Hors du temps, hors d’échelle, le Musée Kolumba de Peter Zumthor, réalisé entre 1997 et 2007, tente d’unir l’ancien et le contemporain au sein d’un même « corps architectural », surprenant, évocateur et porteur de multiples histoires. C’est en octobre 2016, après avoir admiré la richesse de la Cathédrale gothique de Cologne, que j’ai pu visiter cet édifice, lieu-palimpseste au sein duquel les ruines d’anciens bâtiments témoignent d’une stratification historique spectaculaire. Marchant tranquillement dans les rues du centre-ville, proche des façades pour éviter au maximum la pluie fine qui tombait sur la ville ce jour là, presque perdu dans mes pensées je dois bien vous l’avouer, je me suis tout à coup aperçu que je longeais un mur en maçonnerie dont les briques m’étaient familières. Non pas parce que j’avais déjà eu la chance de m’y confronter physiquement mais parce que l’étude attentive et préliminaire de multiples photographies du musée m’ indiquait que je touchais désormais au but : j’allais enfin pouvoir admirer l’un des projets de ce grand maître de l’architecture que peut être aujourd’hui Peter Zumthor. Quelques mois plus tard, en écrivant cet article, je me suis demandé : comment raconter cette expérience ? Comment transmettre à la fois la richesse de cette œuvre et l’univers singulier de l’architecte en quelques lignes ? J’ai pensé promener ce texte, pas à pas, à la découverte des espaces successifs du parcours muséographique. Non ! J’ai pensé revenir à un récit descriptif et analytique plus courant en présentant le contexte, le programme, le bâtiment et enfin mes impressions. Non plus ! Ni l’une ni l’autre de ces deux formes d’écriture ne me semblaient suffisamment pertinentes pour présenter ce bâtiment, pour refléter la personnalité et le travail de Peter Zumthor. J’ai donc pris une troisième voie : j’ai divisé cet article, volontairement à la forme et à l’écriture inhabituelles, en quatre micro-récits d’espaces qui, une fois réunis ici, ont l’ambition de retranscrire des histoires et des singularités sans rechercher l’exhaustivité. Vous pouvez les considérer comme des paragraphes d’un même texte analytique. Vous pouvez les lire dans l’ordre que vous le souhaitez car ils cherchent à décrire une «atmosphère». Et une «atmosphère», à la différence d’un parcours architectural, ne peut être retranscrite de manière linéaire !

EN PESANTEUR

Vue du bâtiment monolithique depuis la Brükenstraße – Source : http://finn-wilkie.tumblr.com/

Et non « en apesanteur » ! Au contraire ! J’ai rarement vu un édifice possédant une telle force, un tel poids, une telle présence. Bien qu’encerclé par une multitude de bâtiments commerciaux construits dans les années 1950 et présentant un intérêt limité, il est impossible de décrocher le regard de ce gigantesque bloc. Il est finalement là, devant moi, au croisement des Kolumbastraße et Brükenstraße et il est surprenant de constater que sa présence est si forte que l’on oublie tout à coup tout ce qu’il y a autour de nous pour concentrer toute notre attention à décrypter les détails de la façade de ce musée. Cette masse très sculptée, notamment dans sa partie supérieure m’a fait penser à un certain nombre d’autres projets que j’avais pu étudier auparavant. Des bâtiments brutalistes de Paul Rudolph ou Marcel Breuer à certains projets de Tadao Ando, de nombreux édifices ont aussi une forte présence au cœur du contexte dans lequel ils s’inscrivent, mais la plupart de ces projets ne présentent pas un aspect monolithique. Travaillant sur les projets du Studio Elemental dans le cadre du mémoire de master, j’ai alors pensé au projet du Centre de recherche Anacleto Angelini, réalisé à Santiago par Alejandro Aravena et ses associés en 2014 : une tour de bureau monolithique aux ouvertures hors d’échelle. Pourquoi le musée Kolumba possède-t-il lui aussi une telle présence ? A cause de sa matérialité ? En raison de son aspect «hors d’échelle» ? Sans doute les deux. Sa hauteur et la grandeur des quelques ouvertures ne sont pas à l’échelle humaine. En regardant cet imposant édifice, j’ai le sentiment de quelque chose d’atemporel : une personne ne connaissant pas les origines de ce projet doit être bien embêtée pour déterminer avec précision ses dates de construction. Pourtant, elle ne manquera certainement pas de remarquer que le projet a été réalisé sur les ruines d’une ancienne église détruite pendant la seconde guerre mondiale.

