Elle m’apparut il y a un an. Au travers les flots de la mer Egée et le souffle d’un Melten force 7 j’aperçus ses lignes. Ce jour là, Hélios nous encouragea à arrêter notre route et rejoindre le port naturel de l’île sur laquelle elle trônait. Une dizaine de navires s’étaient déjà abrités dans l’anse. Amarrage. Ménage. Chemise. Quinze minutes après la baston, nous étions au bar. Mais elle m’avait frappé. Je ne pensais qu’à elle. Les autres ne l’ayant pas vue nous étions assis, au calme, et entre deux verres d’un vin rouge organique quasiment bon, les insulaires nous approchèrent.
« Kalimera »
Nous découvrions les aventures d’Ulysse, accueilli quelques millénaires plus tôt par la belle Calypso dont un mont porte aujourd’hui le nom. Pendant sept ans le marin y aurait été retenu dans une grotte par la nymphe. Des habitants, toujours plus aimables, nous narraient des mythes, les sacrifices sexuels des temps passés, les passages furtifs de quelques moines puis l’arrivée des premiers habitants véritables au XVI siècle, chrétiens orthodoxes réfugiés d’un empire ottoman peu tolérant. Nos camarades nous décrivirent en détails la traque et l’arrestation du baron de la mafia grecque menant une double vie sur l’île. Plus tard dans la nuit, ils me racontèrent leurs histoires de voyages, de pêches et d’amours. Mais personne ne me parla de ma brève rencontre matinale. Une femme, a priori en cure de désaméricanisation, croisée au tournant d’un pas de danse me fit découvrir les plus beaux coins de l’île. Je pensais qu’elle allait me la présenter. Mais rien.
Le lendemain Ulysse 2.0 devait partir. Ciré. Ménage. Désamarrage. Nous entamions notre dernier bord vers Leros pour rejoindre l’aéroport. Même pas un regard.
De retour en Afrique puis en France, la puissance du bleu méditerranée avait brouillé ma vue, les effluves d’ouzo monopolisé ma lucidité, et le goût du poulpe, anéanti mon appétit. J’ai pourtant tenté d’étudier Yves Klein, de me mettre sérieusement au pastis et de prendre automatiquement le poisson du restaurant universitaire. Mais Calypso avait gagné.
Après plusieurs mois de tourmente, de patience et de stratégie. Je trouvai enfin le moyen de partir à sa recherche.
Ford Focus – Mérignac
Ferry #2 – Kalimnos – Leros – Lipsi.
Le trajet pour la voir en vrai dure quatre jours. J’enchaîne les gares, les moyens de locomotion, les paysages, les langues, les degrés, les odeurs, les goûts, les alcools, les tenues. Tant bien que mal j’engrange les tonnes de CO2 émisses par mon passage. Moi qui prône le transport doux, je déroge consciemment à ma philosophie. Mais cette fois c’est pour la bonne cause. Sur la route, je retrouve mon équipe fraîchement débarquée du Sénégal. Une telle entreprise nécessitant d’être bien entouré, tant sur les plans psychique que technique, je n’ai pas hésité à faire appel à ces experts de la vérité pour que nous voyons ensemble.
« Kalispera »
Nous voilà de nouveau en Grèce, pays des Dieux, berceau de notre civilisation. Nous retrouvons Lipsi. Ou Lipsos pour les puristes n’ayant pas peur des mots – lipso signifiant fou en grec. Ce petit bout de terre dodécanien de douze kilomètres carré, intercalé entre Patmos, Arki et Leros est reconnu pour sa quiétude, son histoire et ses vins. Sept cent habitants se partagent son amour dans un paysage aride, parsemé de quelques modestes pavillons à la grecque. Ils vivent essentiellement de l’agriculture et de la pêche et profite du flux touristique en période estivale. En 2010 l’ancien maire disait « La Grèce est un beau pays qui surmonte la crise actuelle grâce à ses richesses locales et Lipsi en est un bel exemple : pêche, agriculture, bâtiment. Les habitants de l ́île ont plusieurs activités : pêcheurs et locations de studios, agriculteurs et maçons, restaurateurs et épiciers etc….. Les enfants aident leurs parents pendant la saison touristique et apprennent ainsi le monde du travail. ».
Si notre retour sur l’île est officiellement justifié par une nécessité constructrice, il est secrètement motivé par le fantasme d’une apparition, le besoin de la revoir.
