« Et toi, tu fais quoi l’an prochain ? »
« Je vais à Brest … »
Brest ! … Le mot était lâché !
Alors tout jeune bachelier, j’annonçais à mes amis mon imminent départ pour cette ville pas si lointaine, étant originaire de Nantes, afin d’y suivre un cursus universitaire en biologie. Leur regard, à la fois amusé et dubitatif, me faisait prendre conscience de l’image qui la poursuivait. C’était il y a dix ans, et, à l’occasion de ce travail, j’ai eu envie d’y retourner afin d’en partager mon regard, mes souvenirs, mes impressions, et peut-être aussi tout simplement pour montrer une autre facette de cette ville souvent décriée.
Il ne s’agit pas ici de réaliser une sorte de catalogue de ce qui peut y être vu. Cela présente en effet, de mon point de vue, un intérêt assez limité. Je n’ai volontairement pas vraiment imaginé d’itinéraires, de passages obligés. J’ai plutôt choisi d’orienter mon parcours en fonction des différents souvenirs de ces cinq années passées à « Brest même », en fonction de ce qui m’avait marqué. Il est donc fort probable que ce récit prenne une forme quelque peu tortueuse …
Avant d’entrer dans le vif du sujet, peut-être qu’un rapide rappel géographique et historique permettrait d’éclairer certaines lanternes. Brest est donc située dans le département du Finistère, à l’extrême ouest de la France, au « bout du monde »1. Comme beaucoup d’autres villes portuaires ou militaires françaises, elle fut très largement touchée lors de la seconde guerre mondiale, pendant laquelle une grande partie de son centre-ville fut complètement détruit. Cet épisode transforma définitivement le visage de cette cité, de la même manière que pour Lorient, Saint-Nazaire ou bien Le Havre.
Parti pour trois heures de route afin de rallier Brest, j’ai profité du trajet pour rassembler et ordonner un peu mes souvenirs, pour rappeler à ma mémoire les différents endroits que j’ai pu visiter, apprécier, éviter …
La première fois que j’ai réalisé ce trajet, je me souviens particulièrement de mon arrivée, par le Sud. La quatre-voies se situe en effet largement au dessus du niveau de la mer et offre ainsi une vue assez incroyable sur la ville, les mâts des bateaux du port de plaisance et les grues et silos du port industriel. Cette image, d’autant plus forte et prégnante de nuit, m’a profondément marqué et provoque toujours en moi la même « émotion ».
Le pont de l’Iroise, pont à haubans, permet de franchir l’Élorn, fleuve qui se jette directement dans la rade de Brest, puis dans l’océan Atlantique, et de rejoindre ainsi la ville centre via les différents ports.
Une fois le pont traversé, il y a plusieurs possibilités pour rejoindre le centre-ville. J’ai toujours préféré prendre le chemin qui passait le long du port industriel et du port de commerce. Ce « morceau » de ville, coincé entre la falaise et la rade2, présente une ambiance tout à fait particulière. De nombreux bars, restaurants, mais aussi des immeubles de logement, des bureaux, des commerces en tout genre côtoient le port de commerce et les anciens entrepôts désaffectés aux murs couverts de graffitis, de fresques. Il résulte de cette juxtaposition un espace urbain un peu hors du temps, où différentes populations (marins, commerçants, habitants, fêtards, marginaux, etc.) se rencontrent avec finalement beaucoup de naturel.
La route rejoignant le port de commerce à la partie basse du centre-ville s’adosse directement à la falaise. Elle permet de rejoindre un de mes endroits préférés de la ville : le Cours Dajot. Historiquement, cet espace correspond à l’interstice présent entre la ville intra-muros et les fortifications. Brest fut en effet ceinturée par des fortifications édifiées par l’ingénieur Vauban, à qui l’on doit également la transformation du Château de Brest en Citadelle à la fin du XVIIème. Cette promenade a été aménagée à la fin du XVIIIème siècle et profita directement à la bourgeoisie brestoise qui avait élu domicile le long des remparts. Aujourd’hui, la vocation de cet endroit est restée la même : les jours de beau temps, les brestois viennent ici profiter d’une magnifique vue sur la rade de Brest.
Malgré les destructions occasionnées par la seconde guerre mondiale, quelques édifices construits avant 1945 ont néanmoins subsisté le long de ce Cours Dajot.
En revenant sur mes pas, en direction de la Citadelle Vauban, je me souviens d’un autre élément caractéristique, qui m’avait particulièrement marqué la première fois que je me suis promené dans le centre-ville : c’est l’omniprésence de la Marine Nationale, en plein cœur de Brest. La ville est coupée en deux parties bien distinctes par la Penfeld, rivière qui se jette dans la rade. Depuis des décennies, l’Arsenal occupe les berges de cette rivière dont l’usage est aujourd’hui encore exclusivement militaire.
