Avant de partir au Brésil, il faut savoir qu’une fois sur place la plupart des déplacements se font en bus. Les rares lignes de chemin de fer sont destinées au transport de fret et il est vivement déconseillé de vouloir monter à bord, les autorités fédérales ne prennent pas de gants lorsqu’ils interceptent un passager inopportun. Tout trajet prend vite des allures de périple puisque le pays mesure 15 fois la France pour plus de 8 millions et demi de kilomètres carrés. Il faut compter plus de 50 heures de bus si vous souhaitez relier Rio à Belem par exemple et le confort peut être rudimentaire si le bus prévu à cet effet est complet. Ce sera donc un bus escola, entendez scolaire pour rejoindre Belem. Banquettes en bois, trous dans le plancher et chaleur à couper au couteau surtout lors de la traversée du sertão, nommé périmètre de sécheresse par les spécialistes et terre du fameux bandit congaceiro Lampiaon.

1. Situation de Belem dans le delta de l’Amazone

Si je parle des transports terrestres c’est pour parler en second lieu du second grand moyen de transport brésilien si l’on excepte bien évidemment l’avion : le transport fluvial. Belem se situe à l’embouchure de l’Amazone, cet immense cours d’eau qui incarne si bien l’idée des « fleuves impassibles » décrit par Rimbaud.

Belem est située sur la rivière Guama qui fait partie du système hydrographique de l’Amazone. Elle est séparée de la plus grande partie du delta par l’île de Marajo. C’est déjà l’estuaire d’un fleuve qui impose le respect et le silence. Je garde le souvenir du soir venu en bas des rues et du fleuve entraperçu dans la pénombre, des eaux limoneuses qui charrient doucement tout ce qui provient de bien plus loin.

2. Un canal du port de Belem

C’est une impression étrange qui pourrait justement s’apparenter à un convoi ferroviaire puissant, lent et ininterrompu. Nous ne sommes pas restés longtemps dans cette ville, deux jours seulement. Nous n’avons pas effectué de visites particulières. Il s’agissait davantage d’une acclimatation à l’équateur dans une atmosphère encore respirable du fait de la proximité avec l’Atlantique. Dans cet entrelacs de rues, des passages comme des appels. Anciens bâtiments coloniaux ou marché comme celui de Manaus, le souvenir que j’ai de cette ville est une suite de curiosités qui jalonnent une visite sans fil conducteur si ce n’est l’étonnement.

3. Un passage le long d’une rue du port

Belem est donc une ponctuation, le fleuve se délivre dans la mer de ses berges sans cesse trop étroites qu’il inonde pour déverser son trop plein mais c’est aussi le début d’une histoire que l’on a envie de découvrir. Pour la découvrir il faut emprunter un bateau et remonter jusqu’à Manaus.

Remonter l’Amazone c’est emprunter un décor végétal de 6 jours à un rythme parfois désappointant tant il en devient lent. Passé le côté enivrant et emphatique de la première rencontre, une seconde émotion prend le pas et surpasse doucement la première. Je n’ai jamais aussi bien vécu la notion de temps et l’idée que c’est nous qui passons devant et non l’inverse. L’écoulement de l’eau participe pleinement à cette sensation. Les berges apparaissent souvent comme un monde impénétrable tant la végétation est dense et luxuriante. Les premiers mètres sont généralement composés de racines hors d’eau qui laissent entrevoir les crues et décrues du fleuve, l’impact de la mer et la remontée profonde des eaux saumâtres ; puis se dresse un barrage végétal à la fois lointain et parfois inquiétant.

4. Les embarcadères le long du fleuve

Nous avons aussi découvert des paysages de plaine ou paissaient vaches et zébus. Paysages inattendus de plaine où les cultures affleuraient. Ce sont les zones où se découpent souvent les basses montagnes au loin et où le bateau se rapproche des berges. Dans ces moments le bateau devient un théâtre depuis lequel se jouent des scènes interminables du fait de la lenteur du trajet. Passé ces décors, il arrive que le gigantisme du fleuve impressionne. La berge opposée se trouve à des dizaines de kilomètres et s’il était impossible de se tourner pour entrevoir l’autre rive, on se croirait en pleine mer. La chaleur et le taux d’humidité enclenchent des orages époustouflants suivis de tempêtes créant des vagues étonnement hautes pour le cours d’un fleuve. Dans ce cas, le bateau se rapproche de la berge, déplie les bâches pour ne pas inonder les ponts et ralentit l’allure presque jusqu’à l’arrêt. Il fait presque noir en pleine journée et une pluie diluvienne et chaude vient grossir les eaux du fleuve.