Quand nous ne sommes pas en réunion officielle, à la pêche ou à la boulangerie – hot spot internet de l’île –, nous la cherchons. Car aucun guide ne stipule sa situation et les discussions avec les locaux ne donnent rien de sérieux, nous quadrillons l’île et procédons étape par étape. Nous arpentons les chemins rocailleux et partons à sa rencontre. Les conditions sont optimales pour un aventurier dont le trajet se résume habituellement de la place du Commerce de Nantes au quai François Mitterrand de son « île ». Le relief est abordable, la qualité de l’air pur comme jamais et nos sacs remplis de graines, olives et fromages. Nous prenons un rythme de recherche alliant plaisir et rigueur et marchons quotidiennement avec entrain.
Mais les jours passent et nous ne la trouvons pas. Je commence à me faire une raison. L’île n’ayant jamais été colonisée par les Empires grec, romain et ottoman j’aurais dû me douter qu’aucune ruine remarquable ne s’y trouverait. Nous trouvons certes quelques vestiges d’hommes de passage mais rien qui ne puisse correspondre à la beauté vue il y a un an. Nous perdons notre temps et devrions plutôt profiter de ce que l’île peut nous offrir. Et puis je devrais peut être me contenter de notre merveilleuse découverte du site de Kos quelques jours plus tôt. Entre vestiges d’architectures mussoliniennes et infrastructures touristiques nous avions fait successivement les rencontres de l’ancienne Agora, des bains et du stade. Cette terre ayant accueilli Hippocrate et son école, pourrait bien être la seule preuve d’usure de mon périple.
Ne restant que trois jours de voyage il serait sûrement préférable d’avouer aux autres que je me suis trompé. Que cette apparition n’était qu’un songe. Que la mer avait eu raison de moi, pauvre halluciné. Je leur annoncerai mon retranchement ce soir au moment de dîner. Mais pour le moment je les laisse profiter de cette belle journée de recherche. Eux qui sont si heureux de m’aider et impatient d’accéder à la beauté.
Pourquoi suis-je si excité à l’idée de voir l’usure, l’abandon, la trace. Qu’est ce qui me rassure tant dans l’échec de l’homme? Je ne pense pourtant pas être effrayé par son progrès. Je devrais alors m’extasier devant les prouesses qu’il enchaîne inlassablement. Devant la qualité technique et esthétique de sa production plutôt que dans l’effritement de ses structures et la patine du marbre millénaire. La maîtrise de l’homme sur la nature est essentielle ! Je dois essayer de me convaincre que la vie contemporaine est meilleure, et que la technologie n’est pas si terrible. D’ailleurs je vais reprendre un téléphone en rentrant à Nantes. Et repeindre mon salon. Faute de beauté du passé, je vais profiter du présent. Et si ça se trouve, elle aussi était neuve.
Le soleil se couche doucement sur Lipsi, il est temps de rentrer. Nous laissons notre place aux troupeaux de brebis et à la symphonie psychédélique de leurs cloches. Un soir de plus, je lis la déception sur le visage de mes camarades. Richard me fait ce clin d’œil de compassion. Ellen tente encore de me rassurer et pronostique un résultat pour demain. Sunny, elle, met un coup de pieds dans une pierre en exclamant un « je te déteste » maintenant habituel. Plus loin, dans le virage de notre chemin, Jamie est stoïque, sûrement abasourdi par ces dix derniers jours de marche. Il s’effondre. Acteur né, nous avons du mal à le croire. Sa sœur le rejoint tout de même pour vérifier s’il ne s’est pas blessé mais se fige à son tour. Cette fois Jamie ne jouait pas.
Elle est là, postée face à l’éternité. Difficile de savoir si elle attend quelque chose. Qu’on la termine. Qu’on la laisse. Depuis la mer, elle me paraissait beaucoup plus vieille. Elle n’a en fait qu’une dizaine d’année, à peine. La question de l’âge n’a finalement aucune importance, c’est son statut qui me fascine et m’excite. Certains la qualifieront de Parthénon de second rang, de ruine-pastiche. Pour moi elle n’est que perfection. Et la perfection se laisse approcher. Lentement. Loin des flashs, des shootings et des paparazzis, j’avance tel un reporter animalier et je soigne mes prises de vues par peur de la brusquer, le moindre clic de mon objectif perturbant l’érosion paisible de la belle. Je reconnais ces colonnes comme si je les avais moi-même conçues. Je caresse les traces de laitances des poteaux en béton parfaitement mis en œuvre. Je déambule dans cet espace intemporellement bien proportionné mais bizarrement, je ne me sens pas à ma place. J’ai pourtant pris l’habitude de traquer les oubliées mais celle-ci dégage quelque chose de trop fort. Elle est plus autonome qu’aucune autre. Ma présence, si elle est tolérée, la dérange. Rassuré de ne pas être essentiel je reprends mon chemin.
Hippolyte Gilabert – hippolyte.gilabert@gmail.com
Laisser un commentaire