Il est tôt ce matin, et je mange mon petit déjeuner – tost and tea – dans le bar de mon hôtel accompagnée par le bavardage polonais du personnel d’hôtel. Je suis à la recherche du bus le plus proche qui va m’emmener vers ma destination. Avec les horaires denses de ce voyage d’école il me reste du temps seulement tôt le matin pour visiter mes objets d’intérêt – les grands ensembles urbains à architecture brutaliste.
Après la guerre, quand Londres était dans la nécessité de logements neufs à bas prix, c’est le gouvernement qui a pris l’initiative en construisant de grands complexes à louer aux londoniens les plus pauvres. Aujourd’hui on parle d’eux comme de mauvais exemples : déplaisants de l’extérieur et dangereux à l’intérieur. Il est vrai que le Londres d’aujourd’hui repose sur des investissements des promoteurs privés qui veulent construire la typologie la plus profitable – des appartements de luxe. Mais il n’y a pas si longtemps, le modernisme était le luxe et l’avenir.
L’architecture de l’époque moderniste était aussi le thème principal de la Biennale de Venise 2014, organisée par Rem Koolhaas. Ici un certain nombre de pavillons nationaux ont révélé la relation amour-haine existante entre la société et ce type d’architecture. Pour certains, il est difficile reconnaître sa valeur à cause de l’histoire problématique récente. Alors que d’autres, les vrais utilisateurs de ces bâtiments, les apprécient pour la création d’espaces de qualité.
À Londres certains exemples de l’époque brutaliste ont été reconnus comme patrimoine et sont restaurés. Mais quel sera le destin des autres : rénovation ou démolition ? Alors que les autorités luttent, les vieux édifices s’effritent lentement dans l’oubli et les gens dépérissent dans les conditions inadéquates.
Cette longue lutte pour la préservation, qui a impliqué un certain nombre d’éminents architectes, m’a motivée à faire connaissance avec ces géants, de grands ensembles résidentiels.
The Barbican 1965 -1976
Capuche. Oystercard. Je cours sous la pluie. Mon premier point de visite est un bâtiment qui dans un sondage récent parmi la population locale a été reconnu comme le plus laid de la capitale. C’est le projet ambitieux de la firme Chamberlin, Powell and Bon – The Barbican.
Malgré sa mauvaise réputation, c’est vraiment une œuvre très importante, à la fois grâce à sa vaste échelle et sa diversité de fonctions. Bien qu’il ne soit pas un immeuble social, The Barbican appartient au conseil local et a été construit pour un public cible – la classe moyenne. Dans un pays déchiré par la guerre la nécessitée existait de soutenir les professionnels. Car habiter dans la ville n’était pas populaire, ce projet a été conçue comme une publicité pour la vie urbaine. Il a été promu comme un luxe : propre, lumineux, sûr et confortable.
Le choix d’un site d’importance historique – les anciens remparts de la ville – a pour but de créer un village dans l’ancienne ville. Les restes des murs et la petite église sont intégrés dans le calme intérieur du complexe et servent comme références poétiques. L’architecture se réfère aussi aux châteaux et forteresses médiévaux avec sa massivité et son brutalisme. Mais c’est la version britannique, ici l’utilisation abondante de plantes et de textures riches assure que, même pendant les journées de pluie et sans soleil, le grand ensemble garde vivant son caractère. Une vraie jungle urbaine. La texture de la surface, qui est un motif important dans tout le projet, est taillée à la main avec de petites pioches.
Trois hautes tours, des blocs de plots compacts, petites maisons mitoyennes – la diversité architecturale crée également une typologie de variété. Les architectes avaient imaginé qu’en montant les marches de l’escalier de la société et en agrandissant la famille, les habitants vont se déplacer d’un type d’appartement à l’autre. Tous les appartements donnent sur zones végétalisées et ont accès aux espaces publics. De nombreux labyrinthes piétons sont situés à 6 mètres au-dessus du niveau de la rue, alors que des parkings sont cachés de la vue sous le podium. En dépit de la quantité d’espaces publics et d’activités, le changement de niveaux et les passages créent une séparation physique et visuelle. Cette idée vient de Venise, où les bateaux se trouvent sur un niveau et les piétons sur un autre.