5. Le théâtre du fleuve

Les différents états qui composent l’Amazone ont rendu le transport gratuit pour les indigènes. Nous faisons donc du cabotage de pontons en petites bourgades pour récupérer et déposer des gens. Bien que le temps n’ait plus de réelle valeur, il arrive que le capitaine n’attende pas les passagers trop en retard. Nous faisons partie des rares européens à bord et la plupart des gens empruntent le fleuve pour aller travailler, rejoindre de la famille. Les deux ponts sont un labyrinthe de hamacs tendus jouxtés de deux coursives permettant l’accès à la terrasse supérieure.

6. Notre bateau à quai

L’équateur a été pendant longtemps la ligne de démarcation imaginaire propice à de nombreux mythes et jeux de toutes sortes pour les marins. Sous cette même latitude, existe une autre ligne de démarcation située à  Santa rem. C’est une ville de l’ouest du Para située sur le cours inférieur de l’Amazone et à la rencontre de son confluent le rio tapajos. Les deux rios de couleurs différentes  opèrent une ligne de démarcation des eaux très nette, objet de curiosité de la ville et du fleuve. C’est l’endroit où les deux cours se disputent leurs puissances.

7. La ligne de partage des eaux

Lors du cinquième jour de navigation notre bateau subit une avarie. Nous avons donc du rejoindre Manaus de nuit par l’ancienne trans-amazonienne et non par le port comme cela aurait dû être le cas deux jours après. Le voyage se fera de nuit après avoir assisté à des rites catholiques dans une grande église de bois à mi-chemin entre les berges que nous avons quittées et Manaus même. Ce fut une déception de quitter ce grand fleuve par voie terrestre et de manière soudaine.

MANAUS, UNE VILLE AU MILIEU DE NUL PART

8. Situation de Manaus au Brésil

La ville est la porte d’entrée sur l’Amazonie, elle a été fondée en 1669 par les portugais c’est-à-dire 169 ans après que le Brésil ait été officiellement découvert par Cabral. Elle s’est développée à 1500 kilomètres de l’Atlantique au milieu d’une zone de plus de 4 millions de kilomètres carrés recouverte par la forêt pluviale d’Amazonie. A l’origine il s’agissait d’un simple fort destiné à assurer la protection de la navigation sur le fleuve. En 1669, les Portugais décident d’installer une garnison pour faire barrage aux Espagnols qui pourraient venir par l’Amazone depuis le Pérou, ou aux Hollandais par le Río Negro depuis le Surinam.

Pour construire leur sommaire bâtiment de boue et de pierre, ils recrutent la main-d’œuvre nécessaire parmi les tribus voisines. A la fin du chantier, ces bâtisseurs improvisés préfèrent rester plutôt que de retourner dans leur village. Un gros bourg se forme. En 1695, apprenant son existence, des religieux carmélites, jésuites, franciscains débarquent pour évangéliser l’Indien. Reconnu être humain, il a droit lui aussi au salut de son âme. Ils érigent une chapelle.

9. L’amazone vu de l’espace

La ville est restée très longtemps un centre modeste, parce que sans activités économiques. L’ancienne Manáos ne comptait encore 3000 habitants en 1848 et les habitants vivaient toujours dans ces huttes de torchis.  Elle passe à 29 000 habitants en 1872. C’est à partir de 1890 et jusqu’en 1911 que la ville connaît une phase d’essor extrêmement rapide avec le développement de la cueillette du caoutchouc.

Dans la deuxième moitié du XIXème siècle, la sève de l’hévéa appelé « l’arbre qui pleure » par les indiens transforme soudain le destin de la capitale de l’Amazonie. On ne peut pas parler de découverte puisque les civilisations pré-colombiennes exploitaient depuis longtemps la sève de l’hévéa et s’en servaient notamment pour un jeu sacralisé (le perdant était mis à mort), avec un ballon plein en caoutchouc qu’il fallait lancer dans un but. La découverte de ce siècle fut l’usage qui pouvait en être tiré avec la découverte par hasard de la vulcanisation en 1839. Elle sera l’amorce de l’orgie urbaine au milieu de ce nulle part qu’est Manaus. Ce procédé permet de transformer la sève de l’hévéa en pneus. L’augmentation foudroyante de la demande internationale, due principalement à l‘intensification de l’usage de la bicyclette et de l’automobile provoque la fièvre du caoutchouc.

