours très libre et intuitif d’œuvre en œuvre ou au sein même de l’œuvre.
Le premier espace découvert par le visiteur, lorsqu’il pousse la porte de La Navate, est celui consacré à l’exposition temporaire. Plongé dans le noir, un jeu de clair-obscur s’opère entre l’espace et les œuvres parsemées çà et là. Chaque installation, qui semble émerger de la pénombre par un jeu d’éclairage subtil, guide le visiteur à travers le parcours de son choix, de point de repère en point de repère. Le fait que tous les espaces du site soient accessibles, y compris ceux n’étant pas occupés par une exposition, produit un grand sentiment de liberté chez le visiteur qui a l’impression de s’immiscer dans les ficelles et dans l’intimité du lieu.
Ainsi, il est possible qu’au fil de son parcours, le visiteur soit amené à entrer dans un espace monumental et vide. Étrangement, il en vient presque à se demander si cette monumentalité de l’espace ne se suffit pas à elle-même.
La visite se poursuit et se termine par l’installation permanente de Anselm Kiefer, à laquelle on accède par une entrée qui semble informelle au vu de la monumentalité de l’œuvre qui se trouve derrière.
Sept tours réalisées à partir d’un empilement de parois de béton banché avec des containers, dont le relief est révélé par l’éclairage, rendent l’atmosphère de cet immense espace chaotique. L’échelle et l’étendue de l’installation génèrent une ambiguïté quant à la praticabilité de l’espace. Le visiteur en vient à se demander s’il peut réellement s’immiscer dans l’œuvre en la parcourant, en marchant entre les sept abris monumentaux. Ce moment d’hésitation s’estompe lorsqu’il s’autorise à entrer dans l’œuvre en s’assurant que d’autres l’ont fait avant. S’en suit alors une expérience inédite.
Cette proximité inhabituelle entre l’œuvre et son observateur est troublante. Chacun peut se confronter à la rupture d’échelle impressionnante entre la sculpture et lui-même qui lui permet de prendre conscience de l’immensité de la nef qui l’accueille. Chacun est libre d’établir les limites entre l’œuvre et lui. Une sensation de déséquilibre provoquée par l’empilement instable des parois de béton instaure naturellement une certaine distance. Les plus téméraires iront jusqu’à pénétrer au cœur de la sculpture, dans un espace paraissant presque intime et introspectif au vu du chaos pesant à l’extérieur.
Lieu d’échanges et de partage, l’art à la portée de tous
Une autre particularité de cette fondation privée est que l’accès aux expositions et aux événements est entièrement gratuit et que des médiateurs sont disponibles afin d’aider au mieux le grand public à se connecter avec l’art exposé. De même, les ateliers pédagogiques proposés accueillant près de 7 000 enfants par an sont gratuits, ce qui peut sembler étonnant lorsque l’on sait qu’en Italie, contrairement à la France, les fondations privées d’entreprise n’en tirent pas d’avantages fiscaux. Cette volonté de l’entreprise Pirelli de faire de ce lieu une institution de production et de promotion de l’art contemporain se ressent. Contrairement aux fondations privées commandées par des entreprises de luxe, ce lieu n’a rien de présomptueux et met l’art contemporain à la portée de tous. La réhabilitation de l’ancien bâtiment d’usine a été orchestrée dans le plus grand respect de la structure et des volumes initiaux. Les matériaux choisis très sobres permettent de révéler la qualité plastique de cette architecture fonctionnaliste. Lorsqu’il pénètre dans Le Shed et qu’il traverse l’espace d’accueil sur lequel s’ouvrent les ateliers, l’espace médiation, la boutique et la cafétéria, le visiteur est accueilli par une effervescence de partage et de pédagogie. Il s’y sent tout de suite à sa place. Des événements culturels tels que des concerts, des conférences ou des projections de films permettent de capter un public encore plus large que celui intéressé par l’art uniquement.
«Pirelli a toujours travaillé avec des designers, des architectes, des photographes. Il y a des liens entre la recherche d’innovation de l’entreprise et la démarche artistique. Cependant notre objectif est d’abord d’offrir de l’art contemporain à la portée du plus grand nombre.» Marco Lanata, directeur général du Hangar Bicocca.
Valentine Aguiar
Voyage à Milan du 23 au 30 avril 2017
Sources des images : photographies personnelles
Sitographie :