« Cette lumière transmutée a une valeur émotionnelle, une intériorité, une qualité métaphysique en accord avec la poésie de l’architecture. »
Pierre Soulages, Écrits et Propos, 2009.

Début août, Provence. Une chaleur sèche, un vent léger, prêt à déclencher des incendies. Une semaine, sur la route des abbayes de Provence: on part voir les vitraux contemporains. Objectif : changer de regard sur cet objet au nom poussiéreux et en prendre plein les yeux ! Étapes en vue : Sarkis à Silvacane / Matisse à Vence / Kim En Joong à Ganagobie / Aurélie Nemours à Salagon.

Carte du parcours

 

Sarkis à Silvacane

L’Abbaye de Silvacanne se trouve à La Roque d’Anthéron. C’est une des trois sœurs cisterciennes avec les abbayes de Sénanque et du Thoronet. Elle a été fondée au XIIe siècle. L’architecture du lieu est plus élancée que celle de ses sœurs. Caractéristiques de l’ordre cistercien, les bâtiments sont tous extrêmement clairs, purs, dépouillés.

Des grands travaux de restauration du site ont commencé en 1952, dans la lignée desquels une commande publique a été lancée pour les vitraux du réfectoire de l’abbaye. Dès sa première visite sur le site, Sarkis a été saisi par le lieu. Il a apprécié ce réfectoire unique, grandiose, sobre et sans division. Il a été chargé de l’intégralité de l’aménagement qui s’est étalé de 1999 à 2001. Il a ainsi réalisé ainsi cinq verrières et cinq sièges. Le mobilier ne porte pas de sens liturgique. Il n’est pas fonctionnel non plus – les chaises n’ont pas de plateau – mais signifie plutôt l’échelle de l’homme. Il rappelle et théâtralise la fonction initiale de la pièce. Véronique David et Laurence de Finance parlent de « résonance musicale » entre les vitraux et les chaises. (1)

Le réfectoire est devenu un espace d’exposition. Lors de notre visite s’y trouve une œuvre temporaire de Gérard Traquandi : un travail sur le monochrome. C’est le choix qu’il a fait pour s’inscrire dans le lieu et dans l’ordre cistercien. En effet, l’Abbé de Clairvaux souhaitait limiter la couleur et les représentations dans les abbayes, qui selon lui, éloignaient de la lumière divine et nuisaient à l’extase. Saint Bernard était iconoclaste et même « chronoclaste » pour reprendre l’expression de Michel Pastoureau. Il tolérait toutefois une harmonie monochrome et éventuellement un camaïeu « clair mais pas brillant ». C’est dans cette idée que Gérard Traquandi s’est inscrit, en réalisant des toiles de petits formats et des céramiques, toutes unies. Elles sont de trois teintes : blanc, jaune, vert, résonnant avec les vitraux de Sarkis.

Sarkis a choisi pour ses vitraux le motif de l’empreinte digitale. Cette signature est ici un geste identitaire autant que l’indice d’un travail abouti. C’est, selon lui, un moyen « de toucher le début des choses. » Ces empreintes agissent telles des milliers de vecteurs de lumière aux vibrations uniques et changeant avec le jour. Elles se fondent dans le paysage de la végétation extérieure et brouillent alors les limites d’intériorité. Elles s’inscrivent dans les murs de l’abbaye par projection des reflets et repeuplent ainsi ce lieu vidé de ses anciens occupants.

Détail d’un vitrail du réfectoire

Pour les réaliser, Sarkis a mis en place un protocole avec les Ateliers Duchemin – auxquels il a laissé un testament pour assurer la pérennité de son œuvre. Il désirait que les vitraux arborent le motif des deux côtés ; c’est pourquoi Gilles Rousvoal des Ateliers Duchemin lui a recommandé d’utiliser deux plaques de verre feuilleté plutôt qu’un verre industriel. Car ce dernier, coulé sur de l’étain en fusion, ne réagit que d’un côté. La distance entre ces deux feuilles (12 mm) ajoute un effet cinétique et offre de la profondeur aux traces. Les empreintes anonymes (celles de 5 personnes de l’atelier) sont apposées suivant une intensité et un espacement déterminés par l’artiste. Elles déposent ainsi un mélange de jaune d’argent et d’huile de lin, sur lequel est saupoudré du jaune d’argent en sulfure, de manière à intensifier la couleur. La deuxième feuille porte les empreintes de Sarkis, qui s’appuie sur la partition précédente pour écrire la mélodie. Ce processus intellectuel et méticuleux semble s’inscrire à merveille dans la règle de Saint Benoit, dans la lignée duquel s’était inscrit Saint Bernard : « ora et labora », « prie et travaille ». Après un repos de 48h, ces vitraux sont cuits 630°C. (2)

Sarkis n’a donc pas eu recours aux cartons, mais simplement à des maquettes d’essai. Par le motif et l’ambiance créée, l’œuvre témoigne en effet de la spontanéité et de l’improvisation de sa réalisation. Geneviève Breerette parle de couleurs entrant en ébullition ou encore d’empreintes qui se gonflent et deviennent de précieuses pierres ou de légers pétales (3).

