L’Alentejo est la région centrale du Portugal. Le berceau agricole du pays.  Des hectares et des hectares de pâturages s’ensuivent, ponctués tous les cinq mètres de majestueux chêne-liège, parfois d’oliviers. L’image furtive d’une ferme glisse, rarement, au hasard des troncs d’arbres dévêtus. Anciennes bâtisses d’une blancheur fantomatique.

Région de l'Alentejo, photographie personnelle, samedi 13 août 2016

Région de l’Alentejo, photographie personnelle, samedi 13 août 2016

Nous avons traversé cette immensité au mois d’août. Des heures et des heures durant, cette dorure de paille s’étendait, façonnant monts et vallées. Nous venions du sud du pays, de cette côte pullulante de touristes, d’hôtels bétonnés et de hamburgers-frites ; et nous touchions enfin du doigt ce que nous étions venu chercher au Portugal : un paysage, une culture et une identité nouvelle. Le long de ces routes de campagnes infinies, un sentiment de fascination et d’émerveillement grandissait à mesure que le soleil dessinait l’ombre ondulante des collines.

Evora est apparue presque d’un coup, dans ses hauts murs fortifiés. Du chef-lieu de la région, je n’y connaissais, pour ainsi dire, que ce que mes études d’architecture m’avaient enseigné, à savoir une histoire avec Alvaro Siza et des maisons en bande…

Après avoir visité tous les endroits recommandés par ce bon vieux guide de voyage que tout le monde connaît, je fis un caprice à ma famille pour aller visiter cette énième architecture en béton qui ne réjouissait que moi. 

« Ok, on y passera au retour, mais pas trop longtemps, on a de la route jusqu’à Coimbra. » Mon devoir fut donc, avant toutes choses, de me renseigner un maximum, afin de leur transmettre, peut-être, un instant de curiosité, une compréhension du lieu, de moi, une passion ? Ou, à défaut, de pouvoir rester un peu plus longtemps sur place…

Historique

Contexte

1974, la révolution des Œillets, menée par les militaires soutenus par le peuple, mis fin à la dictature de Salazar. Fit suite la création du SAAL, Service Mobile d’Appui Local, destiné à répondre aux mauvaises conditions de logements des ouvriers en s’appuyant sur la collaboration entre les habitants, les architectes, et les urbanistes. Firent suite également, des projets de renouvellement de quelques quartiers populaires. Trois d’entre eux élaborés par Alvaro Siza Vieira : les deux premiers en travaillant pour le SAAL ; le dernier, La Quinta da Malagueira, comme un aboutissement de ses premières expériences.

Deux quartiers informels s’étaient dressés le long d’une route axiale s’éloignant d’Evora, créant un axe est-ouest en direction de Lisbonne. Entre, un cours d’eau sinueux s’écoulait dans une direction générale Nord-Sud. C’est dans ce paysage vallonné que Siza fut appelé à construire une nouvelle communauté satellite.

Siza visitant le site en 1977. Image issue de The Architectural Review

Siza visitant le site en 1977. Image issue de The Architectural Review

Dans ce terrain vague qui s’étend à l’infini, l’architecte fut exposé à une liberté qui fait peur. Comment créer ici une véritable banlieue, alors que tout n’était qu’espace ouvert, agricole, illimité ?

Siza entreprit alors un minutieux relevé du site.

Ici les vestiges d’un bain mauresque.
Là un réservoir d’eau naturel.
A quelques mètres, la signalétique d’une large pierre marquait le passage du fin cours d’eau.
Au loin, trois moulins à vent, et le long mur de la vieille Quinta da Malagueirinha, une propriété agricole avec son orangeraie adjacente.

Et partout, des chênes lièges…

Un système de chemins s’était développé au fil du temps, marquant le passage des habitants vers différentes destinations à travers les villages. Ainsi prendre un raccourci, aller à l’école, faire ses courses, ou parcourir les trente-cinq minutes de marche séparant la vallée du centre d’Evora sur la colline participaient à donner vie à ce désert.

Le site était humanisé. Le peu de vie qui avait pris place ici avait contribué à tracer une organisation. Ce vaste espace était, en fait, déjà urbanisé.

