Juillet 2015, Milan – Fatigués par un voyage interminable depuis Paris, notre attention est tout à coup attirée par une affiche au détour de l’un des boyaux du métro milanais.
Alors que le titre était tout sauf hors du commun (peut être « Venez visiter le nouveau musée de la culture à Milan », je ne m’en souviens plus très bien), c’est l’arrière-plan qui a soulevé notre curiosité : on pouvait y voir un espace tout en courbe, gorgé d’une lumière homogène. Cet espace constitue en fait la place centrale du nouveau musée de Milan, le MUDEC, réalisé par l’architecte britannique David Chipperfield. Après plusieurs jours à arpenter Milan et l’exposition universelle, nous nous y sommes donc rendus et quelle fut notre surprise : des lignes épurées, un magnifique plafond à caisson et un atrium sublime inspiré sans nul doute par le vase d’Aalto. Pourtant, alors qu’une discorde s’est accrue au fil des 15 années de travail entre l’architecte « superstar » et le conseil municipal de la ville, son maître d’ouvrage, Chipperfield a finalement voulu dissocier son nom de celui du bâtiment ! J’ai été surpris de découvrir par la suite que les journaux (sur le web) ne retenaient du bâtiment que cette querelle futile en écrivant parfois des articles plus proches de ceux d’un magazine people que ceux d’une revue d’architecture. Aucun ne parle du musée en lui même où la fluidité des parcours et l’harmonie des matières et de la lumière semblent être les caractéristiques les plus remarquables. Laissez vous guider ici par une promenade virtuelle au cœur du musée et essayez d’entrapercevoir les vraies raisons de cette discorde et vous comprendrez peut-être un peu mieux l’essence même du paradoxe qui semble planer au-dessus de ce nouveau musée.
EN APPARENCE : DES LIEUX HARMONIEUX
Au sud-ouest de la ville, non loin du grand boulevard circulaire qui sépare le Milan intra-muros des banlieues périphériques, se dresse le nouveau musée de la culture dans le quartier de Tortona. Celui-ci s’est développé au XIXème siècle avec l’avènement de la révolution industrielle qui a élevé les villes du Nord de l’Italie, notamment Milan et Turin, au rang de cœur économique du pays. C’est donc un quartier mixant industries sidérurgiques et logements ouvriers qui a vu le jour. Tombé en désuétude au milieu du XXème, où d’immenses friches industrielles et du logement ouvrier insalubre étaient les derniers témoins d’une prospérité passée, le quartier a connu une profonde reconversion, en devenant un centre important pour des activités liées au design, à la mode et à la communication. Apparurent ainsi, il y a quelques années, de multiples showrooms et studios qui ré-investirent les anciens entrepôts industriels et qui redonnèrent un nouveau souffle à ce quartier. C’est dans ce contexte et avec l’idée de reconvertir l’énorme complexe des aciéries Ansaldo en plein cœur de Tortona que le conseil municipal de Milan lança en 2000 un concours international que remporta l’architecte britannique David Chipperfield. C’est aussi dans ce contexte que nous sommes arrivés 15 ans plus tard devant les anciennes industries Ansaldo pour visiter le musée.
En arrivant, rien ne pouvait nous laisser penser qu’un tout nouveau musée venait de voir le jour dans ce quartier. En effet, « caché » au cœur d’un îlot, au centre de l’ancienne aciérie, l’architecture semblait s’insérer dans le tissu existant avec une certaine modestie, en ne cherchant pas à s’exhiber au centre d’une morphologie urbaine le mettant en valeur. Depuis la rue, il nous fallait passer sous le porche d’un très long bâtiment de trois étages, anciens bureaux de l’aciérie, réhabilités par Chipperfield (bâtiment à l’horizontalité marquée par un soubassement continu en pierre, une répétition très stricte de fenêtres et une corniche assez visible). Après avoir franchi le porche, nous nous sommes retrouvés dans une cour séparant les anciens bureaux du nouveau musée. Il me semblait qu’un « dialogue » s’effectuait entre ces édifices de près de 100 ans d’écart : d’un coté, un enduit aux teintes orangées vives, de l’autre, un bardage métallique peu réfléchissant en zinc-titane surplombant un RDC entièrement vitré. Avec cette façade redessinée à partir du vocabulaire habituel des hangars ou entrepôts, il m’a semblé que le lieu mélangeait des industries de toutes les époques sans qu’aucune d’entres elles prenne véritablement le dessus. Ce constat m’évoque alors une phrase d’Aravena, présentant l’œuvre de Chipperfield à la Biennale de Venise : « C’est de telle sorte qu’un dialogue avec l’histoire doit être réalisé, sans peur, mais aussi sans arrogance »…
[Je tire la porte d’entrée, surprise]
Franchement, je ne pouvais m’attendre à un plafond tout aussi brutal que majestueux. La façade ma paraissait « douce », très caractéristique de l’architecture de Chipperfield, qualifiée bien souvent « de juste sans être trop démonstratif », mais ce que nous avions devant les yeux avait un caractère beaucoup plus prononcé. Malgré leur envergure, les poteaux-colonnes en béton brut semblaient souffrir sous le poids du plafond à caisson. Je me suis demandé ce qui pouvait donner à ce plafond une telle force, une telle masse : peut-être la profondeur des caissons qui permettaient d’observer l’épaisseur du plancher, peut-être le revêtement des murs en bois qui renforçait l’impression de massivité… Une chose est sûre : s’il y a querelle entre l’architecte « star » et la maitrise d’ouvrage, ce ne doit pas être à cause de ces éléments : entre les joints creux entre caissons, le détail de disposition de l’éclairage dans ces derniers ou encore les détails d’assemblage entre les colonnes et les deux planchers, rien ne semble être de l’ordre de l’inachevé.
