Situé en Turquie, le village d’Hasankeyf est menacé de disparaître sous les eaux du Tigre, car l’État turc a entrepris la construction d’un barrage. Ce projet obligera le déplacement de la population et engendrera la destruction du riche patrimoine de l’une des plus anciennes villes mésopotamiennes.

Début 2009, Lorris, un compagnon passionné de vidéo découvre la triste histoire de Hasankeyf dans un reportage Arte. Choqué il nous fait part de son projet de se rendre sur place filmer la situation et nous invitent moi et trois autres amis à le rejoindre dans ce projet. C’est sans hésitation que je me joins au groupe auquel je ferais profiter de ma connaissance de la langue turque. Hasankeyf (9)

ARRIVÉE ET IMMERSION DANS LA PETITE VILLE

Après un long périple en voiture depuis la France nous arrivons enfin à destination.

Le petit village d’Hasankeyf ne m’était pas si inconnu que cela en vérité. Il faut dire qu’avec les médias et internet je m’étais déjà fait une idée du décor. Au travers des photos, des vidéos et des différents articles lus, j’étais déjà parvenu à cerner une part de la petite ville. Mais l’essence même de celui-ci me restait encore inconnue.

Nous sommes en juillet, il est midi et la chaleur devient insupportable. Notre première envie est d’aller boire un thé. Le thé turc auquel nous nous sommes déjà accoutumés avec notre passage par la capitale, Istanbul. Ainsi nous nous arrêtons dans l’un des cafés du village où nous nous installons dehors, sur une grande terrasse protégée du soleil par une dalle en béton.

La terrasse est emplie d’homme. Ils ont entre 30 et 60 ans et sont tous bien habillés. On pourrait penser que c’est une journée spéciale, mais non c’est ainsi que les hommes s’habillent ici : une belle chemise et un pantalon traditionnel pour la plupart.

S’ils sont si nombreux c’est parce qu’ils ne travaillent pas ou plus. En effet, « aujourd’hui il faut aller dans les grandes villes pour trouver, du travail » nous apprendra, Mustafa, un jeune né à Hasankeyf qui a fait le choix d’aller vivre à Istanbul.

Mais pour les plus âgées, quitter Hasankeyf à l’air bien compliqué. Ils sont attachés à leurs terres et l’idée d’habiter en ville semble les effrayer. Ainsi ils se retrouvent tous les jours entre midi et 17h pour boire le thé sur cette terrasse qui n’a rien d’exceptionnel hormis le fait de les protéger du soleil et de l’ennui.

Le serveur comprend que nous ne sommes pas d’ici, mais cela ne semble pas le surprendre. J’en déduis que ce n’est pas la première fois qu’il voit des touristes européens. En revanche il est stupéfait de m’entendre parler Turque : il est vrai que je ne suis pas typé au vu de mes origines kurdes.

Après quelques mots échangés et nos thés servis, un homme vient à notre rencontre. Il s’appelle Abduhla, il est adjoint au maire d’Hasankeyf. Il nous a entendu discuter avec le serveur et souhaite nous venir en aide. Nous lui expliquons la raison de notre présence à Hasankeyf et le fait que nous sommes à la recherche d’un lieu ou crécher pour le mois à venir. C’est spontanément qu’il contacte l’un de ses amis qui deviendra notre hôte : Husseîn.

Husseîn est un commerçant, il tient l’un des nombreux çardak en bas du village sur les rives du Tigre, au pied de la falaise. Les çardaks ce sont de petites paillotes en bois sur pilotis, situés sur les rives du Tigre et dont le plancher effleure l’eau. Des commerçants saisonniers y proposent à boire et à manger : brochettes de poissons péchés sur place, thé, … Pour y accéder il faut accepter de se tremper les pieds, après quoi, une petite échelle permet l’accès au plancher qui se trouve à un mètre de hauteur. Elles n’ont pas de mur, seulement une toiture plate pour protéger du soleil ainsi qu’un plancher. Au sol on trouve de grands tapis et des coussins sur lesquels les touristes aiment venir se détendre. Il faut dire qu’entre l’ombre que procure la toiture, l’air qui s’engouffre sous la cabane et la fraicheur qu’apporte l’eau , on est bien ici. Les çardaks sont d’ailleurs devenus un repère pour les touristes des villes voisines qui affluent à Hasankeyf le week-end.

Si je me suis lancé dans la description les çardaks c’est parce qu’en plus d’être des espaces dédiés au tourisme local, c’est dans celui de Hussein que nous allons séjourner. En effet le vieil homme a généreusement accepté de nous recevoir. Il nous dit que nous serons bien ici, qu’il n’y a personne la nuit et que même les scorpions ne peuvent y monter. Nous voilà ainsi rassurés et prêts à passer notre première nuit à Hasankeyf.