 

Matisse à Vence

La chapelle du Rosaire réalisée par Henri Matisse entre 1948 et 1951 est propriété du couvent des Dominicaines de Vence. Elle s’insère délicatement dans le paysage, arborant néanmoins sa croix de fer forgé haute de 13 m et son toit de tuiles bleues et blanches. Cette chapelle est entièrement conçue par Matisse : du plan général aux vêtements liturgiques. Son objectif ? Amplifier les dimensions réduites du bâtiment par le simple jeu des lignes et des couleurs. Un levier ? Les vitraux. Ils font face, ici, à un mur de céramique blanche qui raconte, à la manière d’un livre ouvert le chemin de croix, saint Dominique, la Vierge à l’Enfant dessinés en larges traits noirs. Ils participent de l’équilibre de force de ces deux murs. Matisse parle de l’ « expansion d’un chant d’orgue, sans qu’il ait besoin de paroles. »(4) Avant d’arriver à sa version finale, beaucoup de tâtonnements. L’Arbre de Vie de l’abside reprend le feuillage du figuier de Barbarie, cactus emblématique de la région, devant le jaune du soleil qui fait le lien entre ciel et terre. Les lancettes de la nef et du sanctuaire arborent des formes végétales inspirées de motifs haïtiens, souvenirs de voyage de Matisse.

Vue de la nef

À l’inverse de Sarkis, Matisse n’utilise pas de maquette mais des cartons grandeur nature, sur lesquels il applique sa technique des papiers gouachés découpés. Plus qu’un simple procédé, c’est un nouveau langage : « Le papier découpé me permet de dessiner dans la couleur. Il ne s’agit pour moi que d’une simplification. Au lieu de dessiner le contour et d’y installer la couleur – l’un modifiant l’autre –, je dessine directement dans la couleur qui est d’autant plus mesurée qu’elle n’est pas transposée. » (5) À propos de Jazz, il disait au frère Rayssiguier : « Ce sont des couleurs de vitrail. Je coupe ces papiers gouachés comme on coupe du verre ; seulement, là, elles sont disposées pour réfléchir la lumière, tandis que, pour le vitrail, il faudrait les disposer autrement parce que la lumière les traverse. » (id.) Dans le discours d’inauguration du musée Matisse du Cateau-Cambrésis, il en parlait comme de son chef d’œuvre car c’était le projet qui avait donné du sens à sa vie.

La réalisation des vitraux avait été confiée par le père Couturier à Paul Bony de l’Atelier éponyme. Malgré ses doutes pendant la fabrication, le résultat final l’a émerveillé par la pureté et la justesse des trois tons dont le choix était pourtant périlleux : bleu outremer, vert bouteille, jaune citron. Matisse n’avait alors même pas pris la peine de juxtaposer les échantillons avant d’arrêter sa décision. Pierre Bony affirme de lui qu’il a l’œil absolu (de la même manière que certains musiciens ont l’oreille absolue). Alors que le jaune translucide retient l’esprit du fidèle dans la chapelle, les vert et bleu laissent fuser son esprit au dehors. Pour produire un tel effet, Paul Bony a mis au point une technique inédite : il a dépoli le jaune à la vapeur d’acide sur la totalité de la surface. Une première en effet, le recours habituel à la gravure délimitaient les zones précises qui devaient être attaquées à l’acide.

Matisse se place ainsi à contre-courant de la mode de l’époque, tant par le choix des matériaux que par celui des couleurs, « à la limite du grincement ». Pour lui, c’est le jeu des éléments entre eux qui produit l’effet, non l’élément lui-même.

 

Kim En Joong à Ganagobie

La Chapelle du Monastère de Ganagobie est perchée sur les hauteurs à 350 m au-dessus du lit de la Durance. Le Monastère date du Xe siècle. Il a été construit à côté des ruines de l’ancien monastère, sur le passage de la Via Domitia, route gallo-romaine du IIe siècle av. J.-C. reliant la péninsule ibérique à l’Italie en passant par la Gaule narbonnaise. Depuis la révolution, la chapelle ne présentait plus de vitraux, mais de simples verres translucides. Une étude archéologique du site – réputé pour sa mosaïque du XIIe siècle – avait démontré la présence ancienne de vitraux très colorés.

