En 1963, l’école de ballet de La Havane ouvre ses portes, quelques années après l’aboutissement, le 1er Janvier 1959, de six années de révolution cubaine conduite par Fidel Castro et Che Guevara. La genèse de ce bâtiment, ainsi que de l’ensemble dont il fait partie, est très fortement liée au contexte politique de ce moment particulier, et semble refléter aussi bien l’optimisme et l’enthousiasme que les déceptions et les difficultés du début des années 60 à Cuba.

« Hasta siempre la Revolucion »

Un rapport étrange à l’histoire et au passé se fait ressentir en visitant La Havane, comme si la ville présentait un aspect contrôlé de son histoire, comme lorsque l’on déambule dans le vieux centre historique, dans les rues aux bâtiments d’architecture coloniale, et, entre les vieilles voitures américaines des années 50 aux couleurs vives. L’authenticité du décor est telle que l’on pourrait se croire dans une carte postale. Cette impression de contrôle sur l’histoire, sur la manière de présenter les événements historiques, se ressent de manière beaucoup plus forte en visitant le Musée de la Révolution où foisonne une foule de détails anecdotiques derrière de vieilles vitrines, sur lesquelles se laissent encore percevoir les traces de récents coups de chiffon. Che Guevara et Fidel Castro sont représentés de bout en bout du musée comme de véritables héros révolutionnaires.

C’est alors que l’on sort de ce quartier, de La Habana Vieja que la ville présente un caractère moins surfait, plus proche de l’idée que l’on peut se faire d’une ville qui vit, avec ses rues pavillonnaires, ses restaurants, ses cafés, ses jardins maraichers (important moyen de subsistance développé pour vivre sous le blocus des Etats Unis), ses chantiers en travaux, et ses églises. Mais de nombreux bâtiments sont également dans un état de ruine avancée, où l’on peut voir que la végétation propre à ces latitudes tropicales reprend tous ses droits sur le bâti. Tel était le cas des Ecoles Nationales d’Art de Cuba jusqu’à la publication en 1999, par l’architecte Américain, John A. Loomis, d’un ouvrage sur cet ensemble de bâtiments. Cet ouvrage, dont la vocation était historique et théorique, a suscité un regain d’intérêt pour les écoles d’art de la part de Fidel Castro et du gouvernement qui entreprend alors de restaurer des bâtiments trop rapidement tombés en ruines.

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Vue de La Havane

C’est en 1960, alors que Fidel Castro et Che Guevara sortent tout juste de six années de conflit révolutionnaire et sont en train de mettre en place leur nouveau gouvernement, ainsi que de prendre position dans un contexte international compliqué, qu’ils prennent la décision de créer cet ensemble d’écoles d’arts. L’histoire telle qu’elle est rapportée dans l’ouvrage de J. A. Loomis, Revolution of Forms. Cuba’s Forgotten Art Schools voudrait que les deux dirigeants révolutionnaires aient pris cette décision autour d’une partie de golf, au Havana Country Club, situé dans la partie ouest de la ville. Ce terrain de golf devient alors le site même pour la construction des futures écoles d’arts. L’aspect symboliquement subversif pour le choix de ce site est d’emblée très fort. Le terrain de golf était un lieu réservé à une certaine élite dont les larges moyens financiers la distinguée nettement du reste d’une population plus pauvre. Le choix de ce site avait alors pour but affiché de convertir cet espace en un nouveau lieu d’appropriation du pouvoir par le peuple et pour le peuple.

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L’école de ballet à l’ouest, et l’ensemble des Ecoles Nationale d’Art. Revolution of Forms. Cuba’s Forgotten Art Schools ; J. A. Loomis

L’enthousiasme révolutionnaire dans la conception architecturale

C’est un architecte cubain, Ricardo Porro, qui est nommé par Fidel Castro pour conduire ce projet. Le rôle que prend Che Guevara est alors d’établir des liens avec les écoles d’arts étrangères, notamment des pays africains où des tentatives pour établir des régimes politique similaires au régime politique cubain sont élaborées. L’idée d’un art au service d’une vision politique se dessine derrière ce projet, non sans évoquer des images d’un art de propagande russe.

Les délais de livraison demandé par l’état à R. Porro, lorsqu’il est approché par un membre du gouvernement lors d’une soirée mondaine à La Havane, sont très courts. Le projet, qui n’est alors que l’idée d’une grande école nationale d’arts, doit être conçu, construit et livré dans un délai de deux ans. L’ouverture aux étudiants de ces écoles est donc prévue pour 1962, mais l’Histoire réserve d’autres événements et d’une toute autre ampleur au cours de cette année 1962 avec la crise des missiles cubains dans le contexte de guerre froide. C’est avec le même enthousiasme qui semblait régner dans toute la capitale au lendemain de la révolution que R. Porro accepte le projet. Il contact immédiatement pour cela deux autres architectes, tout deux Italiens et vivant à Cuba, Roberto Gottardi et Vittorio Garatti avec qui il se met immédiatement au travail en avril 1961.

