Au sud de la ville de Mexico, les grands axes routiers  fracturent la capitale en plusieurs quartiers qui sont autant d’univers singuliers, héritiers d’une histoire coloniale et urbanistique propre qui a participé à leur différenciation au fil des siècles.

AVENIDA UNIVERSIDAD

J’ai l’impression d’assister à un concert pour haut-parleurs enragés : les chauffeurs des nombreux bus qui circulent sur l’avenue souhaitent écouter leur musique à plein volume, les fenêtres ouvertes. Ce chaos sonore est assez commun dans la capitale : on y retrouve les marchands ambulants, les klaxons frénétiques, et ces incessantes musiques de mariachis qu’écoutent les conducteurs de bus. L’avenue traverse une grande partie de la ville, elle rejoint au nord le quartier Alamos en contrebas du centre historique, et au sud, l’UNAM, l’université nationale autonome du Mexique, la plus grande du pays. Tout au long de la route, on croise des centres commerciaux aux enseignes américaines, des immeubles sans qualités, des garages automobiles et autres stations d’essence. En réalité, c’est une zone d’activités placée au cœur de la mégalopole mexicaine, dans laquelle s’insèrent ici et là quelques résidences sociales. C’est dans l’une d’elle qu’habite mon père, dans un complexe rouge pâle faisant face à l’avenue. Plus qu’une simple avenue, c’est une fracture qui sépare les différents quartiers de la ville. Elle suit parallèlement une partie de l’Avenida de los Insurgentes, la plus grande de la capitale et qui s’étend sur 30 kilomètres du nord au sud. De part et d’autre de ces artères, on retrouve les quartiers de San Angel et de Coyoacán, et à leur jonction, les jardins d’El Pedregal. C’est dans ces derniers que je me rends ce matin, à bord d’un de ces bus assourdissant. À travers la vitre, le désordre architectural qui défile devant mes yeux me rappelle le vacarme de l’avenue : une lutte vaine, criarde, à qui hurlera le plus fort.

EL PEDREGAL DE SAN ANGEL

À la fin de l’Avenida Universidad, on rejoint l’Avenida San Jeronimo qui nous amène au quartier El Pedregal. En remontant la rue de Las Fuentes, je m’extirpe peu à peu du chahut grondant des voitures. Le quartier est si calme. Je me surprends à découvrir le son de ma respiration. Je commence également à entendre mes pas sur le sol. Les trottoirs sont légèrement pavés et de grands arbres décorent les deux bords de la rue, accompagnés de belles et grandes maisons, la plupart dans un style moderne très coloré. Un peu plus en amont de la route, j’arrive à l’agence dans laquelle j’effectue mon stage cet été, un bâtiment assez modeste, moderne, où toutes les pièces rendent hommage à l’architecte Ramirez Vasquez, qui l’a fondée, ainsi qu’à ces œuvres majeures telles que le musée d’Anthropologie, le stade Olympique de Mexico, le musée d’art moderne etc. L’atelier est une pièce immense, lumineuse, qui s’ouvre sur un grand jardin qu’il partage avec l’ancienne maison de l’architecte.

L’atelier de l’agence Ramírez Vázquez y Asociados.

Mais la situation de l’agence n’est pas anodine, elle fait écho à l’intérêt que plusieurs architectes ont porté au quartier de Pedregal. En effet, dans les années 1940, l’architecte Luis Barragán effectua un plan d’urbanisation du quartier pour préserver son écosystème. Son idée était de promouvoir l’harmonie entre l’architecture et le paysage. Il y conçut plusieurs maisons avec son ami Max Cetto, qui avait retenu de Richard Neutra le respect pour la nature. L’accent était mis sur l’intégration de ces constructions dans leur environnement, ainsi que sur l’utilisation de matériaux tels que la pierre volcanique, en façade ou en clôture. L’étalement inexorable de la capitale a malheureusement eu raison du projet de Barragán, mais on distingue encore aujourd’hui la place importante du végétal dans le quartier, les nombreux jardins composés avec la pierre volcanique, et les maisons modernes aux couleurs vives si caractéristiques de l’architecture de Barragán. La journée se termine et je dois quitter le calme de ce quartier. En descendant l’Avenida de las Fuentes, je m’imagine, curieux, l’aspect qu’a pu avoir El Pedregal à l’aube des années 50.