L’église est sombre, enfoncée d’un mètre dans la terre. Les quelques marches à l’entrée donne l’impression de pénétrer dans une grotte. L’office sobre, presque austère des bénédictins renforce cette sensation de rigueur. Pourtant, la communauté déborde de vie. C’est probablement ce contraste qu’a ressenti le père Kim En Joong en partageant la vie des moines à Ganagobie. Avant de proposer son projet, il a en effet vécu un moment au monastère. Ses vitraux sont vivants. Multicolores. Au fur et à mesure de la journée, l’église s’anime de reflets mouvants et colorés. Kim En Joong affirme : « Tout mon art est d’aller des ténèbres vers la lumière. » (6) Son penchant pour l’art roman l’invite dans le sens de cette simplicité. Il veut faire de ses vitraux des symboles d’accueil, celui qu’il a ressenti dans la Cathédrale de Chartres, la plus belle du monde à ses yeux. Il promeut le beau comme vecteur d’unité, au moyen de couleurs primaires universelles. Celles-ci sont néanmoins tout en nuances, limitant la vulgarité des vifs rapports de couleur.

Vitrail du transept

Ses vitraux témoignent aussi de la spontanéité de leur réalisation : pas de maquette, ni de carton. Le père Kim En Joong a peint sur les baies, posées à même le sol. Il a réalisé neuf verrières d’un seul tenant, sans plomb. Exception faîte de la rose du tympan, divisée en neuf compartiments. Ces baies sont en verre float incolore de 6 mm d’épaisseur découpé dans la forme des ouvertures. À leur surface, Kim En Joong a appliqué différentes couleurs : des émaux dilués pour le bleu, le vert et le mauve, du sel d’argent pour le jaune, du sel de cuivre pour le rouge. Ceux-ci ont pénétré dans le verre par cémentation lors de la cuisson. Plus le verre était humide, plus l’émail est translucide. On observe même des dégradés. À ces teintes se mêlent des traits de grisaille aléatoires, colonnes vertébrales structurant la composition. Il les a réalisé avec des pinceaux traditionnels de calligraphie coréenne. Cette technique nécessite 3 à 4 cuissons successives à 670°C.

À propos de ces vitraux, Laurence de Finance parle de l’ « expression lyrique d’une rencontre entre la calligraphie extrême-orientale et l’art contemporain d’Occident. » (7) Ces baies, feutrant les limites intérieur/extérieur, nous propulsent en effet hors du temps aux confins de cette chapelle protectrice.

 

Aurélie Nemours à Salagon

À Mane, dans le Prieuré de Salagon, l’église Notre-Dame est pleine d’une lumière rouge. Ses rubis scintillent depuis 1998. Ils sont le fruit d’une collaboration entre les Ateliers Duchemin et Aurélie Nemours. Cette église romane du XIIème siècle est rattachée à l’abbaye bénédictine de Saint-André de Villeneuve-lès-Avignon. Elle a été restaurée entre 1983 et 1992. La création de vitraux a été décidée par le Conseil Général des Alpes de Haute-Provence en 1997 et confirmée l’année suivante par la DRAC Provence Alpes Côtes d’Azur. Pas réellement d’appel d’offres. Pierre Buraglio d’abord sollicité par l’architecte-en-chef des bâtiments historiques, Francesco Flavigny, s’est effacé dès qu’il a su qu’Aurélie Nemours avait commencé à travailler sur le projet.

La façade extérieure, dénudée, porte encore les traces du tremblement de terre de 1909. Son portail travaillé annonce le contraste avec les riches décors intérieurs : chapiteaux sculptés, colonnettes cannelées, vestiges de fresque gothique. Mais ceux-ci, progressivement effacés, ont laissé un ensemble d’une grande homogénéité formelle et colorée, caractéristique de l’architecture romane. À cette sobriété et cette force intrinsèque répond particulièrement la démarche artistique rigoureuse, quasi austère d’Aurélie Nemours. À toute sa carrière articulée autour d’un art abstrait géométrique et monochrome, cette réalisation s’ajoute, tel un post-scriptum. C’est l’aboutissement de ses recherches sur la couleur absolue comme vecteur d’expression universelle.

Sa première intention vient d’un vitrail réalisé avec l’Atelier Le Chevallier en 1964 et exposé au Palais Chaillot de février à décembre 1969 pour « Les maîtres contemporains du vitrail ». Gilles Rousvoal des Ateliers Duchemin le décrit alors comme « une sorte de mosaïque de verre rouge mais qui ne résonnait pas comme un monochrome. » L’objectif  était, pour lui, de conserver les vibrations créées par la découpe d’une même feuille. Procédant de la sorte, les pièces résultantes ont été assemblées par des lignes de plombure d’une épaisseur constante de 10 mm, conférant ainsi relief et vibration à la lumière, « à la manière d’une corde sur un instrument de musique. » (8)

Vitrail du chœur

Leur réalisation a été rapide. Pas de cuisson, le verre étant laissé à nu, sans grisaille. Pas de maquette non plus, un simple travail sur carton permettant à l’artiste de déterminer le rythme horizontal/vertical de sa structure, faisant discrètement écho au plan asymétrique de l’Église.

