Un voyageur revient toujours dans les endroits qu’ il aime parce que, comme le dit José Saramago sagement: « Il faut voir ce qui ne s’est pas vu, voir de nouveau ce qui a déjà été vu, voir au printemps ce qui s’était vu enété, voir pendant la journée ce qui s’est vu la nuit, avec le soleil où la première fois pleuvait, voir les moissons vertes, le fruit mûr, la pierre que a changée de place, l’ombre qui n’y était pas. Il faut revenir sur les pas déjà faits, pour les répéter, et pour y tracer à côté des nouveaux chemins. » Pour cela on retourne souvent à Palerme. Chaque prétexte est bon, une exposition, un événement.

Chaque fois je décide de parcourir les rues que je n’ai pas encore découvertes, traverser places que je n’ai jamais vues. Les quartiers de Palerme suintent la vie et l’histoire. Et les yeux en jouissent. Il suffit de savoir regarder : les façades des immeubles incrustées par la publicité ou cachées par la lessive étendue, les cours derrière de mystérieuses portes somptueuses et décadentes, les fontaines camouflées par des voitures garées, les étales ou les poubelles d’ordures.

Aujourd’hui, j’ai pris un autobus à Catane qui m’a emmenée en deux heures et quarante minutes jusqu’à la gare centrale de Palerme. Il est beau de se laisser transporter et de regarder par la vitre le paysage sicilien qui défile. Traverser les plaines de Catane, vertes, en cette saison encore plus flamboyantes: les orangers et citronniers commencent à se couvrir de fruits ressemblant à des sapins de Noël. Laisser l’Etna qui fume derrière nous. Voyager à travers les paysages arides du centre de l’île qui se parent d’or grâce au blé mûr d’été.

Ciel sicilienne

Ciel sicilien

Arriver à Palerme, toujours le souffle coupé. Le trafic délirant, les camelots à chaque angle, les grands palais de la banlieue qui te perturbent et te font te demander si Palerme peut être considérée encore comme le « al-Zis », la « merveilleuse ». Et puis j’arrive dans le centre-ville, à partir la gare, construite en style « umbertino » entre 1879 et 1886, je progresse, émue, le long de la rue Maqueda ou nouvelle rue.

Elle prend le nom du duc de Maqueda Bernardino de Cárdenas y Portugal, vice-roi de la Sicile de 1598 à 1601. A la fin du XVIème siècle, le vice-roi décida de créer à Palerme un nouvel axe routier, qui croise la voie millénaire du Cassaro (aujourd’hui rue Vittorio Emanuele), pour répondre aux demandes pressantes des nobles qui désiraient une nouvelle zone pour la construction de leurs immeubles et, en même temps, rendre la circulation de la ville plus fluide. Cette rue ouverte en 1577, achevée en 1599.

La rue est pleine de vie et de magasins, malgré l’heure matinale. Après avoir déjeuné dans un des nombreux bars de la rue, sentant de gâteaux et de café, je parcours en premier la rue Maqueda dans le cœur du quartier médiéval du Kalsa. Je marche ne sachant plus où donner de la tête, regardant à droite, à gauche les nombreux immeubles bourgeois, avec des entrées scénographiées jusqu’à joindre l’immeuble Sant’ Elia, connu aussi comme immeuble Sainte Croix. L’homonyme Fondation est installée ici. Née en 2010, dans le but de défendre et valoriser le patrimoine artistique, monumental et culturel du territoire. La facade baroque est splendide avec les balcons pansus qui courent dans tout le quartier.

Char S. Rosalia du 2007 realisé par Jannis Kounellis

Char S. Rosalia du 2007 realisé par Jannis Kounellis

Ma promenade continue et je dépasse de nombreuses églises sans m’arrêter. En réalité, j’ai envie de visiter un bijou précieux de la ville : la petite église de Saint Cataldo. Elle se dresse sur la place Bellini qui se trouve à ma droite, toujours dans la rue Maqueda. L’église de Saint Cataldo est un temple chrétien du XIIème siècle fondé par Maione de Bari, pendant qu’il était grand amiral de Guglielmo I, c’est-à-dire entre 1154 et 1160. L’extérieur se présente comme un corps compact adouci par des entailles d’arcades aveugles et des fenêtres ajourées d’influence islamiste. En haut, s’imposent les profils solennels de trois dômes rouges avec calotte lisse, hémisphériques et surhaussés qui contrarient avec la monochromie sévère des murs. J’aime la regarder et penser à sa construction, quand Palerme était une ville cosmopolite de la Méditerranée, où juifs, arabes et chrétiens cohabitaient et construisaient ensemble! II y n’a pas à s’étonner si l’église de Saint Cataldo est utilisée comme témoin de l’image monumentale de Palerme, en particulier de la ville à l’époque normande, pour sa particularité de styles présents : oriental et occidental.