L’atmosphère de travail est alors effervescente, pleine d’énergie, et motivée par le sentiment de réellement pouvoir agir sur la vie politique et sociale. Les écoles d’arts sont destinées à démocratiser les pratiques artistiques en ouvrant leurs portes à toutes les classes sociales. Le studio de travail des trois architectes est localisé dans une chapelle reconvertie pour l’occasion et mise à disposition par un gouvernement communiste qui ne reconnait aucune religion. Les trois architectes collaborent pour proposer un premier concept réunissant dans un bâtiment les différents départements au programme: les arts plastiques, la danse, les arts dramatiques, la musique et le ballet. Mais ce premier concept est rapidement remplacé par un autre à la demande des directeurs de départements qui souhaitent que des bâtiments séparés soient conçus pour chacune de leurs disciplines.

Les trois architectes se mettent alors d’accord sur des principes communs afin de pouvoir chacun travailler à la conception d’un ou plusieurs bâtiments tout en conservant l’unité de l’ensemble. Ce sont les écoles d’arts telle qu’elles peuvent se visiter actuellement. Les trois architectes s’accordent pour respecter en premier principe le paysage naturel de l’ancien terrain de golf, avec ses bosquets et ses clairières ainsi que le vallon et la petite rivière (le rio Quibù) qui le traverse. Le deuxième principe concerne les matériaux de construction. Le contexte politique et ses conséquences économiques joue ici un rôle déterminant. Le blocus des Etats-Unis est en place depuis 1960 entrainant ainsi une forte augmentation du prix des matériaux tel que le ciment. C’est pourquoi les architectes choisissent de remplacer ces matériaux par la brique en terra cotta. Un troisième principe découle de ce choix de matériau, c’est un principe constructif. Le choix est fait par les architectes d’utiliser une méthode de construction appelée la Boveda Catalana, la voûte catalane. Tous les bâtiments qui forment l’ensemble des écoles nationale d’arts sont conçus selon ces principes directeurs. Le bâtiment du Habana Country Club House qui se trouve à l’entrée du site à été conservé.

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L’école d’arts plastiques conçue par R. Porro à l’entrée du site

Economie de moyens et construction poétique

Les trois arches de l’entrée de l’école d’arts plastiques conçue par R. Porro sont immédiatement visibles en arrivant sur ce site, avec ses allées couvertes qui semblent serpenter vers des dômes en briques surmontées de losanges en verre. Cette architecture toute en courbes et en rondeurs inspire immédiatement une sensation de jeu et de liberté, en contraste très net avec le bâtiment de l’ancien Country Club House, dont les lignes et les angles sont bien droits et rectilignes. R. Porro, pour cette école, s’est inspiré des représentations du corps des femmes dans l’art africain, ainsi, les dômes surmontés de leurs losanges de verre font directement et très littéralement référence à des seins, alors que d’autres références, subtilement explicite, sont placées dans le bâtiment.

La source d’inspiration que l’on peut voir à l’œuvre dans l’architecture de l’école de dance moderne est cette fois beaucoup plus politique. L’intention de R. Porro pour ce bâtiment était de signifier autant que possible la période de troubles politiques que le pays a traversé durant les années de révolutions, mais également suite à cette révolution. C’est ici l’image d’éclats de verres dont l’architecte s’inspire pour dessiner ce bâtiment. Certains y voient également l’étoile qui figure sur le drapeau cubain. Une interprétation rendue possible par la construction d’une tour d’où l’on peut voir le bâtiment en contre-bas ainsi que les quatre autres écoles placées sur le pourtour du parc.

L’école d’art dramatique, unique bâtiment conçu par R. Gottardi, est située juste à côté de l’école de danse moderne. Seule une petite partie de ce bâtiment a effectivement pu être construite. Des salles de cours sont organisées en arc de cercle autour de plusieurs salles de théâtres et d’un espace prévu pour devenir un large amphithéâtre. La brique est très largement utilisée mais contrairement aux autres bâtiments, R. Gottardi fait peu usage du système constructif de la voûte catalane. Bien que ce bâtiment s’intègre de manière homogène à l’ensemble, il ne suscite pas la même impression d’énergie et de liberté que les autres. Cette impression est peut-être d’autant plus forte en visitant les deux autres bâtiments conçus par V. Garatti: les écoles de musique et de ballet.

