Dans une ville comme Istanbul, il est compliqué de prédire avec certitudes l’avenir de nombreux espaces. Les politiques en place changent et depuis l’ouverture laïque et démocratique d’Ataturk, une radicalisation certaine se fait sentir. On observe un libéralisation de la ville, de nombreux espaces sont privatisés au sein d’Istanbul comme sur les littoraux.

Les grands projets d’Istanbul se multiplient insufflés par un élan de mégalomanie et une volonté de rayonnement toujours plus large. Istanbul se retrouve sous la puissance gouvernementale d’Ankara. Elle est comme une marionnette vitrine d’un renouveau de la Turquie, la Turquie d’Erdogan.

La construction d’un nouvel aéroport est en cours sur les rives de la Mer noire portant le nom de l’initiateur du projet, l’actuel président de la Turquie : Erdogan. Ce projet s’inscrit dans un ensemble plus vaste avec la construction d’un nouveau canal en parallèle du Bosphore reliant la Mer Noire à la mer de Marmara, la construction d’un troisième pont reliant la partie européenne à la partie asiatique s’est achevée en juin 2016. Ces grands projets ne sont toujours profitables aux populations locales. L’argument principale de ces transformations est d’améliorer l’image de la ville en palliant aux problèmes d’insalubrités des constructions informelles majoritaires. Il semblerait que cela ne soit qu’une image. Derrière cela, se cache bien d’autres enjeux qui ressemblerait plus à l’inscription de la ville et du pays par la même occasion parmi les premières puissances mondiales.

Ces projets de grande échelle ignorent souvent le tissu urbain dans lequel ils s’insèrent. Sous l’excuse de créer de nouveaux édifices répondant aux normes actuelles, ils entrainent la destruction massive d’un patrimoine de multiples époques de la ville.

Les grands projets d'Istanbul

Les grands projets d’Istanbul Boulevard de Tarlabasi

Une brève traversée proposée afin d’entrevoir les politiques de développement de la ville, les relations qu’elle entretiennent avec le bâti de celle ci et de ses relations avec le patrimoine où l’histoire du lieu n’est pas le point d’encrage des développements de ces potentiels urbains.

Boulevard de Tarlabasi

Boulevard de Tarlabasi

Tarbalasi est un quartier d’immigration, des vagues successives balayent les ruelles au gré des nouvelles spéculations immobilières et des nouvelles guerres ou conflit.. Les origines de la création de ce quartier remontent à l’ère de la cité impérial Ottomane. Dès les années 1535 les diplomates non musulmans établissent leur quartier. Les constructions faites de bois laissaient la place en rez-de-chaussée à une activité commerciale. En 1870 un incendie ravage le quartier, les construction sont remplacées par des immeubles en pierre. La population elle aussi a changé ; grecs et arméniens font perdurer l’esprit commerçant de ces ruelles. C’est en 1980 que le quartier connait à nouveau de très fortes transformations. Suite au coup d’état militaire, les politiques néo-libérale entament une restructuration urbaine radicale. C’est en 1988 que le boulevard de Tarlabasi sera dessiné éventrant le quartier. Cette grande percée s’est inscrite dans l’idée de faciliter le transport motorisé et de relier deux axes importants de la villes, les extensions de la villes au nord: Osmanbey, Nisantasi, Sisli au cœur historique de la ville Fatih. Cet acte a aussi partitionné le quartier en deux zones bien distinctes renforçants des inégalités déjà présentes. Au sud de ce boulevard se développe un quartier cosmopolite concentrant aujourd’hui des lieux de sorties culturelles et nocturnes. Au nord la population est remplacée par des peuples kurdes. Une guerre civile se propage dans l’Est du pays et contraint le peuple kurde à fuir et à s’installer dans cette portion de la ville. Les échoppes sont remplacées par des magasins de seconde main. En 2006 un nouveau projet contraint les populations en place à craindre leur futur; 20000 m² d’ilots urbains denses sont en démolition au nom du renouveau urbain. Le long du boulevard une immense pancarte longue de quelque centaines de mètre reproduit les images du futur projet, sur laquelle Erdogan est mise en scène au centre du panneau de promotion immobilière.