10. Les rues en construction

C’est la ruée : aventuriers et colons débarquent à Manaus (Manaos nom d´une tribu indienne) où ils amassent des fortunes colossales en un éclair. Les ventes, via l´Amazone, généraient alors 40% des richesses du pays. Les fortunes accumulées par les négociants, permettent au petit comptoir fluvial de se transformer en une des villes brésiliennes les plus modernes. La ville acquiert le nom de « Paris de la jungle » et devient alors le centre mondial de cette matière première stratégique, la première ville à économie mondialisée de l’ère industrielle. L’argent coule à flots. Des baronnies d’affaires se forment. Près de 1 500 navires de haute mer se succèdent annuellement. Pour les accueillir, le port est doté des premiers quais flottants au monde, le niveau de l’Amazone variant de plus de dix mètres.

Elle commence alors à se développer autour de grands axes qui fondent le plan directeur de la ville. L’avenue Eduardo Ribeiro et l’avenue du 7 septembre.

11. L’avenue Eduardo Ribeiro et l’avenue du 7 septembre.

Plus tard, Les agronomes réussiront à faire pousser en serre des hévéas qui seront ensuite transplantés en Indonésie et en Malaisie, où la production se développera de façon constante. C’est l’explorateur et scientifique britannique Henry Alexander Wickham qui en 1876, avait réussi à sortir du Brésil une grande quantité de graines qu’il avait envoyé à Londres. À partir de 1911, l’hévéa d’Indonésie et de Malaisie supplantera celui d’Amazonie, plongeant durablement la ville dans le marasme économique. Cela provoquera la chute des cours du caoutchouc et portera un coup très dur à la ville.

12. La première église de la ville, son parvis et son escalier à double perron.

En attendant cet effondrement, la plupart de ces nouveaux riches perdent le sens de la mesure et des réalités. Le luxe contraste sévèrement avec les conditions de vie des seringueiros, les travailleurs de l’hévéa pour la plupart issus des régions pauvres du Nordeste. La ville qui ne comptait alors que 15 000 âmes se dote d’un café parisien, d’un tramway, de réverbères et affiche un luxe insolent jalousé par les grandes métropoles que sont Rio de Janeiro ou Sao Paolo.

13. Le premier tramway électrique au monde.

Elle sera aussi la première ville au monde à être totalement électrifiée, à avoir un tramway électrique, l’eau courante et le tout-à-l’égout dans toutes les maisons, un ramassage d’ordures efficace, mais aussi  une des premières à avoir son réseau téléphonique.  Une légende va jusqu’à raconter que les familles riches envoient leur linge à laver en Europe car l’eau y est moins acide. La mode dans la haute société est à la France et les édiles voulurent donc leur « Paris de la jungle ». On y construit des palais de style néo-gothique, des villas de style art nouveau, un grand marché municipal, un immeuble de la douane baroque et surtout, un opéra pour se distraire, comme sur les grands boulevards.

Manaus s’offre alors une grande variété de divertissements pour sa taille. Le cinéma a déjà été adopté et le vaudeville fleurit. Les clubs de sport abondent et plusieurs équipes de football se disputent le championnat local sur le stade Benjamin Constant. Les innombrables rivières permettent la naissance de nombreux clubs d’aviron et la natation est populaire dans les ruisseaux calmes et cristallins. Tennis, lutte, tir et cyclisme ont leur adepte. Le dimanche après-midi, le derby club organise des courses de chevaux au Prado Amazonense.

14. Les artères s’arrêtant nettes sur la nature environnante.

Le soir lorsque la fraîcheur monte de la ville, les promeneurs déambulent faisant assaut d’élégance. Le cérémonial portugais n’a pas encore donné licence au confort brésilien. Quand la soirée s’avance, les cinémas s’emplissent ou, s’il y a une représentation à l’Amazonas teatro une foule élégante y converge.

Les cercles littéraires fleurissent et la ville pour sa taille semble avoir connu une activité littéraire exceptionnelle. Plusieurs publications sont soutenues et offrent parfois des cours publics. Il existe deux bons quotidiens et une douzaine d’autres journaux. Sommet de son système éducatif, l’université libre de Manaus est créée le 15 mars 1910. Elle comprend cinq facultés : sciences et lettres, ingénierie, pharmacie, odontologie et droit. Deux écoles de langues la complètent. Les divertissements moins officiels de Manaus ne se cachent pas non plus. Jeu et prostitution prospèrent vers des lumières plus frelatées.

