« Samedi midi, il est prévu que nous déjeunions chez Simone & Lucien Kroll. » Chic. Après avoir visité leur atelier, nous avons passé un agréable moment d’échanges et de discussions en leur compagnie.

Lors de cette rencontre. Lucien et Simone nous avaient beaucoup parlé de Patrick Bouchain. De retour à Nantes, je suis allée regarder son livre. Et j’y ai trouvé cette phrase, prononcée par Lucien : « Et voici les seules règles urbaines que je connaisse : lorsqu’on marche, ça devient une rue, lorsqu’on s’arrête, ça devient une place, on flâne, c’est un jardin, on s’assied, c’est une cour. »

Elle résume très bien ces moments de rencontres. Simples et chaleureux. Des dialogues engagés qui font renaître des idées universelles que l’on avait presque classées dans les évidences.

Ces architectes bruxellois, nés en 1927 et 1929, n’ont cessé de revendiquer une approche écologique, incrémentale et participative de l’architecture et du paysage. Parce que l’écologie est pour les Kroll tout à la fois humaine et globale. L’écologie est, depuis Ernst Haeckel (1866), la science des relations.

Journée passée aux côtés des Kroll

Journée passée aux côtés des Kroll

Lors du projet de la Mémé, les Kroll s’associent aux étudiants, mettant en place un système participatif permettant aux habitants d’avoir un pouvoir de décision dès la construction et surtout au cours de son évolution. Lucien et Simone sont engagés dans ce type de démarche. Il s’agit alors, à l’aide d’un exemple précis, la Mémé, d’essayer de comprendre leur travail. Comment cela se passe t-il réellement ? Nous avons eu l’occasion d’écouter Lucien Kroll à nouveau, le lendemain, durant quatre heures sur la construction de la Mémé.

Suite à la retranscription des discussions du samedi et du dimanche, 26 pages étaient disponibles. Je me suis permise de sélectionner et de mettre en échos certains passages, afin de mettre en lumière le déroulé de la participation durant ce projet particulier. Ainsi, l’article simule une interview.

LE DÉBUT D’UNE AVENTURE

Aviez vous des relations particulières avec l’université de médecine ? avec Louvain ?

LK : « Jusque là je ne connaissais pas, je n’avais aucune relation avec l’université. Ils ont dit : « Comme ça nous pourrons réparer les imbécillités que vous allez faire dans le plan d’ensemble ! » Parce que l’urbanisme a… parce qu’ils ont compris que l’urbanisme, et l’architecture après, ont une influence sur le comportement des habitants, des étudiants, ex-cetera. L’architecture est un instrument de… d’attitude. Ce que les architectes n’ont jamais compris à ce moment là. Pour eux, l’architecture est une chose, qui a une fonction. On appelle ça … et il y a des habitants qui viennent quand c’est fini. En principe c’est comme ça. »

LK : « Alors, moi je n’étais rien là dedans. J’étais allé demander deux ans auparavant d’organiser un congrès d’architecture et d’urbanisme à Louvain la vieille. Je voulais inviter Kandilis et François Chauet. Ils ont servis à rien du tout, ça n’a eu aucun effet. C’était pas le moment, bon. J’étais rien donc, en 66, 67, 68. »

LK : « Et puis j’ai appris que ils ont eu l’autorisation de choisir leur architecte, une liste où j’étais en dernier lieu parce que je voulais construire un truc un peu semblable à Namur. »

Discussion avec Lucien Kroll

L’atelier

Comment l’aventure a-t-elle débuté donc ?

LK : « Tout doucement. Ils n’ont pas été chez moi, ils ont été chez un copain qui m’a raconté. Les représentants de la Mémé, maison médicale, ont été le voir en disant « Qu’est ce c’est un architecte, qu’est ce que vous faites, qu’est ce que vous avez fait ? » pour comprendre un peu qui il était. Quand ils ont vu, ils ont dit : “Mais c’est dégueulasse !” Et il a dit : “Mais oui, j’étais obligé de le faire..” Ils sont partis en disant : “Pas besoin de serpillière !” Et puis, ils ont été chez un autre peut être, mais là je n’existait pas encore. »

LK : « Et puis, l’administrateur général dont j’ai oublié le nom, m’a …”convoqué”, pas “invité”, parce qu’il y a des nuances quand même, en disant “Mr Kroll, on a discuté en conseil d’’administration, on a décidé de vous choisir comme architecte, virgule, pour mines et métallurgie à Louvain la neuve. Alors j’ai compris que c’était loupé, je me suis levé en disant “c’est bien aimable, mais je refuse”. Et il m’a dit “C’est la première fois qu’un architecte refuse une commande.” Je lui ai dit “Oui mais bon, il y a toujours une première fois.” Et puis j’ai attendu… une semaine. Il m’a re-téléphoné en me disant “J’ai réfléchi, voulez vous revenir?” Il m’a dit “Ce sera la zone sociale, ça s’appelle l’université… euh, faculté médicale.”