La Corne d’Or offre une vie et un espace de respiration inestimable dans la ville. Cette approche contemplative de la baie est peu mise en valeur au sein de l’espace public stanbouliote. Les hauteurs de la colline de Beyoglu et de la vaste étendue de la Corne d’Or livre un point de vue exceptionnel sur la rive de Fatih et ses mosquées qui s’insèrent dans la skyline de la vile. L’agence SANAlarc a cherché à mettre en valeur cette vue sur le parc de Shishane qu’elle dessine en surface du parking souterrain au dessus du port d’Haliç. Cependant, sa proximité avec le boulevard de Tarlabasi et les nuisances qu’il créer laisse cet espace peu utilisé.

 

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Les rives de la Corne d’or: le port d’Haliç (document personnel)

Le port d’Haliç est situé en aval du boulevard de Tarlabasi. Ce site chargé d’histoire frappe au premier abord par l’énergie qui se développe dans ce lieu, enclavées dans sa topographie gardée par une imposante porte en pierre. De lourd murs de soutènement mettent en recul la colline de Beyoglu. De ce lieu émane beaucoup d’effort, de croisements d’énergie, la terre retenue par de grand mur de soutènement en pierre contraste avec ces trois cales à bateaux, avancée d’eau dans la terre sculpté par l’activité du lieu.

Constantinople, capitale de l’empire ottoman, est au cœur des routes d’échanges commerciaux et développent dès lors d’importantes infrastructures militaires. Le site des cales sèches d’Haliç est fondé en 1455 par le Sultan Mehmet II et devient l’un des plus grands chantiers navals du monde au 16e siècle. Les cales sèches sont construites par un ingénieur suédois en 1797, c’est le premier chantier de la Méditerranée à posséder ce type d’installation. En 1789, les chantiers évoluent avec la technologie et accueille jusqu’en 1807 une école d’ingénieur. Confiné entre ces lignes jusqu’au 19e siècle le site vit en autarcie, les travailleurs habitent sur la zone de production (ville dans la ville). Le 20e siècle annonce l’arrivée de l’industrialisation. Cette activité va se développer sur les rives de la Cornes d’Or.

Vue depuis le boulevard sur les chantiers

Vue depuis le boulevard sur les chantiers

L’imaginaire du lieu est altéré par l’arrivée de ces nouvelles activités, un amas de bâtiments industriels vient s’accoler à des construction plus anciennes, les arcades en pierre sont recouvertes par de larges toitures en tôle ondulée, des piliers métalliques viennent se loger entre les murs de pierres redéfinissant une trame fonctionnelle en rapport aux nouveaux usages. Au cours des trente dernières années la municipalité d’Istanbul à décidé de prendre en main l’urbanisation de ces rives, avec des préoccupations présentées comme écologiques. L’activité portuaire et industrielle est déménagée en périphérie de la ville et des activités à vocation culturelle et éducative colonisent peu à peu les rives de la Corne d’Or.

Vue depuis le boulevard sur une des trois cales sèches du chantier

Vue depuis le boulevard sur une des trois cales sèches du chantier

Les chantiers d’Haliç appartiennent aujourd’hui à la compagnie IDO (Istanbul Deniz Otobüdleri Sanayi ve Tiret). Ils faisaient partie d’un ensemble de chantiers navals qui occupent environs 2km de linéaire de long de la Corne d’Or. Ces chantiers sont aujourd’hui divisés en trois parties distinct. La partie sud contient Haliç Tersanesi toujours en activité. La partie nord quant à elle, abrite les chantiers de Camialti et taskizak. ces deux là sont abandonnés depuis 1994. Ils forment aujourd’hui une barrière physique et un vide considérable où rodent les chiens errants le long de la Corne d’Or.