Le plan de l’ensemble est rédigé en réponse à l’idée idéaliste de cité-jardin et son motif parfaitement lisible – ici, la priorité est la densité, l’urbanité, et non pas la campagne. Après tout The Barbican est situé dans le cœur de Londres. Je suis moi aussi parvenue à me perdre et à avoir beaucoup de mal pour sortir du dédale, même avec l’aide de la carte.
Le processus de construction a été très long, car il était nécessaire de bâtir à travers la ligne existante de métro Le Circle Line. Les travaux étaient ralentis aussi par de nombreuses grèves des travailleurs, à cause des salaires, des conditions de travail, des nombreux changements dans les plans et de la complexité du projet lui-même. Toutefois, lorsque le complexe a été construit finalement, les trois tours d’appartements étaient les tours résidentielles les plus hautes en Europe. Comme dans presque toute l’architecture de brutalisme ici aussi on sent les influences de Le Corbusier à la fois dans les structures et les techniques de l’utilisation du béton et dans les plans des logements.
Un des anciens résidents de The Barbican, John Grindrod, dans son livre Concretopia dis que pour lui ce bâtiment est vraiment épique, imaginatif et animé. Et je suis entièrement d’accord avec lui – plus on passe du temps à l’intérieur, plus on peut ressentir les préoccupations des architectes. Il est entendu que les énormes volumes de béton déjà visibles à une certaine distance à partir de l’extérieur peuvent sembler menaçants et désagréables. Cependant, ils n’ont pratiquement rien en commun avec une vie réfléchie, agréable et délicate à l’intérieur de ces murs.
Dawson Heights 1968 – 1972
Un autre matin, une autre visite. Toast, tea, rain. Et je cours. En regardant les petites rues agréables de quartier Dulwich depuis l’étage supérieur du bus à impériale je saisis une impression claire de cette partie de la ville : c’est un quartier très résidentiel, calme et charmant où les gens se sentent chez eux aussi dans la rue. Pendant que le bus s’est arrêté devant le feu rouge, je regarde une jeune fille en pyjama debout devant la porte ouverte de sa maisonnette ; sirotant lentement son thé du matin elle observe la rue, le trafic, les passants.
Quand j’arrive dans l’arrêt de bus je vois déjà ma destination – à travers les petits toits du village résidentiel se distinguent les blocs de style Lego posées en gradin. C’est Dawson Heights Estate, le chef-d’œuvre de l’architecte Kate Macintosh. Bien que l’échelle du projet semble complètement étrangère à ce quartier des maisonnettes, le complexe est si parfaitement intégré que nulle part depuis la rue, ce bâtiment ne révèle sa véritable dimension.
L’architectonique est solide et humaine – les saillies qui forment les balcons, terrasses et loggias, créent aussi un effet de finesse et d’allongement vers le haut. Des vastes couloirs extérieurs et grandes ouvertures relient par la vue le jardin et la rue. Le motif des grands blocs extrudés se répète dans une plus petite échelle dans un jeu des nuances de couleurs des briques marron, en créant un effet de fragmentation attrayant. Si d’une certaine distance, l’ensemble pourrait sembler grand et dramatique, plus près il révèle sa nature défensive et attentive. En mélangeant différentes typologies des appartements entrelacées, l’architecte invite tout le monde à s’installer ici – ceci est une vrai maison sociale, sans discrimination.
Le complexe se compose de deux gros volumes parallèles et de deux plus petits, destinés aux personnes handicapées. Les différentes entrées dans le site fournissent toutes des vues magnifiques sur l’ensemble. C’est évident qu’une grande importance est attribuée à la chorégraphie quotidienne, en organisant les chemins d’accès d’une telle manière que les aspects les plus intéressants et agréables de projet sont révélés.
On trouve la végétation partout : la grande pelouse entre les deux barres est agrémentée de petites groupes des arbres et arbustes, les balcons et terrasses sont couvertes elles-aussi de verdure sur toute la hauteur de bâtiment. Leurs différentes couleurs contrastent avec les murs bruns clairs. La cour est très lumineuse et agréable quoique pendant ce dimanche matin tôt et froid tout est vide.
Un petit magasin se trouve au rez-de-chaussée, des bandes de parking entourent l’extérieur de complexe. Un terrain de sport conçu pour les jeunes est situé au bout de jardin, mais dans le centre s’est posé un terrain de jeu et des bancs où les parents peuvent asseoir et regarder des enfants. Ces éléments permettent de lire l’attention de l’architecte pour chacun des groupes d’âge.