Depuis maintenant près de vingt ans, les négociations entre la ville de Brest et la Marine Nationale s’intensifient peu à peu afin de libérer au fur et à mesure cet espace de l’occupation militaire, rendant ainsi son usage aux Brestois. Le pont de Recouvrance permet, à cet endroit là, de relier la rive gauche (le centre-ville de Brest) et la rive droite (les quartiers de Recouvrance, des Quatre-Moulins, du Valy-Hir, etc.). Un brestois vous dira presque toujours, et de manière assez naturelle, s’il vient de la rive droite ou de la rive gauche. D’aussi loin que remonte la constitution de cette ville, à cheval sur la Penfeld, une distinction très importante a toujours été faite entre les deux rives. La rive gauche a toujours été « privilégiée », plus « bourgeoise », alors que la rive droite a souvent été considérée comme une zone plus populaire, presque mal-famée à une certaine époque. C’était en effet là qu’étaient concentrés cabarets, « bordels », et autres « rades », comme l’atteste de manière très romancée Jean Genet dans son ouvrage Querelle de Brest.
Sans trop rentrer dans le détail des dynamiques urbaines mises en place par l’agglomération de Brest, il est très intéressant de voir à quel point cette notion de déséquilibre entre rive gauche et droite est prégnante dans les projets urbains de ces dix dernières années. La réalisation d’un tramway, la construction de la Brest Arena, un équipement sportif d’envergure nationale, et une impulsion importante donnée au renouvellement urbain sur ce secteur sont des exemples de l’importance accordée à la diminution voire la suppression de ce « déséquilibre urbain ».
Avant de passer de l’autre côté de la Penfeld, sur la rive droite, je remonte sur l’axe principal du centre-ville de Brest : l’axe rue de Siam/rue Jean Jaurès. Suite aux nombreuses destructions, la reconstruction des zones les plus sinistrées de la ville a été confiée à l’architecte Jean-Baptiste Mathon, qui opéra un urbanisme qu’on pourrait qualifier d’américano-romain. En d’autres termes, il organisa son plan selon un quadrillage parfait en y introduisant deux axes principaux perpendiculaires, appelés cardo et decumanus, l’un prenant donc appui sur un axe existant qui est l’axe rue de Siam/rue Jean Jaurès, l’autre traversant deux édifices publics.
C’est véritablement dans la partie basse du centre-ville de Brest que les impacts architecturaux et urbains de la reconstruction sont les plus visibles : des bâtiments à l’architecture « simple », ordonnancée, construits en béton, des rues larges, orthogonales les unes par rapport aux autres. On ressent ici la hâte avec laquelle les architectes de l’époque ont conçu ces édifices, très agréables à vivre au demeurant.
Malgré cette apparente homogénéité architecturale, certains « reliquats » peuvent néanmoins être observés, de manière isolés, à l’image de l’ancien Palais du Commerce, reconverti en hôtel puis aujourd’hui en immeuble de logements. Construit en 1926 par l’architecte Aimé Freyssinet, dans le plus pur style art-déco, cet édifice se trouve aujourd’hui « noyé » dans un tissu hérité de la période de la reconstruction mais constitue surtout un des sept bâtiments de l’ex-intra-muros brestois à avoir été épargné par les bombardements.
En remontant encore un peu plus dans le quartier Siam, on tombe nez à nez avec l’église Saint-Louis, édifice datant lui aussi de la reconstruction et bâti sur les ruines de l’ancienne église Saint-Louis. Architecturalement parlant, ce bâtiment religieux se veut volontairement monumental. Une attention particulière a cependant été portée aux décors extérieurs : la façade principale a notamment été revêtue d’un parement en pierre de Logona, nom d’une ville voisine, alors que le reste de l’église « exhibe » son béton laissé brut. Il s’agit en effet d’un des seuls édifices de la reconstruction construit de cette manière.
Dernier « arrêt » symbolisant pour moi le paroxysme architectural et urbain de la reconstruction du centre-ville de Brest : la Place de la Liberté et l’Hôtel de Ville. Ces deux éléments dialoguent véritablement l’un avec l’autre, la symétrie de l’un amplifiant de fait la symétrie de l’autre. La place en elle-même, face à l’Hôtel de Ville, possède des dimensions très importantes, presque digne d’une place soviétique. Cet espace urbain, dessiné par l’architecte Bernard Huet, procure ainsi une véritable monumentalité au bâtiment hébergeant les services de la mairie. Inscrits dans la continuité de l’axe Jean Jaurès/Siam, ils offrent une importante perspective visuelle sur la partie basse du centre-ville et sur la rade de Brest.
Quelques projets architecturaux plus récents ont néanmoins été construits dans l’hyper-centre Brestois, signés parfois par des « noms » de l’architecture française voire européenne. J’ai ainsi choisi deux exemples bien différents : les bâtiments de la faculté de Lettres, situés non loin de la Place de la Liberté et dessinés par Massimiliano Fuksas, et un îlot de logement de l’architecte Edith Girard. Ces deux projets, au style radicalement opposé, démontrent l’ambition de la ville à une certaine époque d’en transformer l’image architecturale en faisant appel à des architectes de renom. Pour autant, ces deux projets ont longtemps été critiqués par la population, particulièrement celui de Fuksas en raison de son vieillissement prématuré et de son esthétique.
