Janvier 2017. La vie m’emmène à Londres. Ou peut être est-ce l’exposition en hommage à Zaha Hadid qui me conduit dans cette ville. L’architecte, seule femme à avoir reçu le Priztker Prize, était exposée à la Serpentine Gallery dont elle avait construit l’extension en 2000.
Je passe à peine quelques jours à Londres, j’arpente, je découvre, je m’y perds aussi beaucoup. Le métro me passionne, bien que coûtant une petite fortune en comparaison avec Paris, chacune de ses rames, de ses lignes, me déplace dans un autre univers. Tantôt larges et vides, tantôt très bas de plafond et armées de strapontins, ces différences m’étonnent et font passer le temps plus vite quand je me rends à l’autre bout de la ville, à Hyde Park, l’un des plus grands parcs de Londres.
En sortant à l’arrêt de métro Knightsbridge, je tombe des nues. M’attendant à une zone plus résidentielle et calme, le bruit du trafic m’assomme. Les voitures, les bus, les camions, tous se rejoignent aux différents carrefours devant nous pour alimenter la cacophonie ambiante des klaxons. Les rues, très larges, permettent jusqu’à l’alignement de trois voitures de chaque côté, toutes pressées, obnubilées par les feux de circulation, attendant le top départ, le pied sur la pédale. Je lève la tête et me retrouve face à des panneaux publicitaires toute hauteur sur des bâtiments atteignant les neuf étages pour les plus grands. Ce bombardement visuel d’interventions marketing, de plus en plus présent dans les villes me fait forcément penser à Piccadilly, que nous avions visité la veille, d’autant plus impressionnant de nuit que nous ne voyions que les panneaux lumineux remplis de punchlines et leur éclairement sur la place.
A propos de Piccadilly ; presque à chaque fois que je me déplace dans un endroit que je ne connais pas, mon premier réflexe c’est de vérifier sur Google Maps. Génération Y, je suis complètement dépendante de cette application qui m’apporte bien plus qu’une simple carte. Elle me permet de chercher un café pour pas trop cher, de vérifier les horaires d’ouverture d’un établissement, de découvrir une ambiance particulière, de trouver des itinéraires en transport en commun, les horaires d’une station, de regarder ou partager des photos, en bref, c’est la boussole des temps modernes ! Une autre option de Maps qui est intéressante, c’est la possibilité de “voyager” au travers de son écran, de se déplacer dans la ville en voyant en 360° autour de soi. Pratiquement toutes les rues sont référencées aujourd’hui, souvent à plusieurs années d’intervalles, et de jour pour qu’on puisse voir l’endroit, évidemment. A Piccadilly, la prise de vue, la Street View comme on l’appelle, est faite pendant la nuit. Les images sont très claires et compréhensibles, mais surtout révélatrices d’un territoire. C’est une place qui se vie autant de nuit que de jour, mais qui se révèle bien plus spectaculaire quand le soleil tombe. Les lumières, les couleurs des enseignes et des panneaux publicitaires confèrent à l’espace public un certain caractère festif, une certaine grandeur.