Dans le film Utopia London on observe l’architecte Kate Macintosh visiter l’ensemble Dawson Heights et l’enthousiasme que cela apporte aux habitants. Ils vantent son travail et l’espace qu’elle a réussi à créer en l’appelant un génie. Elle avait seulement 28 ans, lorsque le projet a été créé. Cependant, déjà à ce moment l’architecte a su réfléchir et mettre l’accent sur les aspects qui, plus tard, vont créer une qualité de vie spécifique. Puisque l’argent public avait été dépensé, il était impossible de payer les extras inutiles, comme les balcons. Pour contourner ces règles strictes et offrir une qualité pour la population, elle a conçu un ingénieux système dans lequel tous les balcons servent également de sorties d’incendie. Aujourd’hui, ces mêmes balcons sont l’une des parties les plus reconnaissables du projet.
Robin Hood Gardens 1972
Toast, tea, la dernière visite. Ce matin, avant d’aller faire connaissance avec le nouveau glamour des gratte-ciels de Canary Wharf, je vais voir le dernier édifice brutaliste.
En sortant du métro dans l’est de Londres, historiquement la partie pauvre de la ville, je vois déjà en face de moi deux hautes façades avec un espace vert remarquable entre eux. Cependant, cette première rencontre ne révèle pas la véritable nature d’ensemble; les architectes ont bien caché les deux longs blocs qui suivent derrière les façades étroites d’extrémité.
Ceci est un projet du couple d’architectes Alison et Peter Smithson. En l’approchant je me rappelle des phrases inspirantes du film documentaire de 1970 The Smithsons on Housing. Dans cette émission de la BBC, qui a été tournée pendant la construction des bâtiments, les architectes expliquent leur vision utopique d’une société nouvelle qui va vivre ici.
Ils peignent la vie de fantaisie qui règne dedans : la paix, la sécurité et la communauté unifiée. Les longues façades se collent à la voirie et créent un sentiment de la rue et d’échelle avec des édifices environnants, tout en éloignant le jardin intérieur de ce qui se passe autour. Depuis la rue, l’immeuble est complètement séparé par ces limites, le stationnement et les niveaux changeant. Je dois admettre que ce motif est tout à fait caractéristique du modernisme : de créer son propre monde séparé et la vie en elle. De plus l’organisation interne est aussi subordonnée à ce principe en plaçant les chambres vers le jardin, mais les pièces plus bruyantes vers la rue. Même les fenêtres sont conçues pour laisser passer seul bruit minime de la rue.
« Rues dans le ciel » [streets in the sky] est l’expression-clé avec lequel le projet est identifiable dans l’histoire de l’architecture. Ces passages à chaque troisième niveau sont conçus larges et bien éclairés pour accueillir une multitude d’activités : des livraisons, des rencontres, des déménagements et des mouvements quotidiens. Comme dans le paragraphe précédant, c’est de nouveau une référence à l’Unité d’Habitation de Le Corbusier.
La cour entre deux blocs de construction – que les architectes ont appelé stress free zone – abrite des activités tranquilles. Les loisirs plus bruyants comme le football et d’autres jeux sont prévus dans le terrain spécifique. Aujourd’hui les murs en béton qui l’entourent sont couverts par des dessins d’enfants. Les Smithsons le décrivent comme un bon espace simple et je suis totalement d’accord. Avec un minimum de ressources un environnement très agréable est créé; cela permet d’imaginer vivement la vision utopique des architectes. La massivité des constructions n’est pas du tout ressentie dans le jardin intérieur. Les couleurs d’automne créent une vue et une ambiance incroyable dans la cour – des contrastes de bleu et d’orange.
Il commence à pleuvoir. Je cours vers l’un des bâtiments pour me cacher de la pluie sous une petite toiture. À ce moment, je remarque quelque chose d’autre. Dès le début en admirant le jardin et son ambiance calme je n’ai pas du tout fait attention aux vides : les bandes vides des magasins en rez-de-chaussée, les fenêtres brisés qui percent les murs autrement homogènes, les restes des joies ivres dans les coins de jardin. Il devient clair que le complexe n’a pas été suffisamment bien entretenu par son propriétaire, le gouvernement local.