[Au fond, un escalier monumental d’où provient une douce lumière]
Le hall avec sa colonnade et son plafond à caisson mettaent en valeur un escalier en pierre noire dans l’axe même de la porte d’entrée. Au début, il nous était impossible de voir où il menait mais, à mesure où nous avancions vers lui, l’espace au dessus se dévoilait. Encore une surprise ! En haut de cette escalier noir, c’est un atrium gorgé de lumière qui nous attendait et c’est en montant que nous avons pu saisir véritablement sa forme, ses proportions et son atmosphère. Tout en courbes à la manière du vase d’Aalto, il y avait ici, selon moi, un sentiment de douceur assez caractéristique de l’architecture de Chipperfield et que l’on peut retrouver, par exemple, au musée Folkwang à Essen, une sorte de mansuétude qui invite à entrer et à parcourir les collections du musée. Ce caractère semble être donné par le verre teinté, certainement l’un des matériaux de prédilection de l’architecte britannique, qui assure aux espaces qu’il clôt une lumière douce et homogène. En cette fin d’après-midi, il n’y avait personne dans cet atrium à l’exception de quelques passants qui le traversaient pour redescendre vers le hall d’entrée. Je ne sais comment dire : je me sentais bien dans cet espace et j’ai proposé à mon ami de nous asseoir quelques instants au centre de l’atrium, appuyés contre le garde-corps en pierre entourant la trémie de l’escalier. Nous avons ainsi pu observer en détail comment les parois avaient été réalisées. Au RDC, une double paroi en verre transparent dessinait une sorte de soubassement et contenait une colonnade rappelant les poteaux de section ronde que nous avions pu observer dans le hall d’entrée. Ce soubassement marquait la séparation entre l’atrium central et une promenade périphérique donnant accès aux différentes salles. Au-dessus, l’épaisseur du plancher couvrant cette promenade séparait ce soubassement de la partie supérieure, tout en verre dépoli, qui recevait directement la lumière du jour. Plus tard, j’appris que ce mur rideau était en fait « double » et la structure, se trouvant entre les deux parois, reposait sur la colonnade du soubassement. Ce qui est très étonnant dans ce lieu, c’est l’échelle humaine qu’il conserve malgré ses dimensions : assis au milieu de cet atrium, j’avais l’étrange impression d’être dans un petit espace intime (sans doute car peu de personnes s’y arrêtaient). Lisant en parallèle à ce voyage à Milan le livre Atmosphères de Peter Zumthor, je me suis alors dit que l’ambiance architecturale et le caractère de ce lieu me plaisaient et me procuraient un sentiment de plénitude.
Nous avons par la suite fait le tour de la galerie périphérique, visité l’auditorium, les salles d’expositions… Tout semblait achevé bien que certains espaces ne présentaient certes pas les qualités architecturales en termes de dessin, de mise en œuvre des matériaux ou d’ambiances que les lieux précédemment évoqués. Nous avons pu observer les failles dans le plafond des escaliers pour glisser les spots lumineux, le dessin assez poussé des mains courantes, des portes et le calepinage du sol de l’atrium. Ce qui est assez remarquable sur ce dernier, c’est la continuité des joints entre les pierres qui se retrouve également sur les gardes-corps autour de la trémie, les parois et les marches de l’escalier. Et pourtant, c’est bien ce même sol qui, selon les journalistes, serait « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase » dans la querelle entre l’architecte star et la maîtrise d’ouvrage.