La mode est française, la noblesse de fraîche date affirme que sa ville possède  « le brillant esprit de la vie parisienne ». La langue française est la langue enseignée dans les écoles normales. Les grandes enseignes s’appellent Au bon marché, la Ville de Paris, le Parc Royal, etc… Par ailleurs, dans la vie économique la prédominance est anglaise. La seule banque étrangère est anglaise et la livre sterling circule librement. Les anglais achètent surtout le caoutchouc et la both line l’achemine vers les ports étrangers.

Le marché municipal

15. La façade du marché côté rue.

Le marché municipal a été conçu comme la copie conforme des halles de Baltard considérées à l’époque comme un des summums de la modernité. Cette architecture prend pleinement corps sur l’une des deux façades. La seconde donne sur une plus grande rue. Elle est de éclectique comme le bâtiment des douanes qui se situe près du port.  Les couleurs aujourd’hui utilisées rappellent le faste de la ville avec un jaune or et la couleur goyave qui ornaient la majeure partie des édifices de la ville.

Le bâtiment des douanes

Etant donné l’activité économique fastueuse de la ville, le bâtiment des douanes a été édifié en 1906 près du port. Sans le savoir, on s’approchait déjà de la fin d’un grand cycle économique. Les pierres ont été directement importées d’Angleterre. C’est ici qu’étaient effectuées les transactions qui permettaient à l’économie du caoutchouc de se développer toujours plus vite.  Néoclassique, Il se pare lui aussi des couleurs utilisées à Manaus pour les grands édifices.

18. Le bâtiment des douans et les couleurs typiques de la ville.

Le teatro Amazonas ou l’opéra de Manaus

L’opéra de Manaus est donc un miracle en Amazonie. Dans Fitzcarraldo de Werner Herzog, on y voit un illuminé qui rêve de construire un opéra en pleine forêt amazonienne pour y faire chanter Caruso. Ce théâtre existe vraiment. Je l’ai découvert au lendemain de notre arrivée sur le port de Manaus.

19. Vue du théâtre dans son ensemble.

Le premier abord est étrange. Pour un européen, se rendre à l’opéra est une fête savamment organisée. On est généralement en soirée, on s’est mis sur son 31 et l’arrivée sur les lieux est digne d’une réception. Nous sommes en plein mois d’août, la chaleur est écrasante, il fait 85 pour cent d’humidité et 40 degrés à l’ombre.

L’inauguration a eu lieu le 7 janvier 1897. A l’époque on dit qu’il a coûté plus de deux millions de dollars. On y donna la Gioconda de Ponchielli. Ce temple de l’art lyrique n’est rien de moins que l’un des trois plus grands de toute l’Amérique du sud avec le Teatro Colon de Buenos Aires et le théâtre municipal de Santiago du Chili. Le lieu n’a rien perdu de sa superbe et 102 ans après son lancement (c’est-à-dire en 2009) lors du treizième festival d’opéra de Manaus, l’ambition reste intacte. Son directeur Luiz Fernando Malheiro a lancé un vaste programme musical dans le cadre de l’année de la France au Brésil. Il a pour but de faire découvrir au public amazonien le répertoire français en programmant des œuvres exigeantes mais aussi de rendre l’art lyrique accessible à tous, même des populations isolées, fussent-elles analphabètes. Car il en est persuadé, la qualité d’écoute d’un public vierge de tout préjugé est souvent supérieure à celle d’un parterre de connaisseurs.

Néo renaissance, il fut édifié à la belle époque. Il peut recevoir jusqu’à 700 personnes en son sein et plusieurs dizaine de milliers de personnes sur la place de style 1900 Sao Sebastiao qui s’étend juste devant. C’est dans ces conditions que sont parfois données des représentations. En 2008 les quarante mille chaises distribuées pour la représentation de Turandot de Puccini n’ont pas suffi.

Dans la seconde moitié du XIXᵉ siècle, les barons du caoutchouc partageaient l’avis du directeur actuel, un public en éveil construit sa propre

20. Montage de la charpente de la coupole.

C’est donc dans le contexte d’opulence décrit plus en amont qu’est née l’idée de faire émerger un théâtre capable de rivaliser avec la Scala de Milan ou le palais Garnier de Paris. Tout est importé d’Europe sauf le bois. Les pierres proviennent du Portugal, le granit d’Ecosse, les tuiles de la coupole d’Alsace, l’acier de Grande- Bretagne. Le marbre provient quant à lui de Carrare, la cristallerie des lustres arrive de Murano et le rideau est peint à Paris. Ce sont « des goûts de nouveaux riches, qui ont donné ce style dit  éclectique » précise l´historienne Thérèse Aubreton. Cette française, directrice de l´Alliance française de Manaus qui se passionne pour ce bâtiment repeint comme à l´origine c’est à dire couleur goyave elle qui en avait connu d´autres plus ternes.