POUR MÉMOIRE

Paroi « perméable » et jeux de lumière dans le grande salle du musée – Source : Antonin Belot

Ce qui est surprenant au premier abord, c’est de constater que le projet est construit sur les ruines de l’église Sainte-Colombe qui avait été détruite, comme une majeure partie de la ville de Cologne pendant la seconde guerre mondiale. Pourtant, ce qui est encore plus impressionnant, c’est d’avoir réussi à développer une brique qui puisse s’adapter avec précision aux formes courbes des moulures gothiques. Le concept de Peter Zumthor pour développer un bâtiment massif sur les ruines en maçonnerie de l’ancienne église avait retenu l’attention du jury lors du concours en 1997. En effet, la tendance était plutôt à l’époque d’opposer l’ancien et le moderne, de répondre au poids de la maçonnerie traditionnelle par la légèreté de certains matériaux comme le verre. Ici, Peter Zumthor cherche l’harmonie et non le contraste. C’est pourquoi il a développé son édifice sur les fondations de l’ancienne église Sainte-Colombe en suivant le plan gothique tardif, puis l’a élargi sur une parcelle restée libre, le long de la Kolumbastraße. Si j’ai été impressionné par la façade extérieure, que dire de l’intérieur et de l’association intelligente de la brique et du béton contemporains avec les ruines de l’ancienne église. La grande salle au rez-de-chaussée présente une stratification de vestiges de toutes les époques, en remontant jusqu’aux périodes romaines et mérovingiennes. Et c’est dans toutes ces ruines que l’architecte Gottfried Böhn avait reconstruit, aux lendemains de la guerre, une petite chapelle, toujours présente aujourd’hui dans la grande salle du musée, pour une statue de la Vierge qui avait miraculeusement survécu aux bombardements. En entrant dans cette grande salle du musée, je fus surpris par le chuchotement discret des visiteurs. Les musées sont généralement assez silencieux mais l’atmosphère ici était bien plus solennelle, plus mystique. J’avais l’impression d’être dans une église et non un musée. Les matériaux utilisés, les jeux de lumière et les divers effets visuels donnaient aux ruines un caractère presque sacré.

SÉRÉNITÉ ET SÉRÉNADE 

Accès à la bibliothèque du musée – Second niveau – source : Antonin Belot

Malgré la masse du musée Kolumba, malgré sa puissance symbolique, une certaine sérénité y règne. Le visiteur s’y sent bien. En pensant au mot sérénité, un second mot m’est venu à l’esprit : le mot «sérénade». Il y a quelque chose d’apaisant dans ce musée, une poésie, une musicalité qui nous entraîne depuis le bas vers le haut. Le parcours muséal débute sur la Kolumbastraße, passe par les vestiges historiques puis monte aux niveaux supérieurs. Les espaces, assez sombres au rez-de-chaussée, éclairés uniquement par quelques lumières artificielles, deviennent de plus en plus lumineux et commencent à offrir des vues sur les quartiers avoisinants de Cologne. Entre chaque niveau, un grand escalier très solennel, se dresse devant nous : assez étroit, très haut, délimité par des murs en béton, une ouverture permettant d’éclairer naturellement la partie supérieure de la volée. C’est une montée spirituelle qui est offerte au visiteur. Chaque espace est le lieu d’une scénographie particulière qui met en valeur les œuvres religieuses qu’il contient. La problématique que posait ce projet était pourtant difficile et Peter Zumthor en avait conscience : «Un lieu aussi riche en histoire se devait d’être transformé en musée d’art. Cette tâche était à la fois unique, tentatrice et difficile. Elle nous a occupé pendant dix ans.» (Zumthor, 1998). La scénographie des différents espaces, la précision des détails, la justesse des ambiances et la poésie du parcours muséal n’auraient jamais pu être réalisées sans une maîtrise d’ouvrage dynamique qui attendait autant du processus collaboratif de conception que du produit fini. En effet, les responsables de l’archevêché de Cologne, commanditaires de ce musée pour exposer des œuvres religieuses, avaient à cœur d’accompagner l’architecte et son équipe dans l’élaboration du projet. La précision des détails et le pouvoir symbolique du bâtiment témoignent ainsi de la sérénité du processus de conception-construction entre la maîtrise d’œuvre et la maîtrise d’ouvrage. Une telle entente, saluée par Peter Zumthor, semble être assez rare. Nous pouvons penser ici au processus de conception et construction du MUDEC de Chipperfield (Belot, Le Paradoxe deu MUDEC de Chipperfield. [en ligne sur le site Voir en Vrai ]) qui s’est achevé, après 10 ans de collaboration, par d’importants conflits entre la ville de Milan et l’architecte de renom, qui ont conduit ce dernier à refuser de signer le projet en son nom. A Cologne, le commanditaire n’était pas une institution qui avait pour seul objectif de juger le résultat et la sérénité du processus semble se retrouver dans la richesse et les qualités des espaces du musée.