En attendent sous la pluie avec une vitre brisée à mes pieds, je me souviens les scènes du documentaire sur Pruitt-Igoe – une autre vision moderniste qui a eu une fin tragique. Ce projet de logement social aux États-Unis, a été construit comme une solution aux problèmes sociaux. Mais vite complètement oublié par le gouvernement local et pas entretenu, il se transforma de maison agréable et chaleureuse en partie la plus criminelle et précaire de la ville de Saint-Louis. Pour beaucoup ce moment – la démolition de Pruitt-Igoe – marque la fin de l’époque moderniste.
Plus tard je découvre que, à la différence des autres grands ensembles que j’ai visités, Robin Hood Gardens n’a jamais fonctionné comme prévu. Des problèmes sont apparus dès le début, des compromis étaient nécessaires en architecture et en design. À partir du moment de l’ouverture, les habitants ont maltraité l’environnement bâti ce qui a empêché de créer un espace de vie agréable. De ce projet les architectes dirent plus tard : « En d’autres endroits vous voyez des portes peintes et des plantes en pot à l’extérieur des maisons, les arts mineurs de l’occupation qui gardent l’endroit vivant. Dans Robin Hood vous ne voyez pas cela parce que si quelqu’un vient à mettre quoi que ce soit dehors, les gens le cassent. » *
Cependant, la bataille pour l’avenir de cet ensemble n’est pas encore terminée. Même l’architecte reconnue Zaha Hadid s’est impliquée dans le processus, en disant que Robin Hood Gardens est son bâtiment préféré à Londres. Cette année, après une pause de 5 ans la lutte recommence. L’avenir de ce monument de brutalisme est incertain.
Après tout ce que j’ai vu, je dois avouer mon amour retrouvé pour ce style architectural et ces formes brutes qui gardent à l’intérieur des rêves utopiques doux et tendres. Donc, pour moi, ils seront toujours les gentils géants – brutalement énormes et menaçants à l’extérieur mais doux et sincère, quand on arrive à les connaître de plus près.
Je ne sais pas s’il est si facile de répondre à cette question de démolir ou de restaurer ; chaque cas est toujours individuel. Toutefois, la diversité et le contraste fort entre des opinions montre une chose – le modernisme et l’architecture brutaliste ne seront pas si facilement oubliés et remplacés par quelque chose d’autre.
Peut-être que c’est le grand problème du modernisme, de créer un monde propre et de se connecter à la ville plus tard. Mais est-ce qu’il est meilleur de ne pas rêver et ne pas imaginer de potentielles nouvelles modes de la vie ? L’urbaniste américaine Jane Jacobs dans son livre The Death and Life of Great American Cities écrit : « Nous attendons trop des nouveaux bâtiments, et trop peu de nous-mêmes. » * Je considère cela comme un portrait pointu du modernisme, car beaucoup de grandes idées de cette période ont été créés pour la société parfaite, qui, malheureusement, n’existe pas. Toutefois, il est nécessaire d’apprendre à la fois des bons et des mauvais exemples. Et même si les mauvais sont parfois tragiques, les bons – comme ceux que j’ai visité – donnent de l’espoir et permettent de rêver.
Bibliographie :
GRINDROD John, Concretopia : a journey around the rebuilding of Postwar Britain. Brecon : Old Street, 2013, 439 p.
SCHWAB Gerhard, Differenzierte Wohnanlagen = differentiated housing estates = ensembles d’habitations différenciées. Stuttgart : Karl Krämer, 1975, 112 p.
Revue : DASH Delft architectural studies on housing. The urban enclave = De stadsenclave. Rotterdam : NAi, 2011 n° 5. 168 p.
COLQUHOUN Ian, RIBA Book of British Housing: 1900 to the present day. Oxford. Second Edition. Elsevier, 2008, 401 p.
London architectural monograph, Home Sweet home: housing designed by the London County council and greater London Council Architect 1888-1975. Londres : Academy, 1976, 111 p.
Filmographie :
CORDELL Tom, Utopia London, 2010
JOHNSON B.S., BBC, The Smithsons on Housing, 1970
HARPER Phineas, Architecture Foundation, The Barbican: A Middle Class Council Estate, 2015
FREIDRICHS Chad, The Pruitt-Igoe Myth, 2011
Auteur : Vija VIESE vija.viese@gmail.com
* traduction anglais – français faite par l’auteur
Voyage réalisé en Novembre 2015