Une fontaine de l’époque coloniale à Pedregal.

COYOACÁN

En remontant l’avenue Universidad, je me dirige vers le Viveros, un des plus grands parcs de Mexico où se côtoient écureuils, joggeurs, promeneurs et curieux en tout genre. Les grands pins qui jalonnent les allées donnent une allure unique à ce poumon vert de la ville. Je n’y reste pas, je dois rejoindre mon père à la Phonothèque Nationale de Mexico, à peine au sud du Viveros. Je pénètre peu à peu au sein du quartier de Coyoacán, un des plus anciens quartiers de la ville. Son nom est tiré du Nahuatl « terre de coyotes ». Il se situe à l’ancien emplacement d’une cité tépanèque, un peuple jaloux des Aztèques qui hébergea l’armée de Cortes lorsque celui-ci arriva au Mexique. L’empreinte historique y est fortement visible : on remarque les maisons coloniales mais également les églises baroques et les fontaines centenaires. La Phonothèque, qui recueille les musiques, émissions radios et autres documents audio du pays, a établi son siège dans une ancienne hacienda coloniale, emblématique du quartier. Sa façade se pare d’un rouge vif qui égaie la rue, et, lorsque l’on rentre à l’intérieur, on découvre une cour ceinturée d’une promenade sous arcades. Plus loin, on continue sur un jardin tranquille à l’ombre des palmiers, investi par quelques chaises et tables en fer forgé. J’y retrouve mon père, paisible, racontant ses histoires préférées à deux collègues amusés. Derrière l’enceinte de cette ancienne villa espagnole, on se sent comme protégé de la ville et de sa frénésie. Ici, le temps semble ralentir, il accompagne tendrement le parfum des fleurs exotiques qui jonchent le jardin. Mon père m’accompagne vers le centre du quartier. Les rues ici sont pavées grossièrement, rugueuses et étroites. Elles se parent de mille couleurs : telle façade rouge, telle bleue, tel arbre aux fleurs roses et celles-là aux pétales d’ivoire.

La rue Francisco Sosa, à Coyoacán.

La rue Francisco Sosa, à Coyoacán.

Des fanions multicolores virevoltent au-dessus de nos têtes dans une danse chatoyante, guidée par le souffle chaud du vent. On croirait l’œuvre de chamans bariolés, s’agitant fort pour exorciser la tristesse et l’ennui. Une odeur connue parvient lentement jusqu’à moi, je la reconnais : c’est le parfum unique du cacao, le même qui embaumait déjà le nez des Aztèques, quelques siècles avant moi. C’est qu’à ma gauche se tient l’enseigne timide d’un chocolatier, à l’intérieur d’une maison d’un bleu clair magnifique. À son flanc, un restaurant contraste par ses murs écarlates. Il porte un nom français, La Pause, qui me rappelle que les attraits bohèmes de ce quartier s’inspirent grandement de Paris et de l’art nouveau. À peine plus loin, au détour d’une façade identique à celle de la phonothèque, nous débouchons sur la place de Santa Catarina. Un ensemble d’arbres de tailles différentes semblent émerger du sol en pierres volcaniques de celle-ci. En-deçà de leur canopée verdoyante sont accrochés à nouveau ces fanions bigarrés, mêlant à leur danse le bruissement léger des feuilles. Derrière se trouve l’église de Santa Catarina, construite au 17e siècle dans un style baroque typique du quartier. Sa façade d’un jaune vif n’a pas non plus échappé aux pinceaux mexicains, et fait face à un restaurant peint en rouge et bleu.

La place [i]Santa Catarina[/i].

La place Santa Catarina.

Nous arrêtons notre marche un instant pour profiter de la sérénité du lieu. Son atmosphère est emblématique du charme du quartier. Au fond de la place, un jeune guitariste s’essaie à quelques classiques du pays. Mais le soir approche et nous décidons de faire une dernière halte sur la double place qui constitue le centre de Coyoacán. La vie est plus agitée ici, de nombreux touristes viennent découvrir une énergie mexicaine débordante. J’entends le son d’un de ces fameux orgues de barbarie, que personne n’accorde plus depuis des lustres, il se mêle étrangement avec l’appel acharné des colporteurs, qui traînent derrière eux leur chariot de marchandises typiques en tout genre : glaces à l’eau au goût de tamarin, jouets multicolores, pommades à la crème de nacre… Des couples d’amoureux sillonnent les allées de la place, entre les kiosques en fer forgé et la grande église baroque San Juan Bautista, originellement un monastère dominicain construit au début du 16e siècle, et l’une des trois plus vieilles de la ville. L’effervescence continue sur la place alors que la nuit tombe mais nous décidons de rentrer sur l’avenue Universidad.