LK : « J’ai dit “Bon, ça va.” Et j’ai été tout droit à la Angelivestraw Stras, la rue de la sainte vierge où se trouvait la maison médicale. J’ai vu les étudiants qui m’ont dit “vous voilà, bon, on va commencer.” Et puis on ne s’est plus quittés pendant deux ans. »

INSTAURER LE DIALOGUE 

A quelle fréquence, vous réunissiez vous ? 

LK : « Toutes les semaines, pas tout à fait, mais en tous les cas, toutes les deux ou trois semaines, en moyenne… toutes les deux semaines, on s’est vus, à 10, à 30. C’est pas la première fois que Simone fait 30 repas dans la maison! (rires) Avec les étudiants on avait l’habitude, parce que, à deux… à quatre… et toujours sur les mêmes thèmes. Nous avions pris la résolution de ne rien faire sans avoir, pas leur accord, mais leur coopération. »

Et très concrètement. A quoi ces rassemblements ressemblaient ?

LK : « Exemple. Bon, l’hôpital, les facultés étaient en construction encore, tout ça n’existait pas, et j’avais dit “il me semble que pour avoir un ancrage, quelque chose qui est solide, familier et valable, on devrait s’appuyer là, sur la cité sociale”. Et j’avais proposé de construire la même maison, de ce côté ci de l’avenue, qui passe là, la même maison que là. Qu’on voit qu’il y a une continuité, et de cette façon, de cette maison en continue, de la changer en une autre architecture. Donc d’avoir un mouvement et pas un machin homogène, identique dans toutes ses parties. »

LK : « Bon. Ils ont dit “ Non, ce n’est pas possible, nous devons nous installer d’abord au centre pour pouvoir être inévitables. Si on est à la périphérie on est mis dehors. J’ai compris, on a donc étudié les choses au centre. Et le centre, c’est la mémé, maisons médicale, le bâtiment le premier qui contient l’administration, le café. Ils étaient les plus grands buveurs de bière, à Louvain, la vieille ville. » (rires)

Et entre vous ? Comment vous vous organisiez ? L’outil privilégié pour les échanges était la maquette ? 

LK : « On a commencé à déposer un plan général d’abord, où on n’a pas fait comme des fabricants. Nous nous sommes d’abord rassemblés avec… On a rassemblé différentes personnes, entre autre Claire Van der Camp, qui est une grande pédagogue, pour laquelle on avait construit une école non-directive. C’était important d’avoir ces avis là, de différentes personnes. »

LK : « Et pendant tout un weekend, on a discuté sur la façon d’entreprendre des choses. Les rôles de chacun, et puis de retour chez nous, on était plus nombreux que maintenant, on a mis une grande maquette de terrain, une masse de plastique mousse de couleur représentant les différentes fonctions : le logement était en blanc, le restaurant en rouge, ex-cetera.. Et on a divisé en 4 équipes de deux ou trois personnes maximum, qui représentaient une fonction si on veut. Et chacun s’est installé où il veulent, et une équipe était chargée d’avoir une ficelle qu’ils tendaient d’un bout à l’autre en disant “Je dois passer”. Donc les circulations étaient assurées. On s’est amusés à le faire jusqu’au moment où on s’est fatigués parce que ça ressemblait à quelque chose qui était possible. On a dit : Bon, c’est fini ! « 

LK : « A partir de là, on étudie la structure de ces choses, comment les rapports se font et tout ça, ça devient une étude sérieuse. On l’a mené toujours avec un coup d’oeil des étudiants, particulièrement avec le président de la maison médicale et de son staff qui était très motivé à ça. »

De nombreux aller et retour entre la maquette et des moments de recul où les acteurs discutaient ont permis d’avancer. Ainsi, la forme est la conséquence de tous ces allers-retours de négociation, d’avis, de…

LK: « Oui, ça déforme le schéma. Ça s’ajoute comme richesse de diversification. Sinon on doit l’inventer. C’est pas mal non plus, mais c’est quand même mieux quand on a un partenaire et qu’on aboutit à quelque chose. C’est quand même moi qui dessine, j’échappe pas au… à l’obligation. »

Au bar de la Mémé

Au bar de la Mémé

Comment vous gérez ce dialogue, entre vous, qui avez vos productions, les habitants, la maîtrise d’ouvrage, les services techniques, les personnes qu’il faut convaincre finalement que c’est une bonne chose de travailler avec les gens, que c’est eux qui détiennent une manière de vivre. C’est quoi finalement la posture à tenir ?

LK : « Cette question est liée à la bureaucratie, je peux répondre par rapport à une organisation mécanique. Ça je n’aime pas. Parce que ce n’est pas fait. Alors normalement il y a un spécialiste de la participation et la c’est foutu. Si les rôles ne sont pas perméables il n’y a pas moyen. Ici à l’université la participation c’est fort simple, l’université s’en foutait. Au point de vue fric, c’est rentré dans les honoraires, je n’ai même pas essayé d’avoir un supplément car j’ai perdu des jours et des mois, car ce ne m’intéressait pas. On a essayé de faire avec les honoraires qu’on avait. On avait pas beaucoup, 4,5% pour conclure ça. Par contre il y aune attitude, de rester ouvert, l’idée de participation nous préoccupe sans arrêt donc à la moindre occasion on sautait dessus, et on essaye de discuter. Ça démarre là. Et ça prend ou ça ne prend pas. Ça prend une certaine dimension et ça sert à ça, il y a une façon de faire qui consiste à s’effacer. C’est eux qui parlent. C’est difficile mais on ferme sa gueule… »