Dans son récit Blaise Cendrars nous conte d’abord une anecdote à la saveur particulière, celle de la charpente de l’édifice qui fut livré depuis la France…trois fois. Tout était évidemment acheminé par voie fluviale, ce qui nécessitait plus d’un mois aller et autant pour le retour. Une première fois elle fut livrée trop petite et renvoyée immédiatement. La seconde fois elle était trop grande. La supercherie financière découverte, le troisième envoi fût le bon et elle put être assemblée sur place. La charpente actuelle de l’édifice a donc été payée trois fois.

Manaus est désormais appelé le Paris de la forêt Paris da selva. Le plafond représente une vue amusante de la tour Eiffel. C’est un trompe-l’œil qui donne l’impression au public d’être assis sous les quatre piliers du monument de fer.

21. Le décor peint de la Tour Eiffel en plafond.

Les travaux durent douze ans et s’achèvent en 1896. Le résultat est éblouissant. L’énergie particulière de l’édifice provient essentiellement de sa structure en métal et en bois. Selon les musiciens et les chanteurs, l’acoustique est tout bonnement excellente, parfaite.

A l’intérieur de l’édifice, la partie la plus belle est assurément celle du foyer appelé salon noble. Il servait jadis de salle de bal. Son parquet en marqueterie, constitué de 12 000 pièces de bois précieux, est une pure merveille. Aux murs des scènes amazoniennes rappellent que Manaus n’est pas seulement la ville où se rejoignent le Rio Solimoes et le Rio Negro pour former l’Amazone ; c’est aussi le symbole de la rencontre des arts et de la nature, du nouveau monde avec l’ancien.

L’opéra de la jungle ne connaîtra que quelques saisons de gloire. A partir des années 1920, les cours mondiaux du caoutchouc dégringolent. Le théâtre sombre dans l’oubli malgré les légendes selon lesquelles Caruso et Sarah Bernhardt seraient venus s’y produire. Ce que retiennent surtout les faits c’est que les gamins du quartier jouaient sur la scène dans les années 1960.

« Il fallait faire revivre l´opéra à Manaus, cet art était dans l´inconscient des habitants, nostalgiques du passé glorieux », justifie la secrétaire à la culture de l´État d´Amazonie. En poste depuis 1996, malgré les changements de gouverneur, Robério Braga a imposé sa politique culturelle. D´abord en mettant fin au silence sépulcral dans lequel s´était évanoui le Théâtre Amazonas : il n´y eût aucun opéra entre 1924, fin du cycle du caoutchouc, et 1997, première édition du festival. « Mon budget culturel représente 1,32% de celui de l´Etat amazonien, et nous pratiquons des prix attrayants, pour ces opéras mais aussi lors du festival de jazz ou du film d´aventure », ajoute-t-elle, inventeur de tous ces évènements. Le théâtre accueille sept orchestres, une compagnie de danse et un chœur, avec des professionnels formés, en partie, par l´école Claudio Santoro. Ses 5 000 étudiants se destinent aux métiers des arts et de la technique.

Mise à part 1982 et Werner Herzog qui le ressuscite à sa façon avec Klaus Kinsky et Claudia Cardinale, c’est en 1997 que l’opéra est donc entièrement rénové et que des visites guidées sont organisées, il rouvre vraiment ses portes. Le festival d’opéra est lancé et soutenu sans faille par le gouvernement de l’état d’Amazonas.

Malgré la végétation luxuriante présente dans les rues et à la lisière de la ville qui isole l’édifice et la ville du reste du pays sauf par voies aériennes et maritimes, le mythe qui entoure le majestueux théâtre de la jungle persiste ainsi que les représentations qui y sont données.

A l’heure de la zone franche

Avec la crise du caoutchouc, Manaus perd alors sa fonction principale et connaît une phase de stagnation qui dure jusqu’à ce que d’autres activités extractives, jointes à un début de mise en valeur agricole de sa zone d’influence, lui redonnent une fonction de centre commercial qui s’ajoute à sa fonction, traditionnelle, de capitale d’État, avec les administrations correspondantes.