Pour en revenir à Hyde Park et son quartier, nous nous sommes dirigés vers le parc. Pour l’atteindre, il fallait marcher pendant une petite dizaine de minutes entre le trafic des voitures et des bus d’un côté, et une lignée de bâtiments, en briques, très fermés sur la rue de l’autre. Le trottoir étant assez étroit, l’ensemble donnait une sensation d’oppression, en opposition avec le caractère habituellement assez chaleureux de la brique rouge. Nous étions silencieuses sur la route, nos paroles étant automatiquement avalées dans le bourdonnement urbain ambiant. Et soudainement, le bruit a diminué, il s’évadait dans le parc, était absorbé par l’espace vide, par les arbres et ce paysage vert se dérobant sur notre droite. Nous étions arrivées à Hyde Park.
Chose étonnante, des clôtures nous faisaient barrage. Des petits murets d’une soixantaine de centimètres de haut, toujours en briques rouges, surmontés d’un garde corps en fer forgé, auxquels s’ajoutait une haie longeant la barrière, nous forçait à continuer notre route sans pouvoir pénétrer dans le parc. Une frontière urbaine, forçant le passage à quelques entrées surveillées, contrôlées. Le public, discipliné, est alors obligé de faire le détour. Ainsi, Hyde Park n’est plus simplement un passage dans la ville, un raccourci, il devenait une promenade, plus qu’un lieu par lequel on passe. Dociles, nous aussi faisions le détour pour entrer dans ce poumon vert de la ville.
En plan, Hyde Park est très impressionnant. Son nom vient de l’ancienne unité de mesure anglaise : le “hide”. D’une superficie de 142 hectares, la vue aérienne donne l’impression qu’il en fait le double. En effet, il est accolé au Kensington Gardens, séparés seulement par la Serpentine River, et qui eux font une superficie de 110 hectares. A eux deux, ils forment une entité comparable au Central Park de New York, dans leur proportion par rapport à la dimension de leur villes. Ce qui est étonnant, c’est le traitement de leur environnement architectural direct. Londres, ville avec un patrimoine historique important, entoure son grand jardin de bâtiments relativement peu haut, tournant aux alentours de huit étages. New York quant à elle, marque beaucoup plus cette impression de vide dans la ville, de respiration à très grande échelle en délimitant le parc par des façades très impressionnantes d’une moyenne de seize étages.

Nous sommes entrées par la South Carriage Drive, un grand portail ouvert au sud du parc, un bâtiment de chaque côté, un contrôle des voitures pénétrant le site, puis une grande étendue de vert. Tout devient calme d’un coup. En empruntant les chemins piétons, nous oublions la ville, cette capitale toujours en mouvement. Ici les gens flânent, prennent leur temps, s’allongent.
Nous nous perdons un peu dans les différents chemins, nous laissant guider par le soleil, les odeurs, et le paysage. Nous arrivons à ce que nous pensions être la Serpentine Gallery, lieu de l’exposition. Mais il faut savoir que ces galeries sont composées de deux entités, situées à cinq minutes à pied l’une de l’autre, chacune de son côté de la Serpentine River. La Serpentine Gallery a été investi en 1970 et accueille depuis 2000 une extension par an, un pavillon temporaire, réalisé par un architecte, artiste ou designer différent chaque année. Chaque pavillon est construit en 6 mois et laissé ouvert à la découverte au public pendant trois mois. La première à participer était Zaha Hadid, elle retenta l’expérience sept ans plus tard. Suivi par des noms prestigieux du milieu de l’architecture, avec des styles très différents comme Daniel Libeskind en 2001, Toyo Ito l’année suivante, Oscar Niemeyer, Alvaro Siza, Rem Koolhas qui se sont succédés, puis Franck Ghery en 2008, SANAA, Jean Nouvel, Peter Zumthor, Herzog et De Meuron en collaboration avec Ai Weiwei et bien d’autres. Cette année, c’est le travail de Diébédo Francis Kéré qui a été sélectionné. Les travaux commençaient tout juste au moment de ma visite, les mois d’ouverture de l’extension étant de juin à octobre.

Les deux pavillons de la Serpentine n’ont pas été les seules contributions de Zaha Hadid. En 2013, les galeries lui ont confié la réhabilitation et l’extension de ce qui s’appelle aujourd’hui la Serpentine Slacker Gallery, la deuxième entité de l’autre côté de la Serpentine River. La réhabilitation concernait un bâtiment du XIXe siècle en brique, The Magazine, initialement magasin de poudre à canon, et une extension du vingt-et-unième siècle en structure tendue. Une opposition assez nette, dans les matériaux et l’aspect formel. L’extension en courbes douces et grandioses tranche avec le bâtiment rigide et ultra fonctionnel, comme deux parties très distinctes l’une de l’autre. Quand on arrive face à la galerie, c’est un portique assez imposant qui se fait remarquer, et qui marque l’entrée. L’extension est comme dissimulée sur le côté, bien que remarquable et attirant l’œil, elle participe à l’excitation d’arriver enfin au lieu d’exposition.