LES DESSOUS DU PROJET : DISCORDE ENTRE LES ACTEURS
« Personne ne peut nier que le sol est inacceptable » clamait David Chipperfield lors d’un interview avec le magazine britannique Dezeen, en bannissant les soit-disant négligences de la maîtrise d’ouvrage sur ce qu’il avait préconisé pour réaliser les finitions du musée. Le choix du revêtement de sol serait, pour de nombreux journaux, l’objet de la querelle [« the war of the floor »] entre maîtrise d’œuvre et maîtrise d’ouvrage après 15 ans de collaboration sur le projet. En effet, alors que Chipperfield avait imaginé utiliser du Basalte de Viterbe, la maîtrise d’ouvrage a préféré mettre en oeuvre, sans en référer à l’architecte, de la pierre de lave de l’Etna, moins chère et posée plus rapidement. Bien entendu, l’architecte britannique a condamné ce choix, sans doute vexé de ne pas avoir été écouté, en jugeant la pierre « tachée, écorchée et mal alignée ». Pourtant, pour le conseil municipal de la ville de Milan, ce choix est celui du « bon sens » : « La bâtiment coûte 60 millions d’euros ; dont 3,6 millions d’euros reviennent à Chipperfield pour la conception et le suivi du chantier. Ce sont des sommes d’argent appropriées pour une institution publique et pour l’importance du projet, mais il est nécessaire de faire des choix basés sur le bon sens et dans l’intérêt des contribuables. » Bien entendu, le bâtiment devait ouvrir ses portes en même temps que l’exposition universelle, et ceci n’aurait pas été possible si un sol en Basalte de Viterbe avait dû être posé !
Il semblerait que le conflit entre maîtrise d’œuvre et maîtrise d’ouvrage n’ait pas été uniquement motivé par cette histoire de revêtement de sol. En 2014, Chipperfield clamait : « Malgré le fait que le projet soit parfois frustrant, malgré le fait qu’il s’est arrêté et a recommencé à de multiples reprises, malgré le fait que nous avons suivi le projet depuis 3 ans sans être payé, malgré le fait que l’administration publique a commencé le chantier sans nous y engager en 2009, nous sommes assez satisfaits de ce que nous avons accompli ! » Pourtant quelques mois plus tard, avec le problème du revêtement de sol qui venait allonger la longue liste de conflits, l’architecte a semblé désabusé, proposant de résoudre le problème en finançant à hauteur de 50% les 300000€ qui auraient été nécessaires pour remplacer le sol par celui en basalte de Viterbe initialement prévu. Pourtant, au début de l’année 2015, écœuré par la façon dont « l’administration publique a passé autant de temps à se dire non responsable et si peu de temps à essayer de résoudre le problème », il a refusé de signer le projet et a dissocié son nom de celui d’une bâtiment qu’il qualifie comme le « musée des horreurs » selon The Independant.
Cette querelle semble vraiment intéresser les chroniqueurs de journaux et magazines d’architectures, notamment sur le web, qui résument bien souvent la situation : « entre caprices et gros sous ». David Chipperfield a même condamné un article de The Independant intitulé « David Chipperfield sort de ses gonds à Milan », évoquant une colère qui n’aurait a priori jamais eu lieu. « Le sensationnalisme des journaux monte la société contre les architectes » a dénoncé l’architecte britannique. Il est vrai, qu’en réalisant mes recherches pour écrire cet article, je n’ai pu trouver aucun texte évoquant l’architecture en elle-même du musée, la qualité des espaces, les différentes ambiances… Quelle calamité que l’âme de l’édifice et la finesse de son dessin soient totalement effacées par cette querelle ! Les gens n’aiment-ils que les anecdotes futiles et les conflits stériles ?
Antonin BELOT
Voyage du 02/07/2015 au 09/07/2015
Webographie :
- David Chipperfield disowns Milan museum over « war of the floor », Dezeen. 7 Avril 2015. Disponible sur http://www.dezeen.com/2015/04/07/david-chipperfield-disowns-milan-city-of-culture-citta-delle-culture-museum-gallery-flooring-row/ [consulté le 27/10/2016]
- Chipperfield boycotts opening of his Milan museum amid legal proceedings, Dezeen. 28 Octobre 2015. Disponible sur http://www.dezeen.com/2015/10/28/david-chipperfield-boycotts-opening-museo-delle-culture-museum-milan-legal-proceedings/ [consulté le 29/10/2016]
- An update on Museum of Cultures in Milan, David Chipperfield Architects. 27 Octobre 2015. Disponible sur http://www.davidchipperfield.co.uk/news/an_update_on_museum_of_cultures_in_milan [consulté le 01/11/2016]
- A Milan, David Chipperfield désavoue son projet, Le Courrier de l’Architecte. 14 Avril 2015. Disponible sur https://www.lecourrierdelarchitecte.com/article_6693 [consulté le 27/10/2016]
- David Chipperfield hits the roof about his Milan museum’s floor, The Independent. 3 Avril 2015. Disponible sur http://www.independent.co.uk/arts-entertainment/architecture/david-chipperfield-hits-the-roof-about-his-milan-museum-s-floor-10155044.html [consulté le 27/10/2016]
- MUDEC Museum of Cultures in Milan by David Chipperfield Architects, BMIAA. 2 Avril 2015. Disponible sur http://www.bmiaa.com/mudec-museum-of-cultures-in-milan-by-david-chipperfield-architects/
- Le nouveau musée de Milan fait parler de son sol, Arte. 27 Mars 2015. Disponible sur http://info.arte.tv/fr/le-nouveau-musee-de-milan-fait-parler-de-son-sol [consulté le 02/11/2016]