L’architecture de ces deux derniers bâtiments pousse la méthode constructive et les matériaux beaucoup plus loin à travers leur conception. Ces bâtiments emportent immédiatement par leur poésie et leur originalité, suscitant une très forte sensation de liberté et d’enthousiasme en les visitant. Comme pour l’école d’arts dramatique, seule une petite partie de l’école de musique a pu être construite, et les traces récemment dégagées des fondations d’un large auditorium sont visibles lorsque l’on accède à ce bâtiment par le nord, en arrivant de l’école d’arts plastiques. Les bâtiments visibles serpentent le long d’une pente vers les bords de rivière densément boisés. Un long ‘couloir’, situé en amont de la pente, permet d’accéder à de petites salles de classes dont les fenêtres s’ouvrent sur le vallon en contrebas, formant ainsi un amphithéâtre naturel bordé de végétation. Les courbes dominent ce bâtiment, aussi bien en plan que dans la construction. Chaque salle de cours est suffisamment décalée par rapport à l’axe des autres salles pour créer la sensation de suivre une courbe et les plafonds de chaque pièce sont construits au moyen de voûtes catalanes. Cette succession de petites salles de classes se termine en s’enroulant sur elle même autour d’un vieil arbre qui semble ainsi pratiquement faire partie du bâtiment. L’architecture est véritablement intégrée au paysage.

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L’entrée sud de l’école de ballet

Cette sensation d’une très forte imbrication de l’architecture dans son contexte naturel est d’autant plus saisissante en découvrant la dernière de ces écoles d’arts, l’école de ballet. En arrivant de l’école de musique, il fallait traverser un pont, ou plutôt escalader entre les arbres et la végétation luxuriante les débris qu’il en reste pour y accéder. Ce sont alors des dômes et des coupoles, complètement ouvertes sur l’extérieur qui émergent de la pente boisée. L’intention première de V. Garatti était d’enterrer complètement cette école, avec ses bâtiments administratifs, sa bibliothèque, ses salles de classes et ses nombreux espaces de danse. Bien que cela n’ai pas été possible pour des raisons financières, l’impression de véritablement entrer dans le paysage demeure très forte.

L’architecture est ici toute en courbe, aussi bien en plan qu’en volumes. A nouveau, la composition architecturale dégage une très forte sensation de liberté, mais aussi de mouvement. Les courbes que suivent les murs et les plafonds donnent un caractère très dynamique au bâti et il est facile de se représenter ces espaces occupés par des danseurs de ballet en plein travail. R. Porro et V. Garatti ont d’ailleurs pris le temps d’observer et d’étudier les mouvements des danseurs au commencement du travail de conception, afin de développer des espaces dans lesquels les danseurs pourraient bouger et s’exercer sans ressentir de contraintes ou de restrictions. Cette école est ainsi composée de plusieurs dômes en pendentif et de dôme classiques, connectés entre eux par des espaces de circulation qui semblent serpenter entre ces différents espaces. Le système de construction choisi, la voute catalane, ainsi que les briques plates en terra cota, sont ainsi pleinement utilisées. Les espaces de circulation sont couverts d’une succession de voûtes catalanes dont la hauteur varie, laissant ainsi circuler l’air mais aussi entrer la lumière à travers les interstices entre les voûtes.

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L’usage poétique des voûtes catalane

Durcissements politiques et abandon d’une utopie

Ces écoles ont été très peu utilisées par rapport à l’énergie investie dans leur création. Ouvertes alors que tous les bâtiments n’étaient pas encore terminés de construire, elles devinrent rapidement des lieux d’intense créativité et d’expression qu’un pouvoir politique juste naissant, et se rapprochant de l’URSS d’alors, voyait de plus en plus comme un lieu à contrôler. L’enthousiasme, l’effervescence et l’optimisme qui avait pus inspirer, mobiliser et motiver, non seulement les architectes, mais aussi les ouvriers qui bâtissaient alors des écoles pour leurs enfants, s’est présenté comme un danger et un risque pour le pouvoir politique en difficulté. Les Ecole Nationales d’Arts seront laissées à l’abandon à partir de 1965 et la profession d’architecte sera par la suite relégué à celle de technicien de construction sous contrôle du ministère de la construction qui voit l’utilisation de la voûte catalane comme une méthode de construction dangereuse.

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Vincent O’Connor

Voyage effectué en Novembre 2011.

Bibliographie:

John A. Loomis

Revolution of forms: Cuba’s forgotten art schools

Princeton architectural press, 1999