Extension de la Serpentine Slacker Gallery

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C’est donc ici que l’exposition avait lieu, de son nom : « Zaha Hadid : Early Paintings and Drawings ». Après sa disparition en mars 2016, l’idée a été lancée de faire un événement en hommage à sa carrière, à son travail, et à sa façon si singulière de faire de l’architecture. Là où ils auraient pu décider de présenter des maquettes, photos, plans de ses réalisations architecturales, urbaines et de design, ce sont, comme son nom l’indique, ses peintures et dessins qui ont été présentés, et comme le précise Early, il s’agit uniquement de travaux des années 1970 aux années 1990, avant sa première réalisation en 1993 ; la Vitra Fire Station en Allemagne.

Ainsi, l’exposition relatait de la façon dont l’architecte utilisait la peinture pour construire ses projets, ses inspirations, et son mode de réflexion. On y retrouve un mélange savant de références d’avant-gardisme russe, en grande partie les travaux de Kasimir Malevich, de mathématiques, de morphologie, de géométrie, et de technologie digitale. Il y a également différentes influences culturelles, on identifie son attachement à la culture anglaise, mais aussi aux mondes arabe et asiatique. L’exposition comprenait un petit espace de ventes de livres, une maison d’édition indépendante en lien direct avec la galerie : Koening Books. Par habitude, j’y passe un bon moment et je finis par craquer, et je me procure l’ouvrage qui présente l’exposition, du même titre. Il développe la pertinence de l’exposition.
À la toute fin du livre, Schumon Basar, qui travaillait dans son agence, la décrit sous toutes les lettres de l’alphabet. A la lettre P, évidemment, il parle de son rapport à la peinture : « At the office, I learned that these paintings were also social condensers. their complexity of shape and colour was often the result of a group of people painting for weeks or months, the way traditional Persian or Turkish carpets would be collectively woven, in ritualised time as much as matter. »
On y retrouve plusieurs interviews, dont une par Hans Ulrich Obrist qui interroge Hadid ainsi que son partenaire Patrik Schumacher sur leur travail artistique et digital.

Dans une interview donnée en 2006 à Zurich, Hadid explique à Obrist sa relation à l’avant-garde russe. En 1972, son professeur Elia Zenghelis, leur a donné une conférence sur le constructivisme russe « he was such a magnetic character. He kind of gripped everybody”. Puis, en quatrième année, elle travailla sur un projet intitulé Malevich’s Tektonik, où l’idée était de transposer une œuvre de Malevich à un contexte urbain, ce qu’elle fit avec le Hungerford Bridge à Londres. Elle explique le projet « Across the bridge, on the other side of the river were some examples of 20th century style experimental architecture : the National Theatre, the Royal Festival Hall; the Hayward Gallery. So the idea of the bridge was to start from the 20th century and try and make it to the 21st century. Of course, I was very influenced by the Russian avant-garde at that time. The influence has been present since the very beginning of my work. A lot of ideas, like horizontal elevation, and my working methods, were established with that project. »
La fin de l’interview m’a fait sourire, Obrist finit par dire à Hadid qu’elle pourrait très bien faire une exposition de ses dessins et de sa calligraphie, elle lui répond qu’ils pourraient faire ça ensemble, à la fois sur la calligraphie et sur ses études géométriques, qu’elle trouverait ça très intéressant.

L’exposition en elle même se passait dans la partie réhabilitée de la Serpentine Slacker Gallery et se présentait autour d’une pièce centrale, une sorte de grand couloir avec, de chaque côté, des peintures en grand format, des ensembles de dessins, le tout avec une scénographie très soignée. La pièce centrale accueillait une table de présentation sur laquelle plusieurs de ses carnets étaient exposés. Chacun des dessins était motif à projet, un début de réflexion formelle, une analyse urbaine, un plan abstrait, des couleurs, des motifs, des traits, des formes géométriques, chacun des dessins laissait deviner l’architecture qu’elle souhaitait mettre en place.

