Si  l’urbanisme se caractérise par sa capacité à révéler les couches géologiques d’une ville, l’Italie, par son histoire et sa position géographique, apparaît sous doute comme le pays où les stratifications sont les plus visibles. Ce constat, que j’avais retiré dès mon premier voyage à Rome en  deuxième année d’architecture,  m’avait fait prendre conscience de l’héritage vivant de ce territoire. Si Rome apparaît comme l’archétype d’une juxtaposition temporelle et spatiale  de formes architecturales, cette spécificité n’est pas restreinte à cette unique ville.

De prime abord, Milan est en tout point différent de Rome. Le bombardement de la ville, lors de la seconde guerre mondiale, va détruire une grande part du centre ancien de la capitale lombarde, rayant d’un seul geste des siècles de sédimentation  urbaine. Cependant, les icônes subsistent, préservées lors de la seconde guerre mondiale, du  Duomo à l’église San Ambroggio, une des plus vieilles églises paléochrétiennes d’Europe, en passant par Santa Maria delle Grazie accueillant en son lieu la Cène de Léonard de Vinci. Ainsi la ville de Milan par son emplacement stratégique au Nord de l’Italie fut régulièrement au cours de son histoire attaquée ou parfois occupée comme ce fut le cas au XVIe siècle par les espagnols. Cette succession d’évènements a laissé des traces, encore présentes aujourd’hui et la Fondation Feltrinelli est un exemple et une occasion d’explorer l’usage du contexte dans la création d’un ensemble urbain et architecturale.

Le voyage réalisé, bien que scolaire, ne s’est pas cantonné à des visites imposées et des jours supplémentaires de voyage m’ont permis d’explorer la ville de Milan. Ce temps fut l’opportunité de revenir et d’analyser plus en profondeur le bâtiment de la Fondation Feltrinelli. Ainsi, j’ai par deux fois visité la fondation, une première visite cadrée et une deuxième approche plus personnelle, sans contrainte. Ce second temps était particulièrement intéressant puisqu’il fut l’occasion d’observer et visiter des espaces non destinés à l’accueil de groupes.

Ce n’est pas l’architecture de la fondation qui m’a fait visiter ce bâtiment mais les architectes du projet, Herzog et de Meuron, connus pour des architectures telles que le Center Signal Box à Bâle ou l’extension du Tate Modern à Londres. Ce qui m’a toujours particulièrement intéressée dans le travail de ces architectes, c’est leur attachement au contexte ou à la morphologie urbaine. C’est parfois leur sens de légers détails qui donne naissance à un véritable récit de projets et d’architectures. Un tel attachement au contexte et au détail peut se retrouver dans leur immeuble de logements à Bâle, rue Schützenmattstrasse. Les architectes vont en effet travailler l’identité du bâtiment grâce au design de sa double-peau, directement inspiré des plaques d’égouts, assez reconnaissables, de Bâle.

En amont de ce voyage, la visite fut complétée de plusieurs recherches, sur les commanditaires et le concept du projet urbain et architectural. Il était nécessaire de recueillir des informations afin d’analyser et de confronter les grands concepts et intentions d’Herzog et De Meuron à la réalité. Elle s’est révélée tout à fait enrichissante mais légèrement biaisée par l’état des constructions actuelles puisqu’une seule portion des bâtiments est construite. Ainsi, lors de la visite de l’ensemble urbain, les intentions urbaines ne sont pas perceptibles et il reste difficile de qualifier l’insertion urbaine du projet.

La fondation Feltrinelli

CONTEXTE HISTORIQUE

La fondation Giangiacomo Feltrinelli, crée en 1949, fut inaugurée l’hiver dernier, le 13 Décembre 2016. Giangiacomo Feltrinelli a fondé dans les années 1950 une maison d’édition et une fondation. Celle-ci a un but de recherche et de collection d’ouvrages avec un fort intérêt «pour la recherche en histoire contemporaine et en particulier pour l’histoire des idées et des mouvements sociaux». La maison d’édition Feltrinelli s’est en effet caractérisée au début de son existence par la publication d’ouvrages politiques et polémiques.

Genèse du projet : les traces historiques comme éléments porteurs de projet

Pour la compréhension complète du projet, il est essentiel d’aborder en amont le contexte et l’histoire de la ville et plus particulièrement le quartier de Porta Volta, au nord de la ville, où se trouvent les nouveaux bureaux de la fondation.