Escalier de place Pretoria

Escalier de la place Pretoria

Je reviens dans la rue Maqueda et je continue. Soudain à ma droite la splendide Place Pretoria apparaît. Elle se trouve à la limite du quartier du Kalsa, en proximité de l’angle du Cassaro avec rue Maqueda, à quelques mètres des Quatre Chants, centre exact de la ville historique de Palerme. Depuis 1861, à la suite de l’invasion des troupes piémontaises, la fontaine fut considérée comme la représentation de la municipalité corrompue et les habitants de Palerme la surnommèrent « place de la Honte » pour la nudité des statues qui la composaient. Je ne résiste pas à monter les cinq marches de la place et faire un tour autour des statues toutes nues et d’une blancheur merveilleuses!

Quatre Chant - Bâtiment Sud

Quatre Chant – Bâtiment Sud

Je reviens dans la rue et je ne réussis pas à ne pas m’arrêter et à regarder les Quatre Chants ou Place Villena, en hommage au vice-roi dont le nom complet était marquis don Juan Fernandez Pacheco de Villena y Ascalon, mais les sources anciennes la décrivent comme Ottangolo ou Théâtre du Soleil car pendant les heures du jour au moins une des coulisses architecturales était éclairée par le soleil. Le sens de la beauté des anciens m’a toujours impressionné : ils savaient rendre le croisement entre deux voies, important, un spectacle véritable!

En réalité, les Quatre Chants sont les quatre composition décoratives qui délimitent la place du croisement. Réalisé entre 1609 et 1620, et surmonté par les blasons, en marbre blanc, du sénat et du vice-roi, les quatre perspectives présentent une articulation sur plusieurs niveaux, avec une décoration basée sur l’usage des ordres architecturaux et d’insertions figuratives qui, de bas en haut, se succèdent selon le début de l’ascension du monde de la nature à celui du ciel. Les quatre étages de façade sont très décorés : à l’étage inférieur, les fontaines représentent les fleuves de la ville ancienne, Oreto, Kemonia, Pannaria, Papireto ; donc, un ordre dorique, contenant les allégories des quatre saisons représentées par Eolo, Vénus, Cereres et Bacchus ; l’ordre suivant, ionique, reçoit les statues de Carlo V, Filippo II, Filippo III et Filippo IV ; finalement, dans l’ordre supérieur, les quatre saintes palermitaines Agata, Nymphe, Olive et Cristina, patronnes de la ville avant l’avènement de Sainte Rosalia (1624) et de San Benedetto de Saint Frère (1652).

Toute l’histoire de la ville peut être résumée ici, à l’angle de ces deux rues !

Théâtre Massimo Vittorio Emanuele

Théâtre Massimo Vittorio Emanuele

Je reviens à mon parcours et à partir de ce moment la rue devient piétonne et cyclable. Je me presse à la parcourir jusqu’à ma destination: le théâtre Massimo Vittorio Emanuele. Il se trouve sur la place Giuseppe Verdi qui s’ouvre à ma gauche. La place se trouve dans le quartier nommé Seralcadio et elle fut créée au XIXème siècle, pour faire place au théâtre, grâce à la destruction du quartier Saint Julien, avec le couvent homonyme et l’église des Stigmates. Pour créer de l’espace  à la place, la Porte Maqueda fut détruite avec la partie restante de la muraille. Au-delà du célèbre théâtre au centre de la place, sont présents deux petit kiosques en metal, contemporains au théâtre, de style liberty. Il y a sur la place de nombreux bâtiments du XIXème et du début du XXème siècle. La villa des marquis De Gregorio aujourd’hui appelé le Palais Francavilla Pecoraro est restructuré par Ernesto Basile. La place se développe derrière le théâtre et entre les immeubles dont se détachent le Palais Dagnino et le Palais Spécial, les deux en style Liberty, dont probablement le deuxième a été réalisé sut le projet d’Ernesto Basile de la maison Utveggio, auteur du célèbre Château Utveggio sur le Mont Étranger de Palerme.

Aujourd’hui, je veux justement visiter ce chef-d’œuvre de la Belle époque palermitaine qu’avec sa couleur chaude-dorée, il s’élève au-dessus des masses blanches des maisons de la ville de façon grandiose. Le Théâtre Massimo de Palerme assume depuis sa construction un rôle bien précis: c’est le « monument » de Palerme, qu’il caractérise la ville et il la rend reconnaissable.

Comme le chant du cygne d’une ville qui à partir de ce moment-là aurait été pillée et balafrée par une spéculation immobilière honteuse. Ce bâtiment de goût néoclassique-éclectique est le plus grand théâtre lyrique d’Italie et un des plus grands d’Europe, troisième pour l’ordre de grandeur architecturale après l’Opéra National de Paris et le Staatsoper de Vienne.