À propos de la couleur, Aurélie Nemours ne lui attribue aucune valeur symbolique : pas de sang, ni de royauté, de passion ni de colère, de martyr ni de gloire. Elle avait hésité avec du blanc. Mais une simple visite sur le site l’avait convaincu. Le rouge a ici le statut d’une couleur élémentaire : il est « anti-rhétorique pur », procède de la « vérité » (9). Aurélie Nemours l’appelle pourpre.

Le choix technique s’est vite arrêté sur un verre irradié au rouge sélénium pur. C’est l’unique verre qui ne laisse passer qu’une longueur d’onde et offre ainsi une couleur profonde, sans reflets, d’une intensité surréaliste. Néanmoins, « tout en étant parfaitement visible, ce rouge ne donne, lui non plus, rien à voir » (id.). Ces verrières (six baies, quatre lancettes et deux oculi) captivent par leur force magnétique, sans rien montrer. Dans le monochrome et la sérialité du motif, Aurélie Nemours n’a pas cherché le vide lui-même, mais plutôt l’état de vacuité apte à la réception, l’état d’écoute maximale recherchée dans les lieux religieux.

le rythme avant la forme
le rythme originel
le plus subtil de la matière
l’instant spirituel
le plus près du signe
le signe chargé d’un ailleurs
la puissance du signe doit atteindre l’UN
le rythme innombrable est encore figure du cosmos
pourtant le rythme exprime le nombre
le nombre avant la matière est debout
pour le peintre
au commencement était le nombre
ainsi
« au commencement était le verbe »
la couleur sans nom
prise sur l’ondulatoire la couleur n’a plus de nom
la couleur est énergie pure
l’oscillatoire exige le mouvement sur le point couleur
voici le creuset de l’alchimiste
chauffer froidir chauffer froidir
la vibration module la mathématique solaire
jusqu’à l’infini des valeurs
le peintre se situe ici-même
entre feu et lumière

Texte d’Aurélie Nemours

 

Cette excursion nous a chamboulées. Le vitrail, art monumental mal connu, car assez caricatural et sclérosé depuis le XIXe siècle, s’est réveillé depuis la fin de la seconde guerre mondiale grâce à la commande publique pour la restauration d’édifices religieux. Les vitraux, par leur texture et leur emprise sur la lumière, laissent rarement insensible. Ce ne sont pas juste les cadrages habituels des percées qui offrent à contempler un paysage, ce ne sont pas non plus les substituts ruraux des théâtres dont parlait Flaubert dans Madame Bovary. François Barré avance plutôt la fragilité vibrante d’un art complexe qui traite de la limite et de la lumière. Il le considère comme l’entre-deux du visible et de l’invisible, du dedans et du dehors, des ténèbres et de la lumière, de la figure et de la présence. Nous ne pouvons que confirmer ces propos, attribuant aux vitraux toute leur spécificité.

Eugénie Baillet

Voyage effectué du 5 au 11 août 2017

Références

1. Chagall, Soulages, Benzaken… Le vitrail contemporain, Exposition présentée à la Cité de l’architecture et du patrimoine, Paris, du 20 mai au 21 septembre 2015, sous la direction de Véronique David et Laurence de Finance.
2. Expression de Gilles Rousvoal dans un entretien réalisé par Laurence de Finance
3. Geneviève Breerette, Sarkis à Silvacanne, Paris, Editions du Patrimoine, 2001
4. Propos d’Henri Matisse après une révélation à Chartres
5. Henri Matisse, M.-A. Couturier, L.-B. Rayssiguier, la chapelle de Vence, journal d’une création, Cerf, 1993
6. Jean-François Lagier, Kim En Joong, vitraux, Chartres, Editions du Cerf, 2009
7. Chagall, Soulages, Benzaken… Le vitrail contemporain, Exposition présentée à la Cité de l’architecture et du patrimoine, Paris, du 20 mai au 21 septembre 2015, sous la direction de Véronique David et Laurence de Finance.
8. Expression de Gilles Rousvoal dans un entretien réalisé par Laurence de Finance
9. Anca Vasiliu, « La lumière dans le creux du visible », dans l’ouvrage de François Barré, Louis Bec, Christine Buci-Glucksmann, Architectures de lumière – Vitraux d’artistes 1975-2000, Paris, Marval, 2000

 

Photographies – Constance Castaing, à l’exception de la Chapelle de Vence (Royal Academie of Arts)

Carte Eugénie Baillet