Au XVIe siècle, Milan était sous domination espagnole et son gouverneur lança la construction de sa deuxième enceinte, le Mura Spagnole, en même temps que la construction des canaux l’entourant. L’emplacement de la fondation se situe ainsi aux abords de la muraille, au niveau de la porte Volta, ancienne porte de l’enceinte. Malgré la disparition quasi-complète de cette enceinte, on retrouve des sédimentations de la structure de la ville. Ces traces se ressentent dans la toponymie de nombreux quartiers de la ville et dans des vestiges de la muraille, comme on peut les retrouver au niveau de la porta Romana.  Le site lui ne possède plus de remparts mais présente deux édifices jumeaux de modestes dimensions, des péages du XIXe siècle, marquant l’entrée de la ville et de l’ancienne enceinte.

Les discours et le récit d’Herzog et de Meuron s’accroche véritablement à l’histoire du quartier et de la ville. On y retrouve une volonté de s’inscrire dans le contexte du quartier et de ne pas dissoner face à l’histoire de la ville. Dans un tel contexte, le point d’accroche d’un projet urbain est parfois d’inscrire un projet dans une réappropriation de l’histoire ou des typologies urbaines.

Herzog et de Meuron, par leur récit architectural et leur logique de construction, provoquent et mettent en exergue l’identité revendiquée de Porta Volta, tout en ne s’accrochant qu’à une seule trace physique et visible les anciens péages. En reprenant cette  histoire forte, qui reste dans l’imaginaire du quartier et de la ville par sa toponymie, l’intention urbaine est de créer une icône architecturale, inscrite dans l’histoire du quartier et à redonner une lisibilité de l’identité du quartier.

LE PROGRAMME DU PROJET

Naturellement, la dénomination de ce projet architectural est la fondation Feltrinelli, mais celle-ci n’est qu’une portion de l’ensemble des bâtiments de la Porta Volta. En effet le bâtiment le plus long, de 220 mètres de long est scindé à son tiers pour séparer la fondation des autres usages.

Ainsi, les deux bâtiments actuellement construits sont occupés par deux entreprises. La typologie de l’ensemble est un gabarit de  cinq étages élancé vers le haut. La portion Nord-Est appartient à l’entreprise Microsoft Italia tandis que la partie sud est occupée par la fondation Feltrinelli. L’accessibilité au public diffère suivant les entreprises. Les rez-de-chaussée sont libres d’accès, un showroom chez Microsoft et un café-librairie dans la fondation Feltrinelli. Néanmoins, la fondation présente un autre étage accessible, le cinquième, avec la mise à disposition des archives Feltrinelli dans la salle de lecture. Le bâtiment fait cinq étages avec un sous-sol où se trouvent les archives. Les deuxième, troisième et quatrième étages sont réservés aux bureaux de la fondation.

DÉCOUVERTE DE LA FONDATION

La fondation depuis la viale Pasubio

Ma troisième journée fut une journée en groupe et la fondation Feltrinelli était la dernière étape de la matinée. Nous venions du quartier Porta Nuova, accueillant d’importants édifices récents. Nous avons été visiter entre autres le plus grand gratte-ciel de l’Italie, la tour Unicredit. En changeant de quartier et de typologies de bâtiment, un grand contraste s’est ressenti entre le quartier Porta Nuova et Porta Volta. Ce n’était plus la forme de tours que nous avions visité dix minutes auparavant, mais un élément longiligne, relativement fin et bas. La fondation adoptait le même gabarit que l’existant et s’inscrivait dans un ensemble urbain existant.

Contrairement aux tours du quartier de Porto Nuova, nous ne ressentons pas une typologie de barre « classique » puisque le bâtiment s’élance par la présence des fermes en béton. Comme j’ai pu le souligner auparavant, il s’agit par ce projet de construire une icône, une impulsion au re-développement du quartier de porta Volta, mais aussi de s’inscrire dans l’histoire de l’architecture italienne. Au-delà de l’implantation du bâtiment, à l’emplacement même de la Mura Spagnole, Herzog et de Meuron disent s’inspirer de deux éléments de l’architecture italienne.