PRÉCISION

Détail d’assemblage entre la maçonnerie « gothique » de l’ancienne église et les briques « Kolumba » commandées par Peter Zumthor – Source : Antonin Belot

Le plus impressionnant est sans conteste la précision des détails de mise en œuvre. La brique ‘Kolumba’, très fine, aux teintes beiges, rappelle la brique romaine. Cette nouvelle brique fine, réalisée par le briquetier danois Christian Petersen, s’adapte avec précision aux jonctions des nervures ornementales de la maçonnerie gothique. C’est l’ingénieur Jurg Buchli que Peter Zumthor peut remercier pour avoir imaginé des murs sans joints de dilatation et avoir fait en sorte qu’ils puissent utiliser les anciens murs pour supporter une parties des charges. L’effet est alors surprenant : le mariage de deux briques différentes, de deux époques distinctes. C’est le double mur ajouré, construit sur les ruines, perméable aussi bien à l’air qu’à la lumière qui donne toutes ses qualités à la grande salle. Les rayons lumineux traversent le mur en brique par les jours créés par le décalage des briques. L’espace est alors inondé par des faisceaux lumineux d’intensités différentes en fonction de l’heure du jour. Il n’est pas étonnant que Peter Zumthor ait choisi de travailler la brique pour ce projet. Si la ville avait été en majeure partie détruite pendant la guerre, l’architecte Rudolf Schwarz, chargé de la reconstruction, avait beaucoup utilisé ce matériau au milieu du XXème siècle et Peter Zumthor a choisi de s’inscrire dans la tradition qui s’est perpétuée depuis. Les détails des imposants murs en maçonnerie ne sont pas les seuls à devoir être commentés. La mise en œuvre du béton dans de nombreux espaces intérieurs est assez spectaculaire : la qualité de la matière et les joints creux qui délimitent les sols et plafonds des murs verticaux sont admirables. Et que dire de l’ascenseur, permettant de redescendre au RDC une fois la visite terminée, entièrement en aluminium ! Il est évident que le travail des détails est l’un des points forts de l’architecte suisse et il contribue à former un tout cohérent qui cherche à toucher la sensibilité du visiteur.

Voici donc quatre micro-récits très louangeurs comme vous pouvez le constater mais il m’a été difficile en dépit de mes efforts de trouver un point critiquable dans ce projet. Je me suis pris à essayer de nuancer mes propos en cherchant des arguments négatifs là où il n’y en avait pas et puis j’ai renoncé à mon obstination avant d’écrire ces récits d’espaces. En conclusion, il est intéressant de constater que, même en ayant étudié un projet dans les moindres détails, le « voir en vrai » procure des réactions bien différentes. Et Peter Zumthor est aussi imprévisible : au dernier niveau, après avoir gravi le grand escalier, après avoir traversé tant d’espaces entièrement réalisés en béton, vous tournez à gauche, vous vous retournez et là, surprise, devant vous se dresse une salle magique, aux murs entièrement recouverts de bois, aux fauteuils confortables et à la grande ouverture sur la ville. Le choc ! Quel changement si radical « d’atmosphère »!

Antonin Belot

Voyage du 23/10/2016 au 30/10/2016

 

Bibliographie :

Zumthor, Peter, Binet, Hélène, Peter Zumthor works : building and projects 1979-1997, Badden : Müller, 1998, 318p.

Durisch, Thomas, Peter Zumthor 1990-1997 : réalisations et projets, Tome 2, Zurich : Scheidegger & Spiess, 2014, 173p.

Zumthor, Peter, Atmosphères, Bâle : Birkhaüser, 2008, 75p.

Zumthor,  Peter, Penser l’architecture, Bâle : Birkhaüser, 2010, 111p.

 

Webographie : 

Woodman, Ellis, Le Musée Kolumba de Peter Zumthor à Cologne [en ligne]. Le Courrier de l’Architecte. 09/02/2011. Disponible sur http://www.lecourrierdelarchitecte.com/article_1462 [consulté le 28/04/2017]