Dans ce contexte la ville double sa population durant les années 1970 (613 000 habitants en 1980), un intense mouvement commercial étant accompagné d’une industrialisation notable (électronique, chimie, textile, mécanique) encouragée par la création d’une zone franche (1967). Elle retrouve un dynamisme. Le port est accessible aux navires de mer. Plus de 450 entreprises parmi lesquels Samsung, Nokia, Toshiba, Suzuki, emploient plus de 50 000 personnes qui montent à la chaîne motos, vélos, réfrigérateurs frigos, gazinières, montres, ordinateurs, appareils photo.

Le vieux centre de l’ère du caoutchouc s’est mué en souk où l’électroménager se vend presque au kilo sur lequel règnent des Indiens d’Inde et des Arabes syro-libanais. Et quand, à Bogotá, Santiago, Lima ou Buenos Aires, on acquiert une micro-onde, un téléviseur, il est à coup sûr estampillé «Made in Manaus, Brazil, zona franca». Le tourisme s’est aussi développé, facilité par les liaisons aériennes nationales et internationales et une hôtellerie en constante amélioration. Manaus compte actuellement près de deux millions d’habitants. Elle est la huitième ville du Brésil par ordre croissant et la treizième d’Amérique latine.

22. L’immense ville qu’est devenue Manaus.

Aujourd’hui,  elle constitue le troisième pôle industriel du pays, derrière São Paulo et Rio de Janeiro. Elle connait également une embellie avec l’exploitation des produits de la forêt amazonienne. Malgré les pressions internationales pour protéger la forêt amazonienne et la création de parcs et de réserves, l’Etat continue de se considérer comme unique propriétaire de ce bien précieux.

La ville actuelle

La ville de Manaus est donc la capitale de l’Amazonas. Elle en concentre toute l’activité économique et la moitié de sa population. La population qui n’était alors que de 20 000 habitants en 1910 passe à 340 000 en 1960, double 20 ans plus tard et passe le cap du million dans les années 1990. Aujourd’hui c’est une mégapole de 2,2 millions d’âmes et depuis le passage au XXIème siècle elle accueille 50 000 nouveaux arrivants chaque année. L’érection d’un modeste fortin, il y a presque trois siècles et demi, est donc à l’origine de cette éruption urbaine délirante.

La main d’œuvre débarquait de tout le bassin amazonien vers cet eldorado renouvelé : même histoire, autre époque. C’est avec cet essor qu’est apparu le problème du logement. La croissance démographique y est deux fois plus élevée que dans la moyenne des autres villes brésiliennes. A cet exode rural s’est ajouté la venue des jeunes diplômés brésiliens, celle des scientifiques du monde entier ainsi que de nombreuses ONG. Manaus a grandi sans schéma directeur depuis 1970.

Désormais, chaque jour, semaine, mois, en des temps record, les tours ingurgitent des ares et des ares de forêt native pendant que les favelas s’insinuent dans tous les interstices laissés vacants par cette voracité immobilière. Ces habitations ont investi les berges des deux fleuves, les transformant en un cloaque de cités lacustres sur pilotis, souvent emportées par les crues mais resurgissant aussitôt après.

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23.  La plage.

A 13 kilomètres de là, au nord, sur le Río Negro, Manaus a sa plage, Ponta Negra («pointe noire»), à la fois quartier résidentiel et de vie nocturne huppée, avec ses restaurants et ses discothèques où se retrouve la jeunesse dorée. Les immeubles de luxe qui supplantent les vieilles villas des années 1980 ne dépareraient pas sur le front de mer de Miami ou de Rio de Janeiro.

Le grand déménagement de Manaus

24. Les palafitas.

Après les inondations de 2003 causées par l’immense fleuve Rio Negro, les autorités ont décidé de raser les favelas et de reloger les habitants dans des constructions plus modernes. Cette décision a été prise dans l’urgence suite à l’écroulement de dizaines de palafitas, ces maisons sur pilotis plantées le long des cours d’eau. Nommés anciennement igarapés ils étaient considérés comme les espaces verts de la ville. Aujourd’hui ils désignent les quartiers insalubres où se sont rués les migrants qui y vivent dans une très grande précarité.