Dessin d'Alvaro Siza montrant l'emplacement du nouveau quartier, avec dans le fond la ville d'Evora

Dessin d’Alvaro Siza montrant l’emplacement du nouveau quartier, avec dans le fond la ville d’Evora. Image issue de The Architectural Review

Organisation du site

Entre 1977 et 1997, sur les 1200 logements planifiés, quelques 1100 logements furent construits sur 27 hectares, et leurs implantations découlèrent du site, de son usage, et des traces de l’existant.

Plan originel du site

Plan originel du site. Image issue de The Architectural Review

L’organisation du quartier adjacent, Santa-Maria, fut utilisée comme modèle pour la mise en place du nouveau quartier : des groupes de ruelles parallèles séparées par des maisons à patio assemblées dos-à-dos. Le plus grand de ces fragments d’urbanité fut installé le long de l’axe routier menant à la capitale, à la limite nord de Santa-Maria, formant une étroite zone ouverte aux espaces publics le long du ruisseau. D’autres grappes furent fixées aux extrémités du quartier d’origine, agrandissant le périmètre du village. D’autres encore furent placés le long d’alignements proposés par le paysage, comme les deux murs inclinés de la Quinta à l’entrée du quartier, traversant obliquement la colline, et définissant des angles d’implantations multiples. Entre ces grappes, des espaces interstitiels. Ce sont des espaces publics, qui suivirent le tracé des chemins préexistants et d’autres caractéristiques du paysage. Ces méandres entre le bâti devaient être utilisés par la communauté comme des magasins, des parkings, des loisirs, ou la circulation des piétons.

Logements

Pour Siza, la richesse d’un espace urbain résidait non pas dans la variation des constructions, mais dans la diversité d’un petit nombre de types et de leurs implantations relatives par rapport aux espaces ouverts.

Deux typologies d’habitations furent construites sur une base de parcelles de 8×12 mètres. La première avec un patio sur le devant de la maison, et inversement pour la seconde. Toutes deux comprennent les espaces de séjour et cuisine au rez-de-chaussée, ainsi qu’un escalier menant aux chambres et aux terrasses. L’idée était de fournir une maison évolutive aux habitants : à partir de ces deux pièces de vie sur un seul niveau, les logements pouvaient s’étendre en hauteur en y ajoutant plusieurs chambres et plusieurs salles de bain.

Équipements

Siza savait, dès le départ, qu’il n’y aurait pas de crédit pour les infrastructures.

Un système d’aqueducs fut mis en place, pour ne pas enterrer les drains. Référence à l’histoire de l’Alentejo, cette « galerie de réseaux pouvait faire d’une pierre deux coups, en introduisant une nouvelle échelle en attente d’équipements. » *.

L’eau et l’électricité purent être distribuées au sein d’une superstructure en parpaing supportée par des colonnes. Cette loggia, plus ou moins continue, relie chaque maison en s’insérant au sein des grappes de logements. Plus que de simples canalisations, il s’agissait d’un dispositif de planification à grande échelle.

Les colonnes dessinèrent des arcades publiques définissant les entrées des magasins, des cafés, et d’autres installations publiques. Elles encadrèrent les lacunes laissées volontairement dans le plan, pour les équipements. Elles furent également destinées à être des passages couverts pour les piétons.

Photographies des années 80

Malagueira aujourd’hui

Aujourd’hui, trente ans après, Malagueira a bien vieilli. Ou en tout cas, c’est ce que le quart d’heure express sur place m’a laissé comme impression.

Comme le quartier fut parrainé, financé et entretenu par la ville d’Évora, et que la location des maisons ne fut pas permise, la mobilité des habitants fut réduite et les bâtiments furent bien entretenus. Ils semblent être restés, pour la plupart, à peu près dans le même état que lorsqu’ils furent construits.

L’alternance des typologies et leurs dérivés impliquent souvent une absence de symétrie de composition agréable à l’œil. Encloses dans leurs murs, les maisons sont des volumes incomplets qui se meuvent au fil du temps, participant à briser la variation stricte habituelle de la plupart des logements à faible coût.

La hauteur des habitations change du mur de la porte d’entrée au toit du deuxième étage, en passant par la hauteur du mur du séjour perpendiculaire à la rue. Comme les constructions suivent la topographie, un découpage du ciel en escalier et une variation dans les hauteurs du nombre limité de portes et de fenêtres ajoutent des dynamiques supplémentaires. Tout ceci, couplé à la position alternée des patios et des terrasses, participe à une riche composition en trois dimensions.