Le bâtiment représente la volonté de construire le symbole d’une nouvelle société et d’une nouvelle ville, apte à répondre aux idéaux du siècle des Lumières qu’il incarne. Il veut ainsi devenir le centre physique de la vie en relation avec les habitants de la ville. Son ouverture, sa monumentalité et sa dimension, au-delà 7.700 mètres carrés, il suscita les envies de nombreuses personnes, comme on peut le voir en lisant les journaux italiens de l’époque. Les travaux furent commencés en 1875 après les événements tourmentés qui suivirent le concours de 1864 gagné par l’architecte Giovan Battista Filippo Basile, à sa mort son fils Ernesto lui succède. À l’extérieur, le théâtre se présente comme un ensemble de formes harmonieuses, agréables à l’œil, grâce à l’adoption de la pierre de coupe des carrières de Solanto, couleur jaune dorée comme revêtement. Il s’insère alors à la perfection dans le panorama sicilien. Le périmètre du bâtiment est scandé par de grandes ouvertures bordées de l’ordre architectural adopté par Basile : le Corinthien spécial. Le style suivi par l’architecte Basile est d’ordre monumental et grandiose, apte à relever le caractère de la fonction de théâtre. Le Massimo met en valeur à travers le riche apparat décoratif, sa structure portante. Le squelette entier du théâtre est en effet principalement constitué par une armature métallique. Ce choix dérive de la nécessité d’ériger un bâtiment imbrûlable. Par cet aspect, le Massimo fut le premier Théâtre italien construit pour avoir une résistance maximale et être sûr en cas d’incendie.

Dans l’œuvre de Basile, le sujet du rapport entre typologie théâtrale et style est si fondamental : qu’il doit être explicite à l’extérieur. Basile soutenait la règle générale de l’art qui veut que la partie extérieure d’un bâtiment manifeste l’usage et le but auquel il est destiné, règle appliquée dans le Théâtre Massimo. Le plan intérieur se révèle à l’extérieur avec une telle évidence qu’il n’admet aucune équivoque. Le système intérieur se révèle de manière rationnelle à l’extérieur avec la rotonde.

Salle pompéienne

Salle pompéienne

Ce qui m’intéresse, c’est l’intérieur, c’est-à-dire l’apparat architectural de la grande salle. Ici, Ernesto Basile, représentant raffiné du liberty européen se sert, pour les décorations et les particuliers, de l’œuvre valide de Ducrot, surtout pour les compositions raffinées des loges et des meubles. L’intérieur est décoré et peint par Rocco Lentini, Ettore De Maria Bergler, Michele Cortegiani, Luigi De Giovanni. Dans la salle, en fer de cheval, il a cinq ordres de loges et galeries (poulailler). Le parterre dispose d’un plafond mobile spécial composé par de grands panneaux en bois peints en « affresco », les pétales sont remués par un mécanisme de gestion de l’ouverture modulable vers je haut, qu’il permet la ventilation du milieu entier. Tel système permet au théâtre de n’avoir besoin d’aucun dispositif d’aération automatiques. Je suis curieuse de visiter la rotonde du midi ou la salle pompéienne, (salle réservée à l’origine aux hommes seuls) où l’on peut constater un effet de résonance spéciale, obtenu par l’architecte par une asymétrie légère de la salle dans laquelle si on se trouve au centre exact de la salle on a la perception d’entendre sa propre voix amplifiée à la démesure. Pendant que dans le reste de l’endroit, la résonance est tellement importante et forte qu’ il en durent impossible de comprendre, de l’extérieur de la rotonde, tout ce qu’il est dit à l’intérieur.

C’est une œuvre monumentale qui renferme la clé de la compréhension du rôle pivot que  Basile détient dans le dix-neuvième siècle architectural.

L’ensemble des éléments architecturaux de cette œuvre, font d’elle-même l’œuvre la plus importante pour la ville que depuis sa construction est devenue l’image de Palerme. Le but de la demande, était de faire reconnaître dans le grand théâtre la monumentalité, l’image, l’orgueil et le lustre de la ville par son public. D’ailleurs le même, Basile dit que: « Dans la conception d’un théâtre, toutes les idées de utilité et fonctionnalité sont exclues, toutes les pensées de l’utilité pratique interdites; ils sont érigés purement pour une finalité de loisir public; et si derrière le but récréatif il y a un enseignement et une finalité éducative et morale, cela a surement une priorité secondaire ». Un déterminisme dans le rapport entre art, architecture et société.

Emanuela Franceschino

Voyage du 5-6 juin 2016

Bibliographie

CALANDRA, E., « Breve storia dell’architettura in Sicilia », Bari, 1933.

LO VALVO, O., « L’ultimo Ottocento palermitano », Palermo, 1937.

BASILE, E., « Il Teatro Massimo V. E. in Palermo », Palermo, 1896.

« Guide Rosse », Touring Editore, 2007.