Mais plus qu’abandonnés, ces chantiers sont en attentes de projets s’inscrivant dans la lignée des grands projets d’orientation touristique et de privatisation de l’espace public soutenus par le gouvernement. Comme le projet du port de Galata. Ils devraient accueillir deux grandes marinas ainsi qu’un complexe touristique de luxe.

Oral Gotak, architecte de l’agence SO? : « Istanbul est dans une position délicate, la ville est endettée alors elle vend des parcelles à prix d’or, histoire de renflouer les caisses. On ne peut pas blâmer les investisseurs, il achète ça un prix fou… Alors évidemment ils construisent des marina et des hôtel de luxe, des choses qui vont leur permettre d’amortir le coup. » (propos recueillis en octobre 2016)

L’ensemble des chantiers a été le sujet choisi par le pavillon turc pour la biennale de Venise 2016, « report from the front » de Aravena. A travers une installation faite de débris trouvés sur le site, l’équipe turque a souhaité évoquer la forme du navire « Darzanà », et l’histoire liée de l’arsenal de Venise et de celui d’Istanbul. Face à ce qui peut être considéré comme « une des plus grosses destructions d’Istanbul », en cas de réalisation du projet, l’exposition fait un point sur l’état et l’histoire des chantiers afin d’éviter que ceux-ci ne tombent dans l’oubli.

« Darzanà : Two Arsenals, One Vessel », Feride Çiçekoğlu, Mehmet Kütükçüoğlu, Ertuğ Uçar.

 

Cette exposition a pourtant été assez mal reçue de la part des turcs. En effet, parmi les organisateurs se trouvaient les membres de Teget (1), une des plus grosses agences d’architecture stanbouliotte. Cette agence est aussi connu pour être en charge en cas de réussite du projet de Symbol International Investment de la réalisation de celui-ci. De nombreux stanbouliotte y voient une forme d’escroquerie et une manière d’enterrer les chantiers à tout jamais afin de passer à autre chose. Ils se demandent aussi comment peut-il être possible de s’occuper d’un tel travail de recherche sans même évoquer le futur probable des chantiers et le risque de démolition qui les menace.

Laura Villeret

Photos et documents graphiques Laura Villeret  (hors mention dans la légende)

1 Omer Yilmaz, « Teget Architecture Again Teget Architecture » http://www.arkitera.com/gorus/791/teget-mimarlik-teget-mimarlika-kasi, 27.04.16

 

Bibliographie :

– Yoann Morvan & Sinan Logie, Istanbul 2023, édition B2, 2014, 141p.

– Namik Erkal & Vera Costantini, Darzana iki tersane, bir Vasita (Deux arsenaux, un vaisseau), catalogue exposition pavillon turc de la XVe biennale de Venise, 2016.

– Jean-Christophe Victor, « Istanbul carrefour multiple », dessous des cartes, arte, 13.03.2015, disponible sur http://www.youtube.com/watch?v=cfInqSx-zk4

– Jean-Christophe Victor, « Istanbul selon Erdogan », dessous des cartes, 10.2015, arte, disponible sur http://www.youtube.com/watch?v=sUNUgAGTUm4

– Fatih Pinar, « Haliç Tersaneleri’ne Bakip Tuzla’yi Anlamak Için », 18.06.2015, disponible sur : http://bianet.org/bianet/toplum/120564-halic-tersanelerine-bakip-tuzlayi-anlamak-icin

– « Haliç port (Haliç Yacht port and touristic complex) », 18.06.2015, disponible sur: http://en.megaprojeleristanbul.com/#halic-port-halic-yatch-port-and-complex-project

– Omer Yizmaz, « Teget Architecture Again Teget Architecture », 27.04.2016, disponible sur http://www.arkitera.com/gorus/791/teget-mimarlik-teget-mimarlika-kasi