Dénivelé topographique, photographie personnelle, dimanche 14 août 2016

Dénivelé topographique, photographie personnelle, dimanche 14 août 2016

Comme les aqueducs furent construits à la hauteur du toit du second étage et que le béton fut laissé comme inachevé, ils procurent une respiration visuelle et formel aux murs blancs implacables des logements. Ils arrêtent la vue, cadrent le paysage.

Cadrage offert par l'aqueducs, photographie personnelle, dimanche 14 août 2016

Cadrage offert par l’aqueduc, photographie personnelle, dimanche 14 août 2016

Grâce à cette infrastructure aérienne, les rues de Malagueira ne furent pas équipées des usuels accessoires urbains. Pas d’avaloirs ni de plaques d’égouts, une légère ondulation dans le pavage de granit dirige l’eau vers la verdure. Pas de coffrets électriques, pas de lampadaires sur pied non plus, l’électricité semble flotter dans l’air.

Ruelle entre habitations, photographie personnelle, dimanche 14 août 2016

Ruelle entre habitations, photographie personnelle, dimanche 14 août 2016

Il apparaît en se baladant que l’option de patio sur rue est majoritaire face à la configuration du patio à l’arrière. Cela permet une gradation du public au privée, le patio intégrant la fonction de cours et de balcons où les discussions entre voisins se prolongent. Les ouvertures des portes, des fenêtres, les terrasses, permettent un contact entre les résidents et le contrôle visuel sur l’étendue de cet espace, ce qui contribue à la formation de la rue comme un espace social.

C’est l’un des aspects du projet le plus important je pense. Dans la mesure où l’espace de la rue est pris comme un espace extérieur, elle devient un vaste logement collectif. Les rues accueillent une circulation motorisée qui est locale uniquement. Le manque de trottoirs, la texture uniforme du sol pavé de granit, désigne son usage domestique. D’où la possibilité d’un accès local, avec l’appropriation par les enfants et les jeunes.

Notre passage en fin de journée me permis d’entrevoir une douce permanence des enfants, des jeunes et des adultes s’installant dans les rues, lorsque l’intensité du soleil d’été diminuait. Ils jouaient à la balle, lavaient les voitures ou discutaient tout simplement.

On ne peut pas dire que je sois passée inaperçue, me baladant, appareil photo en main, seule – ma famille m’attendant dans la voiture… Néanmoins j’eût en réponse à mon baragouinage en anglais –barrière linguistique obligeant – un sourire sincère.

« Comme vous le savez, il y a des vides éparpillés dans le plan, qui sont dessinés pour l’équipement, un certain nombre de demandes de la mairie… Il suffisait d’y mettre de l’argent. Ce que je ne pouvais pas imaginer c’est que jusqu’à maintenant l’argent n’est pas venu, et l’argent continue à ne pas venir. »*

C’est le problème le plus évident de Malagueira lorsque l’on s’y promène aujourd’hui : le développement et l’utilisation des espaces interstitiels. Certains des éléments qui ont été construits dans ce paysage (l’étang, le théâtre ouvert, et le réservoir à eau) sont des intentions évidentes d’habiter ces zones, mais ces éléments ne semblent pas encore tout à fait assez puissants. On peut noter la présence d’une piscine municipale à côté d’un parc, ainsi qu’un jardin aménagé. La majorité des espaces interstitiels néanmoins se sont transformés en parking plus ou moins officiels. Les commerces présents couvrent les magasins de produits alimentaires de types épicerie, quelques cafés, un restaurant… Mais ils ne sont pas très nombreux par rapport aux superficies leurs étant dédiées. Parmi les autres équipements, fut également installé le système de transmission de la télévision par câble, ajoutant des antennes aux aqueducs.

C’est un peu toujours la malédiction du projet de logements de banlieue : ils sont si souvent déconnectés des besoins, des achats quotidiens. Les résidents de Malagueira semblent encore destinés à devoir rejoindre le centre-ville d’Evora pour accéder à certains équipements et services, justifiant leur besoin en véhicules automobiles.