La politique de ravalement de façade engagée par la ville ne tolère plus l’entrelacs inextricable que forment les palafitas. Le centre-ville continue de se parer de luxueux condominiums et de centres commerciaux et le gouverneur a lancé le programme prosamim acronyme du programa social e ambiantal dos igarapés de Manaus. C’est une opération financée par la banque inter américaine. On ne sait pas lorsqu’elle prendra fin. Sur le papier chaque famille expropriée a droit à une habitation mais dans les faits tous les expulsés ne sont pas logés à la même enseigne. La plupart sont priés de partir dans une maison en périphérie offerte par l’État, soit avec une indemnité compensatrice dont le minimum est fixé à vingt-quatre mille reis soit neuf mille trois cent euros Comme dans la plupart des grandes initiatives de ce genre menées par un État, cela ne fait pas l’unanimité et certains habitants ont résisté le plus longtemps possible à la destruction de leurs logements. La méthode est radicale pour les récalcitrants, la municipalité fournit un camion pour le déménagement et si les habitants résistent, les autorités envoient la police.

De nouveaux quartiers complets grignotent la forêt. Ils ont été construits comme celui de Nova cidade. C’est la nouvelle cité dortoir. Ce sont des maisons embryons toutes semblables de 15 mètres carrés comportant un patio de deux mètres sur deux potentiellement agrandissables à leurs frais. La plupart des excroissances sont réalisées avec les matériaux emportées à la va vite lors des expulsions.

25. Les nouveaux quartiers vus du ciel.

L’inconvénient majeur se trouve être la distance. Ces nouveaux quartiers se situent en périphérie de la ville c’est-à-dire en pleine jungle et ne sont pas desservis par les transports en commun. Il n’y a ni dispensaires ni écoles. Cela pose d’autres problèmes pour certains habitants car entre l’expulsion et le relogement il est parfois nécessaire d’attendre plusieurs mois.

26. La ville grignote la forêt.

Dans l’architecture rien n’a été conçu pour mettre à profit pour capter l’énergie solaire et récupérer les eaux de pluie, deux des plus grandes ressources naturelles de la région. La préoccupation n’a pas été de réaliser des équipements économiquement et écologiquement durables. Cet approche à court terme n’est en réalité qu’un prolongement du fonctionnement actuel de Manaus où seulement 10 pour cent de la ville est pourvue d’un tout à l’égout. Les fondateurs du programmes admettent s’en remettre au fort taux d’acidité et au haut débit du Rio negro. D’ailleurs la pollution de l’eau n’est pas la seule entorse à ce projet qui se veut néanmoins d’écologie citoyenne. Les abords de la forêt sont le théâtre du dépôt de terres souillées provenant du centre-ville et le lieu d’extraction de terres ocres (extraite d’une forêt primaire protégée)  qui alimentent les travaux de terrassement du programme.

Pour certains privilégiés le relogement a eu lieu sur l’un des bras du Rio Negro désormais comblé. Privilège dû à la situation en plein centre de la ville et à proximité du théâtre évoqué précédemment. Les élus étaient ceux qui étaient propriétaires de leur logement dans le bidonville. Ils habitaient les maisons dites du premier monde pour reprendre la terminologie du programme. Les favelas qui s’accrochaient à ses rives ont été rasées et ont laissé place à des maisons faites de briques et de tôles. Six ans après le démarrage de l’opération, un millier de maisons avaient été édifiées en lieu et place des igarapés de Manaus et de Bittencourt. Ces constructions présentent déjà de nombreux défauts pour bon nombre d’entre elles et ce juste  après leur fabrication. Des fissures certainement inhérentes à la qualité du remblai mais elles offrent des conditions de salubrité plus décentes reconnaissent malgré tout les habitants.

Parmi les grands changements figurent le paiement de l’électricité. Dans tous les bidonvilles, le piratage de l’électricité est la règle mais désormais les occupants doivent s’acquitter des factures qu’ils reçoivent. Par ailleurs l’économie de la débrouille a repris le dessus et beaucoup d’habitations se sont déjà transformées en petits commerces. C’est interdit par le programme mais cela permet d’acheter la paix sociale.

L’avenir

Toutes ces démolitions, ces expulsions et ces reconstructions accompagnent les dynamiques et les métamorphoses du Brésil actuel. Le relogement dans les villes et la démographie croissante en sont deux axes majeurs intimement liés. Cette ville se partage entre excroissances horizontales et verticales et bon nombre d’habitants et parmi eux des activistes retoquent une opération prétexte à l’embourgeoisement de la ville sur fond d’épuration sociale et de spéculation immobilière.

Depuis 1997, Manaus est relié par une route presque complètement asphaltée, au Venezuela et donc aux Caraïbes. La fin des avantages de la zone franche prévue en 2012 oblige les autorités et les entrepreneurs à conquérir un nouvel espace, ce qui se traduit par la conquête de nouveaux marchés régionaux, l’exportation, et par un effort de développement de son arrière-pays.