Après cette longue déambulation à « Brest même », sur la rive gauche donc, il est maintenant temps d’aller se balader un peu sur la rive droite. Comme je l’ai expliqué un peu plus haut, le quartier de Recouvrance, pourtant situé à l’immédiate proximité de l’hyper-centre, souffre depuis longtemps d’une certaine impopularité. Recouvrance conserve pour autant une identité très forte, avec un tissu associatif et social très dense. Lorsqu’on s’y promène, on remarque un bâti ancien quelque peu délabré, malgré la mise en place il y a quelques années d’une Opération Publique de l’Amélioration de l’Habitat (OPAH). L’architecture n’y est finalement pas si éloignée de celle de la rive gauche, c’est pourquoi j’ai choisi de ne pas m’y attarder afin de vous montrer un autre élément assez marquant à mes yeux, comme une trace d’un passé révolu : la rue de Saint-Malo.
Située à la limite du quartier de Recouvrance, dans la vallée du Pontaniou, cette petite ruelle en impasse fait en effet office de témoin architectural et urbain d’un temps ancien, heureusement épargné par la seconde guerre mondiale. Seules quelques constructions datant du XVIIIème et du XIXème siècle ont subsisté et ont été remises en état par une association locale : « Vivre la Rue ». Véritable patrimoine architectural de Brest, cet interstice a échappé de peu à une destruction programmée par la ville à la fin des années 80. C’est grâce à cette association que ce lieu a repris vie, notamment à travers des festivals artistiques et culturels.
Sur la partie supérieure de la vallée du Pontaniou, un autre patrimoine architectural et urbain est en cours de réhabilitation : la plateau de Capucins. Opération phare de cette dernière décennie, la ville de Brest est allée chercher le très reconnu Bruno Fortier pour travailler sur la lourde requalification de ce plateau de Capucins. Historiquement, cet espace a d’abord accueilli l’Ordre des Capucins, puis un hôpital, une caserne, et enfin des grands ateliers industriels.
Les ateliers, appartenant à l’Arsenal et fermés en 2004, sont destinés à recevoir des équipements d’envergure métropolitaine : cinéma, médiathèque et autres activités culturelles. Tout autour, sur une surface de quinze hectares, pas loin de 600 logements et 25000 m² carrés de bureaux sont prévus, participant ainsi à la redynamisation de ce secteur. Afin de relier ce nouveau quartier au centre-ville, un téléphérique a été mis en place, assurant ainsi le franchissement de cette frontière naturelle que constitue la Penfeld.
Il s’agit ici d’un projet extrêmement ambitieux, tentant de redonner une nouvelle vie à ces espaces. Le chantier n’étant pas encore terminé, il est aujourd’hui difficile d’émettre un avis pertinent, que ce soit sur la qualité architecturale, urbaine, ou bien sur la réussite globale de ce projet. Néanmoins, j’espère simplement que la pertinence évidente des choix stratégiques et programmatiques ne soit pas mise à mal par une ambition qui pourrait paraître « démesurée ».
Avant de rentrer à Nantes, j’ai eu envie de retourner dans un lieu que j’affectionne particulièrement, à une dizaine de minutes en voiture seulement du centre-ville. En revenant un peu sur mes pas et en prenant la route de la Corniche, qui longe l’énorme terrain militaire donnant sur la rade de Brest, on arrive au petit port de la Maison Blanche. Ici, nichées dans le creux de cette anse se trouvent une multitude de cabanes de pêcheurs toutes plus colorées les unes que les autres. Construites en « dur » ou avec des simples objets de récupération, ces cabanes se transmettent de génération en génération : il s’agit en effet d’un privilège que de pouvoir profiter de cet endroit.
Elles constituent un véritable espace de sociabilité où pêcheurs et plaisanciers se retrouvent autour d’un verre, d’un café, ou même simplement autour d’une table, afin de laisser lentement passer le temps, loin du brouhaha de la ville.
C’est donc à cet endroit précis, où le temps semble d’une certaine manière s’être arrêté, que s’achève mon périple brestois.
Antoine Perrais
Voyage du 27 au 29 octobre 2016
Notes de fin
1Finistère se dit Penn ar Bed en Breton, ce qui signifie littéralement « bout du monde ».
Bibliographie
LE GALLO, Yves, Philippe HEWOOD, Annie HEWOOD, and Christine BERTHOU. Brest alias Brest. Liège : Mardaga, 1992. 238p.
TOMASI, Jeanne. Sous la direction de HALGAND, Marie-Paule. Brest Palimpseste. Mémoire de mastère. Nantes : École Nationale Supérieure de Nantes, 2014, 137p.
Site d’information sur le plateau des Capucins : http://www.capucinsbrest.com
Site d’information sur la rue de Saint-Malo : http://www.vivrelarue.net