« En fait, quand j’ai eu la charge d’Evora, l’idée était de faire des garages collectifs et les chemins étroits, entre les maisons, étaient piétons. Ceci parce que le fait d’avoir beaucoup de voitures était impensable à Malagueira, parce que cela signifiait beaucoup d’argent pour ces gens pauvres et un rapide changement n’était pas attendu. C’était une erreur. Le fait est qu’il est apparu plus de voitures, plus de voitures… Et les gens ont créé une règle très intéressante, c’est que, au-devant de chaque maison, il y a un arrêt de huit mètres pour le propriétaire et pour personne d’autre. Et personne ne viole cette règle, comme les rues sont trop étroites pour les voitures, et aussi, comme il n’y a pas de trottoirs, il n’y a pas d’accidents parce que les conducteurs ne peuvent pas accélérer comme une Formule 1, ils se doivent de conduire doucement parce que sinon ils vont rayer la voiture, blesser des gens… » *

Cette question de l’appropriation des rues est ce qui marque le plus l’esprit, lorsque l’on a en tête les photographies en noir et blanc des livres d’architectures.

Ce qui est inévitable dans un grand projet de logements tel que celui-ci, c’est la  « vernacularisation » des habitations. S’en est fini des murs immaculés, les peintures typiques de l’Alentejo ont pris place autour des portes et des fenêtres. L’ajout de cheminée, de volets roulants, de grilles de portes multiples, de boîtiers d’air conditionné, de lampadaires… sont des signes qui témoignent de l’occupation par le propriétaire. L’entretien des espaces privatifs extérieurs ajoute aussi à la diversité, chacun prenant soin des arbres et des fleurs à sa guise. Les passages piétons sous les aqueducs sont utilisés tantôt pour étendre son linge, tantôt pour garer sa voiture.

Il convient de noter qu’il existe des restrictions fixées par un règlement. Ainsi normalement le patio et la terrasse restent à découvert, les toits restent plats, le nombre et les dimensions des ouvertures sur rue sont conservées, et les peintures autour de celles-ci sont autorisées dans les couleurs traditionnelles. Malgré cette loi, des changements tels que l’utilisation de la terrasse en tant qu’abri pour les voiture, ou la présence de tonnelles et de treillages sur les terrasses sont visibles. Mais cela est limité et ne nuit pas sérieusement à la qualité globale et à l’entretien de Malagueira.

Le dernier point important à soulever est l’intégration du quartier dans le paysage environnant. Ainsi le pavage de granit, dénué de tout objet urbain, s’apparente davantage à des chemins de campagne qu’à des ruelles de banlieue, et les cadrages provoqués par les aqueducs offrent des échappées visuelles vers les champs environnants.

Échappées visuelles offerts par les aqueducs, photographie personnelle, dimanche 14 août 2016

Échappées visuelles offerts par les aqueducs, photographie personnelle, dimanche 14 août 2016

Le contraste entre l’organisation très structurée des rues et des maisons, et le paysage plus bucolique des abords de la rivière est un concept séduisant, d’autant plus que son état inachevé tend à l’appréhender simplement comme un espace en marge.

Etang, prise d'écran Street View

Etang, prise d’écran Google Street View

Le jardin aménagé est traité comme une quasi-continuité du paysage. Les murs s’adaptent à la topographie de sorte à s’agrandir avec la pente, pour finalement encadrer l’entrée d’une première place publique plantée avec une fontaine de marbre. Font suite une deuxième, puis une troisième place plantées en terrasse, reliées entre-elles par des escaliers en briques.

Jardin amménagé, prise d'écran Street View

Jardin amménagé, prise d’écran Google Street View

L’apogée de cette intégration au paysage se cache dans le nom même des rues, qui reprennent les caractéristiques des éléments du paysage. Aussi on trouve « la rue du Jardin des Sources », ou « la rue d’entre deux quartiers »

En reprennent les thermes de D. Machabert, enseignant en architecture, Malagueira est le témoignage d’un « juste équilibre entre la ville et son paysage, entre le nouveau et l’existant, entre le construit et la nature ».

Jade Apack

Voyage familial, road trip de deux semaine en août 2016, avec escale à Evora deux jours.

* Alvaro Siza Vieira dans une interview conduite en 2009 par António Oliviera, candidat au doctorat à l’école Architecture de Manchester.  http://www.msa.mmu.ac.uk/continuity/index.php/category/alvaro-siza/

Autres sources :

http://www.vitruvius.com.br/revistas/read/arquitextos/01.008/936/pt

http://www.beaudouin-architectes.fr/1991/02/alvaro-siza/ 

Iconographie :

Revisiting Siza: An archaeology of the future” par Ellis Woodman dans The Architectural Review, le 27 janvier 2015

https://www.instantstreetview.com/