Gallatarese – Aldo Rossi

D’une part, la forme globale s’inspire de la Cascina, une typologie de ferme Lombarde longiligne. Ils s’inspirent aussi de l’ensemble d’habitation de Gallatarese, d’Aldo Rossi, également à Milan,  où on ressent la forte présence du module dans l’architecture. Au premier abord, une architecture modulaire comme le Gallatarese en béton brut peut paraître austère et cette impression ne se dément pas dans la forme du bâtiment, très simple. Cette simplicité se ressent dans la régularité du système des fermes en béton apparentes et des fenêtres.

En conséquence, l’hybridation de ces deux références permet à la fondation de développer une typologie et allure singulière. Ce principe permet au bâtiment d’allier la représentation universelle de la maison à l’esthétique de la structure qui présente une continuité singulière entre les murs et les toits des bâtiments.

L’usage de portiques en béton en structure apparente permet à l’architecture de s’appuyer sur un jeu de transparence. En effet, j’ai une première fois abordé le bâtiment en le longeant depuis la via Pasubio. Depuis cet angle de vue, le bâtiment apparaît très fermé et opaque. Par les différentes approches du bâtiment, je me suis rendue compte que la compréhension du bâtiment est singulière suivant l’angle d’approche. Une vision frontale entraîne une grande lisibilité de l’intérieur du bâtiment à travers les façades vitrées. Néanmoins, une vision latérale n’apporte pas de lecture de l’usage du bâtiment et ne permet que la perception de l’ensemble de portiques.

Jeu d’opacité et de transparence de la fondation

Cette approche du projet ne se perçoit néanmoins pas que par une approche architecturale. Comme évoqué auparavant, le projet s’inscrivait dans un ensemble urbain. En effet, deux bâtiments de dimensions contrastées étaient prévus symétriquement, rappelant la structure des péages et des compositions urbaines classiques italiennes. Un espace public était aussi prévu à l’arrière des bâtiments par la mise en place d’espace minéral et végétalisé « redonné » à l’espace public, qui est rendu possible par la faible largeur du bâtiment. Actuellement et à cette étape de la construction, un seul ensemble de bâtiments est réalisé.

Néanmoins, on ne ressent pas aujourd’hui la continuité entre l’espace public et le boulevard Alessandro Volta. En effet, la parcelle se découpe en trois espaces : le bâtiment lui-même, une esplanade à l’arrière du bâtiment et un espace en construction.

La première visite étant relativement courte, la deuxième visite fut pour moi l’occasion de mieux comprendre la structure urbaine, mais surtout le décalage urbain par rapport aux intentions initiales. Je suis arrivée par la voie centrale, Via Alessandro Volta entre les deux péages. Aujourd’hui encore et après l’inauguration de la fondation, la réalité ne s’accorde pas au niveau urbain aux intentions des architectes.

Ce qui était ressorti de mes recherches était le renforcement de l’imaginaire de l’ancienne enceinte de Milan qui se dressaient trois siècles auparavant par la mise en place de la fondation. Néanmoins, lorsque nous arrivons sur le site du bâtiment, on ne ressent pas la traversée physique de l’enceinte historique puisqu’il n’y a pas deux bâtiments uniformes se faisant face mais un bâtiment et une station-service entourant les anciens péages, l’intention de faire ressentir l’histoire et l’ancienne muraille n’est pas aboutie. Dans ce contexte difficile, le projet urbain est actuellement peu qualitatif pour le projet architectural.

Confrontation urbaine entre la fondation et le péage

C’est lorsque je suis passée à l’arrière du bâtiment que je fus bloquée par un mur métallique provisoire qui nous contraint et  nous enferme, bloqué entre le bâtiment et ce haut mur. L’esplanade quant à elle reste un espace de même largeur que le bâtiment grand et seulement aménagé par quelques bancs et un jeu de cercles colorés au sol. Cet espace, pouvant paraître pauvre car isolé et peu aménagé fonctionne néanmoins très bien.  Ainsi, le rapport que les usagers milanais entretiennent avec leur espace public diffère de l’approche française. En effet, celui-ci, déjà approprié alors qu’inachevé, témoigne d’une diversité d’usages dépassant le cadre du bâtiment et de son usage initial. Le site, nouvelle icône du quartier Porta Volta, a réussi son pari de faire converger une pluralité d’individus qui vienne le définir comme une nouvelle polarité.