Les premiers temps dans un nouvel environnement, dans une nouvelle ville, dans un nouveau contexte sont selon moi essentiels, car ils influent sur toute la suite du voyage. C’est pendant la première semaine que chacun a créé ces marques qu’elles soit spatiales ou sociales. Si nous n’avions pas été dans ce café à notre arrivée à Hasankeyf, je suis certain que notre voyage en aurait été différent.

Dès le lendemain, c’est avec sérieux que nous commençons notre travail…

CONTEXTE

Hasankeyf (8)Hasankeyf est un village d’environ 7000 habitants situé à l’Est de la Turquie dans une zone majoritairement kurde. Relié administrativement à la grande ville de Batman, Hasankeyf se trouve de part et d’autre du Tigre et offre un paysage authentique ou se mêlent histoire, nature et culture. La ville s’est initialement installée dans la roche des montagnes et a formé des troglodytes avant de s’étendre dans la vallée et le long du fleuve.

Dès ses origines, la géographie confère à Hasankeyf une double fonction : le passage et le refuge. En effet, son pont, qui fut pendant longtemps l’un des seuls moyens de franchir le Tigre, en a fait un lieu de traversée et de passage incontournable. Les falaises et la roche servirent quant à elles de refuge et de protection lors des différents conflits qui se succédèrent dans la région. Grâce à ces deux caractéristiques, Hasankeyf fut l’une des étapes importantes de la Route de la Soie et connut ainsi son âge d’or au XIIe siècle.

UN PATRIMOINE UNIQUE

Hasankeyf est la résultante d’une histoire complexe marquée par les conflits et la succession de différents peuples. Principalement connu pour ses troglodytes, le village offre à voir bien d’autres traces de son passé. Hasankeyf regroupe à elle seule des vestiges des civilisations sumériennes, romaines, assyriennes, byzantines et ottomanes qui se sont succédé sur ces terres.

Les traces de civilisation les plus anciennes retrouvées dans la petite ville remontent à 10000 ans avant Jésus Christ. Aujourd’hui subsistent encore certains vestiges dont voici quelques exemples :

Hasankeyf (6)La citadelle : Construite par les Ayyoubide au XIIIe siècle, elle fût remaniée par de nombreux chefs kurdes au fil du temps. Considérée pendant longtemps comme la citadelle la mieux fortifiée de l’Est de l’empire, on en retrouve aujourd’hui les ruines au sommet d’une falaise de calcaire monumentale.

Hasankeyf (7)Le grand pont : Batî au XIIe siècle par les Artukide, une dynastie descendant des Turkmènes, il fut le plus grand pont de pierre construit au Moyen-Age. Longtemps empruntée par les commerçants européens qui se rendaient en Orient, il n’en reste aujourd’hui que les imposantes piles.

 Hasankeyf (4)La mosquée El-Rizk : Elle fût construite par les Ayyoubide au XVe siècle. Il n’en reste aujourd’hui que le minaret sur lequel des cigognes ont construit leur nid. Le minaret abrite également un escalier à double révolution. Comme à Chambord, une personne peut descendre pendant qu’une autre monte, sans qu’aucune des deux ne se croise.

Hasankeyf (2)Le mausolé de Zeynel Bey : Zeynel Bey appartenait à la dynastie Akkoyunlu qui régna brièvement sur Hasankeyf au xve siècle. Décoré de carreaux de céramique vernis de couleur turquoise et bleu sombre, ce tombeau constitue un des rares exemples de son genre en Anatolie.

Ces différents monuments ne représentent qu’une infime partie des édifices historiques présents sur le site puisqu’on en dénombre à Hasankeyf plus de deux cents. De plus, les archéologues estiment qu’il y a encore 80% du travail archéologique à réaliser et de nombreux autres monuments à découvrir.

LE BARRAGE D’ILISU

Hasankeyf (1)À 80 km de Hasankeyf, en aval du Tigre, l’État turc a commencé la construction du barrage d’Ilisu qui deviendra le deuxième plus grand barrage du pays. Les enjeux économiques et sociaux sont considérables : d’après les sources officielles, il devrait faciliter l’irrigation de ce territoire très sec, produire 3% de l’électricité du pays et générer plus de 10000 emplois.