Les peintures plus ou moins grand formats, dans la circulation radiale

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La pièce centrale, comme un patio, avec carnet de croquis personnel d’Hadid

En plus de toutes les peintures, dessins et carnets de croquis présentés, il a été installé un dispositif de lunettes à réalité virtuelle. Extrêmement pertinent dans cette exposition, son agence étant précurseur dans le domaine de l’utilisation du digital pour la construction et la communication des projets.

Soutenu par Google Arts & Culture, la série de dispositif VR était intitulée « Zaha Hadid : Virtual Reality Experiences 2016 », chaque chapitre étant un tableau de l’architecte. C’était assez simple, chacun attendait son tour, seulement deux paires de lunettes étaient mises à disposition, et s’amusait de voir la réaction de celui d’avant, bougeant la tête dans tous les sens, essayant désespérément de ne rien louper. Assis sur un petit tabouret blanc, l’hôtesse nous mettait en place les lunettes et le casque audio, nous coupant complètement du monde extérieur. Dans ce nouveau monde, on redécouvrait la pièce de la galerie dans laquelle nous étions réellement assis, tout en noir, avec des traits blancs, des fausses silhouettes se baladaient devant les œuvres d’Hadid. En mettant son regard sur l’une d’entre elles pendant quelques secondes, quelque chose se déclenchait, la peinture s’avançait, tout le reste s’effaçait doucement. Chaque peinture avait ensuite sa réaction. La première que j’ai vu, « The World (89 Degrees), 1983 », s’est décomposée au fur et à mesure qu’elle s’approchait, les éléments venaient se placer tout autour de moi, je tournais la tête pour essayer d’en suivre un, le fond noir me donnait le vertige, la musique classique retentissait très fort dans mes oreilles, j’étais complètement absorbée par l’expérience.

Dispositif VR de Google Arts

Quand elle se finissait, je retournais dans cette galerie virtuelle en négatif. Je tournais la tête très vite pour ne pas retourner dans le même tableau, et déplaçais mon regard sur la deuxième œuvre sur ma gauche. Elle aussi s’approcha, « The Great Utopia : Tatlin Tower and Tectonic Worldwind, 1992-93 ». L’animation qui suivait était l’opposé de la première, une première ligne se traça, partant d’en dessous de moi pour arriver devant, s’en suivit une autre, des éléments géométriques se sont placés de part et d’autre, arrivant de tous les côtés. Un instant de pause permettait de regarder tout autour de soi, j’étais en plein milieu du tableau. Comme un bond en arrière, l’animation m’a fait me reculer pour voir l’ensemble qui se mit à tourner, tourner très vite. On y reconnaissait clairement les traits de l’architecte mais en trois dimensions.
Globalement, cette exposition m’a fait redécouvrir le travail de Zaha Hadid, qui restera une icône dans le monde de l’architecture, par son avant-gardisme, ses travaux architecturaux théoriques et construits, ses expérimentations et ses recherches sur l’urbanisme, l’architecture et le design.
« I know from my experience that without research and experimentation not much can be discovered. With experimentation, you think you’re going to find out one thing, but you actually discover something else. That’s what I think is really exciting. You discover much more than what you bargain for. I think there should be no end to experimentation. »
Zaha Hadid.

Morgane Tiroir
Voyage effectué en janvier 2017
Photos réalisées pendant la visite, par Lorelei Watier

Sitographie

https://www.archdaily.com/433507/the-serpentine-sackler-gallery-zaha-hadid-architects

https://www.google.com/culturalinstitute/beta/project/zaha-hadid-at-the-serpentine (lien pour revivre la VR)

Bibliographie

Amira Gad (Ed), Agnes Gryczkowska (Ed), Zaha Hadid: Early Paintings and Drawings, Londres, Keoning Books, 168 pages.