SAN ÁNGEL

La rue pavée, la tranquillité et le charme des allées verdoyantes m’évoque Coyoacán, pourtant, l’atmosphère est très différente ici. Le quartier favori de mon père semble moins figé dans le temps. Le style baroque colonial y est moins présent, il fait place à des maisons plus contemporaines, sans pour autant perdre ce goût pour les couleurs vives. San Ángel tire son nom du monastère San Ángel Mártir construit au début du 17e siècle par les missionnaires espagnols, et adapté au fil du temps pour former le complexe Del Carmen, le symbole majeur du quartier.

Le complexe Del Carmen avec ses trois dômes.

Le complexe Del Carmen avec ses trois dômes.

Sa façade domine l’avenue Revolución avec son mur-clocher et ses trois dômes baroques caractéristiques. J’entre dans l’enceinte en pierre qui sépare l’église de la route et arrive sur une place dont le calme apparent est hélas dérangé par le bruit sourd du trafic derrière moi. L’intérieur de l’église, richement décoré, m’évoque les églises baroques que j’ai eu l’occasion de visiter en Andalousie. J’y retrouve de nombreuses statues de la vierge de Guadalupe, patronne de l’Amérique latine et en particulier de la ville de Mexico. Dans la crypte, je me retrouve face à 12 momies, la plupart vieilles de 400 ans. Leurs crânes défigurés semblent amusés, moqueurs, ils s’affichent comme les héros morbides d’un pays où la mort est une fête. Le retour à San Ángel est assez abrupt pour mes sens, la froideur sombre et calme de la crypte contraste fortement avec l’énergie du quartier. Un millier d’odeurs me parviennent depuis les différents restaurants et cafés alentours alors que j’arrive sur la place San Jacinto.

La place San Jacinto à San Angel.

La place San Jacinto à San Angel.

Comme chaque samedi, de nombreux peintres et artistes se sont installés sur les allées rougeoyantes du jardin public, au centre de la place. Tout est couleur ici : les toiles, les parasols, les fleurs, les bâtiments…  « C’est le Montmartre des pauvres ! » s’amuse mon père. Nous nous arrêtons un instant prendre un café sur cette place chaleureuse et vivante. Il décide par la suite de m’emmener voir un lieu qu’il affectionne particulièrement. Je devine son intention d’aller à la Plaza de los Arcángeles. Tout m’est déjà familier dans cette place, il me l’avait montrée lors de ma première visite de Mexico, en 2007. J’y reconnais les bancs de pierre qui s’insèrent avec équilibre dans ces buissons feuillus parsemés de délicates fleurs roses. J’y retrouve le même chien noir allongé sur le sol chaud, le même avec lequel mon père adore jouer. Je réalise que ce lieu a marqué ma mémoire comme aucun autre lieu de ce pays, pas même les pyramides de Chichen Itza ni les volcans enneigés ceinturant la région. Au cœur de l’ensemble végétal qui trône sur cette place des archanges, je me sens transporté : hors du temps, hors du monde.

Carte des quartiers suds de Mexico.

Carte des quartiers suds de Mexico.

Victor Jimenez

Séjour du 28/07/14 au 03/09/14

Photographies personnelles

Bibliographie :

–  Petropoulou C. (2010) Vers un mouvement social urbain poétique? Une étude à Mexico, L’Harmattan
– Ramirez Vasquez P. (1992) Tiempos y Espacios de la Arquitectura Mexicana, Secretaria de Relaciones Exteriores
– Tallet B. (2010) Une ville qui bouge, une ville qui change : métropolisation et redistribution de la population dans l’agglomération de Mexico, Espaces Populations Sociétés
–  (2003) Historia oral de los barrios de Coyoacán, Delegación de Coyoacán
–  http://coyoacan.df.gob.mx