Cependant, le projet reste très contesté puisqu’il aurait des répercussions considérables sur la population locale, l’environnement et le patrimoine historique. En effet, avec la construction du barrage les eaux du Tigre devraient monter d’environ 40 mètres sur les différents territoires en amont de Ilisu. De fait près de 200 villes et villages sont menacés d’être submergés dont la ville d’Hasankeyf et ses monuments historiques et près de 70000 habitants devront quitter leurs foyers. De plus, de nombreuses espèces d’oiseaux et de mammifères seront privées de leurs espaces naturels et finiront par disparaître.

Pour protéger les monuments historiques, l’État turc propose un projet surréaliste. Le déplacement des monuments les plus importants au sec sur l’autre rive, dans un « parc historique ». Mais on a du mal croire à la faisabilité d’un tel projet : comment déplacer, par exemple, les ruines d’un pont vieux de presque 1000 ans.

Outre l’intérêt économique et social, l’enjeu politique est important pour la Turquie : le barrage d’Ilusu permettra à l’État de contrôler le débit d’eau du Tigre et ainsi de priver l’Irak, et en particulier le Nord habité par une population kurde, de cette ressource indispensable.

D’un coût de 1,2 milliard d’Euros, le projet devait initialement être financé en grande partie par des pays européens dont la Suisse, l’Allemagne et l’Autriche, mais ces derniers se sont retirés du projet au vu de la controverse qu’il provoquait, mais l’État turc, déterminé à réalisé ce barrage, a trouvé le soutien des banques turques pour assurer le financement.

Le barrage d’Ilisu fait partie d’un bien plus grand projet territorial, nommé Projet d’Anatolie du Sud-Est (Güneydoğu Anadolu Projesi, GAP) qui vise selon l’État turc à revaloriser la vie économique, sociale et culturelle de la région est à ce jour, le plus important projet d’aménagement du territoire mené en Turquie. Le but de ce vaste plan est d’irriguer une surface de 1,7 million d’hectares de terre grâce à 22 barrages construits sur le Tigre et l’Euphrate dont 19 permettront la production d’énergie hydroélectrique.

POUR LES HABITANTS DE HASANKEYF

Hasankeyf (10)On aurait pu croire que les habitants, vivant principalement de l’agriculture et de l’élevage, accueilleraient avec enthousiasme le projet promettant emploi et développement. Pour une grande majorité, ça ne fut pas le cas.

Il y a trente ans, les habitants de Hasankeyf qui vivaient dans les troglodytes centenaires avaient déjà été forcés à quitter leurs maisons pour s’installer dans un nouveau quartier construit par le gouvernement plus bas dans la vallée. Si le projet Ilusu vient à se réaliser, ce sera un nouvel arrachement pour les habitants attachés à leur village et à leurs terres. Une expropriation imprévisible les attend, car l’État reste très vague sur les dédommagements et les habitants ne savent pas réellement s’ils pourront tous être relogés. Il est fort à penser que cette population sera contrainte à s’exiler vers les grandes villes.

Au cœur du conflit, Hasankeyf est devenu le fer de lance du combat contre les projets de barrage entrepris par l’État turc. Pour protéger le patrimoine d’Hasankeyf, mais aussi les habitants des rives du Tigre, la faune et la flore de la vallée, toute la région de Batman se mobilise. De nombreuses actions et pétitions ont été conduites.

En France et dans le monde, une poignée d’indignés tentent également d’aider et font notamment pression auprès de l’UNESCO pour faire classer la ville et interdire le barrage.

Ce combat pour la sauvegarde de Hasankeyf et contre le projet de barrage d’Ilisu n’est pas sans rappeler les mouvements contestataires contre l’aéroport de Notre Dame des Landes. Ainsi il semblerait que dans différents pays du monde les pouvoirs gouvernants entreprennent des projets pharaoniques à principale visée économique sans se soucier des enjeux locaux et des acteurs en présence sur le territoire.

Bibliographie :

-Chris Kutschera , Hasankeyf une ville condamnée à disparaître sous les flots…, http://www.chris-kutschera.com/Hasankeyf.htm, consulté en janvier 2015

-Mikrop Aerial Pictures, Hasankeyf video presentation, http://vimeo.com/104878123

-Marlène Alibert, Barrage d’Ilisu – Un nouvel espoir pour Hasankeyf, http://www.lepetitjournal.com/istanbul/accueil/actualite/136306-barrage-d-ilisu-un-nouvel-espoir-pour-hasankeyf, consulté en janvier 2015

-Stanislas Denis-Callier, Hasankeyf : 10 000 ans d’histoire sous pression, http://safarexpeditions.org/hasankeyf-10-000-ans-dhistoire-sous-pression/, consulté en janvier 2015

Ulas Colas. ulas44@hotmail.fr          

 voyage effectué en juillet et août 2009