Le dernier temps des visites extérieures fut un temps d’observation et de détails de l’architecture participant à la qualité et la finesse du bâtiment. Le bâtiment bien qu’un ensemble compact et formant un tout présente une triple dynamique dans la fondation. Le plus évident est l’élancement de la volumétrie par sa forme particulière mais aussi ses façades latérales, non pas perpendiculaires mais tranchant l’ensemble du bâtiment. Les pans coupés nous permet rapidement de ressentir un mouvement de la structure renforcé par l’arrête vive que nous présentent les portiques en béton brut.

Depuis l’extérieur se remarquent quelques subtilités de l’architecture. On remarque d’ailleurs que l’angle des joints de dilatations fait écho à celui de la délimitation entre le bâtiment Feltrinelli et Microsoft mais aussi des dessins géométriques des volets des fenêtres de toit, venant se replier sous la forme d’un triangle. C’est d’ailleurs à ce premier contact avec le bâtiment que j’ai ressenti une dissonance avec mes recherches, puisque la plupart des photos ou images de rendus représentaient un béton blanc, presque peint, alors que le béton brut réalisé était plutôt d’un gris clair.

INTÉRIEUR DE LA FONDATION

Café librairie

Le seul espace intérieur accessible pendant cette première visite fut l’ensemble librairie café Feltrinelli. L’usage du RDC est hybridé et découpé en deux parties, la partie publique Café-Librairie et l’accueil de la fondation séparé par une série de double-portes. La structure apparente à l’extérieur se retrouve aussi à l’intérieur avec une forte lisibilité des matériaux bruts, le béton, mais aussi d’éléments techniques tels que les gaines, tuyauteries. Cette mise en évidence de la technique d’un bâtiment est très soigné avec un niveau de finition poussé, on ne retrouve pas de réservations ou d’éléments en surplus.

Le café-librairie et ses éléments techniques apparents

Montée dans la bibliothèque

Ma nouvelle expérience du bâtiment fut surtout une découverte intérieure de la fondation. Puisque je n’étais plus en groupe, j’ai pu accéder à la bibliothèque de la fondation au dernier étage. La bibliothèque est relativement petite, peut accueillir une trentaine de personnes. On débouche d’abord sur un espace de circulation et une petite salle de conférence d’une quinzaine de places offrant une vue sur la skyline de Milan. La bibliothèque, partiellement cachée, peut être rejointe par deux couloirs étroits débouchant sur celle-ci, créant un effet dramatique.

Bibliothèque de la fondation

J’avais pu lire que le bâtiment possédait aussi comme référence la Cathédrale gothique, sans que je comprenne réellement pourquoi. La bibliothèque est la raison de cette référence, puisque présente sous le toit, l’espace est très théâtral et élancé. Cette impression est d’autant renforcée que le mobilier a été réalisé sur mesure pour accentuer visuellement l’angle aigu du toit. On retrouve un grand travail sur l’ambiance lumineuse, par notamment un jeu de lumière avec les voilages mis en place. C’est pour moi l’élément du projet qui est le plus sensible, poétique avec un sens du détail prononcé, par exemple les éléments de chauffage et de ventilation dans le sol, ou le mobilier qui vient épouser la forme de la structure.

Au premier abord, ce bâtiment me décevait car il manquait la présence des grands enjeux urbains qui étaient présents dans le discours d’Herzog et de Meuron, puisqu’on trouve encore des éléments provisoires et non construits. J’ai néanmoins été touchée par la qualité des espaces intérieurs et le sens du détail intérieur et extérieur très importants. C’est pour moi cette multitude de détails, dont certains sont encore à découvrir, qui apporte à ce bâtiment une qualité particulière. Pour moi c’est une sobriété retrouvée, une autre position architecturale contrastant avec  le dernier bâtiment d’Herzog et De Meuron, l’Elbphilharmonie d’Hambourg.

 Jeanne Simon.

Voyage organisé à Milan du 22 au 30 avril.

Bibliographie :

Berizzi, Carlo. Milan. Berlin : Dom Publishers, 2015. 297 p.

Herzog De Meuron 2005 – 2013. Revue : AV monografias, 2012, n°157-158. 286 p.

Mairs, Jessica. Herzog & de Meuron completes gabled Feltrinelli Porta Volta building in Milan. Dezeen, 18 Octobre 2016.

Gori Francesca. La Fondazione Giangiacomo Feltrinelli à Milan. Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°10, 198. p. 19-21.