L’aviation régionale est en plein essor, mais la région est encore très fortement handicapée par la très faible densité humaine et l’immensité des distances, les productions locales ne pouvant être transportées que par la voie fluviale et donc de façon peu compétitive (à cause des distances).

Aurélien Méchain, voyage au Brésil, été 2006

Crédits photographiques

image à la une: source personnelle

  1. Situation de Belem dans le delta de l’Amazone (http://www.carte-du-monde.net/pays-574-carte-grande-villes-bresil.html)
  2. Un canal du port de Belem (source personnelle)
  3. Un passage le long d’une rue du port (source personnelle)
  4. Les embarcadères le long du fleuve (source personnelle)
  5. Le théâtre du fleuve (source personnelle)
  6. Notre bateau à quai (source personnelle)
  7. La ligne de partage des eaux (source personnelle)
  8. Situation de Manaus au Brésil (http://amazonarium.free.fr/fleuve/affluents.php)
  9. L’amazone et Manaus vu de lespace (http://www.bergoiata.org/fe/Satellite-photos/10.htm)
  10. Les rues en construction (http://idd.org.br/topicos/iconografia/amazonas/album-do-amazonas-1901-1902/page/2/?post_type=acervo)
  11. L’avenue Eduardo Ribeiro et l’avenue du 7 septembre (http://idd.org.br/topicos/iconografia/amazonas/album-do-amazonas-1901-1902/page/2/?post_type=acervo)
  12. La première église de la ville, son parvis et son escalier à double perron (http://idd.org.br/topicos/iconografia/amazonas/album-do-amazonas-1901-1902/page/2/?post_type=acervo)
  13. Le premier tramway au monde (http://idd.org.br/topicos/iconografia/amazonas/album-do-amazonas-1901-1902/page/2/?post_type=acervo)
  14. Les artères s’arrêtant nettes sur la nature environnante (http://idd.org.br/topicos/iconografia/amazonas/album-do-amazonas-1901-1902/page/2/?post_type=acervo)
  15. La façade du marché côté rue (http://www.sextaadomingo.com.br/roteiro/urbano-e-natureza-se-encontram-no-basico-de-manaus/)
  16. La façade du côté du fleuve (http://atstur.com/pt/manaus-amazonas/)
  17. Détail constructif du fronton (http://andeanorigins.com/tours-travel/peru-tours/tour-fixed-amazon-adventure-cruise-iquitos-manaus.php)
  18. La façade du bâtiment des douanes (http://atstur.com/pt/manaus-amazonas/)
  19. Vue du théâtre dans son ensemble (http://diariodoturismo.com.br/manaus-recebe-novo-ibis/)
  20. Montage de la charpente de la coupole (http://cienciaecultura.bvs.br/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S0009-67252009000300014)
  21. Le décor peint de la Tour Eiffel en plafond (https://www.theguardian.com/cities/2015/apr/14/manaus-amazon-theatre-brazil-history-cities-50-buildings)
  22. L’immense ville qu’est devenue Manaus (http://cadenzatur.com.br/blog/manaus-z-amazonas/77)
  23. La plage (http://www.americas-fr.com/voyages/villes/manaus.html)
  24. Les palafitas (http://archcultura.blogspot.fr/2011/12/natureza-morta-e-pintada-nos-igarapes.html)
  25. Les nouveaux quartiers vus du ciel (http://manausontemhojesempre.blogspot.fr/2014/11/cidade-nova.html)
  26. La ville grignote la forêt (http://manausontemhojesempre.blogspot.fr/2014/11/cidade-nova.html)

Bibliographie

Brésil, des hommes sont venus par Blaise Cendrars

The world heritage collectionUNESCO

Brésil le grand déménagement de Manaus par Jacques Denis et Hubert Hayaud, in Magazine Géo, n°372, février 2010

L’opéra de Manaus, miracle en Amazonie par Axel Gildén et Rodrigo Baleia, in Classica n°114, juillet/août 2009

L’opéra de Manaus à la hauteur de son mythe par Annie Gasnier reportage RFI du 04/05/2009

Dictionnaire Larousse (http://www.larousse.fr/encyclopedie/ville/Manaus/131437)

Encyclopédie Universalis (http://www.universalis.fr/encyclopedie/manaus/)

Manaus, mégapole à fond la gomme, par Ricardo Uztarroz, Libération,18 août 2011