LK: « …on explique clairement, quels sont les rôles, pourquoi on est là, et pourquoi on leur demande de dire quelque chose. Ils ont vite compris d’ailleurs, pour eux c’est simplement normal. Pour toutes les institutions c’est anormal ou interdit. Sauf quand c’est obligé. Et alors ça devient de l’esclavage administratif. Donc il y a apparemment en France beaucoup de quartiers expérimentaux, environnementaux. M’a t-on dit. J’imagine, au pire, au mieux j’en sais rien, mais quelque chose où on saute sur les occasions qui se présentent pour les approfondir et les amplifier et obtenir, un résultat dans l’effort architectural. Parce qu’on ristourne au participant ce qu’on en a décidé. Ils savent cueillir des plans. Ça a toujours été comme ça. Les escaliers, les détails de main courante, tout y passe, on discute de tout normalement. Et c’est merveilleux avec des gens de bonne volonté, ici c’était des médecins, donc c’est des gens qui voient l’architecture d’une autre façon, ils savent les risques, ils savent psychologiquement ce que ça peut donner sur les personnes etcétéra. Donc comment faire, attendre que l’occasion se présente et renifler suffisamment habilement pour sentir que c’est possible là, là et là. »

LK : « Mais actuellement je crois que c’est le moment, ça bout de tous les côtés, on en parle beaucoup, vous en parlez, miraculeusement, vous êtes ici. Il y a 10 ans c’était pas ça, y a 10 ans c’était interdit. »

LA PARTICIPATION, UNE EXPÉRIENCE

Quelles ont été les difficultés rencontrées ? L’aventure n’a pas été qu’idyllique. Des moments de doutes ont du rythmé le processus de conception ? 

LK : « Pendant deux ans, ça a été une merveille. Elle a été contagieuse. Les employés de l’université étaient aussi participatifs que les étudiants. Les bureaux techniques l’était, ça c’est un miracle ! Ils ne le sont en général, pas. L’administration civile de l’université trouvait intéressante notre façon de faire. C’était la première fois qu’on faisait parler des étudiants sur un cas précis, donc on était cuits. On a fignolé les plans et le premier chantier était dessiné, calculé, mis en adjudication. »

LK : « Et puis il y a eu d’autres difficultés avec d’autres personnes et puis ça a été la guerre sans phrase. On m’a écrabouillé de toutes les manières. Je le dis parce que, la participation des habitants ce n’est pas un rêve. C’est pas un romantisme. On a des situations extrêmement dures parce qu’on est dans le camp adverse du maître d’ouvrage. On représente les habitants. On représente une masse de gens dont les autres ne veulent pas entendre parler. C’est seulement quand c’est terminé qu’ils paient et qu’ils foutent le camp, c’est tout. Ça c’est la définition de toutes les constructions publiques. C’est pas ici que j’ai commencé à faire participer, j’ai toujours vécu comme ça. »

LK : « Mais la morale de la chose disons, la façon humaniste de se traiter, ce n’est pas avec des problèmes mais c’est des actions. C’est celle-là qui est la plus difficile et la plus essentielle comme motivation d’architecte. C’est possible sinon je ne serais pas là. »

QUELS RETOURS ?

Les étudiants, qui vous ont accompagné dans toute cette aventure, vous les retrouvez des fois ?

LK : « Le patron de la maison médicale étudiant est dehors . Ensuite, il y en a un autre qui est un adulte qui est pas, qui n’est pas très loin. Et puis, il y en a dont on fait la connaissance, ceux qui n’ont pas fait partie de ces équipes là mais qui ont été curieux de savoir ce qui s’était passé. J’étais invité officiellement par les étudiants et euh.. Et ils étaient simplement intrigués, ils ne savaient pas qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que c’est ce bâtiment, pourquoi il est comme ça, quelle est l’histoire, quelles sont les choses qu’ils devraient savoir, ils s’arrêtaient là et ils posaient des questions et je leur ai expliqué un point de vue, d’un point de vue écologique, moral. Pour moi c’était un prototype d’humanisme. »

Mais après ce sont les passages qui m’interrogent. Quand les nouveaux habitants arrivent, comment cela se passe, serait-ce une histoire de pédagogie aussi, de transmission ?

LK : « C’est le fric qui décide de ça. Il prend une telle importance que des acheteurs c’est pas des communautaires. Donc ils faut espérer les catastrophes qui nous réunissent. (rires) Mais il y a de plus de plus de choses qui posent questions, comme vous le faites. Et qui trouvent des réponses provisoires de type “essayons”, on détecte les choses autrement. »

Bibliographie :

– Patrick Bouchain. 2013. Simone et Lucien Kroll, une architecture habitée. 360p.

estelle sauvaître. estelle.sauvaitre@hotmail.fr                                           voyage effectué du 21 au 25 novembre 2014