Voyager en Thaïlande… C’est se construire un parcours à l’image de ces fils électriques qui flottent au-dessus des têtes sur les trottoirs d’Asie. Si vous tentez d’en suivre un du regard, difficile d’avoir la certitude de suivre toujours le même. Il suffit qu’il en croise d’autres, dans un chaos surréaliste, pour que vous l’égariez et en suiviez un autre sans même vous en rendre compte. Puis un autre. Et encore un autre…
Ne vous souciez donc pas de votre sort dans ce doux désordre. Il vous faudra vous résigner à perdre LE fil, pour suivre LES fils le votre voyage. Suivez-les donc les yeux fermés, sans but précis, et écoutez donc les histoires qu’ils peuvent vous raconter…
Suivez donc ce petit itinéraire sur quelques jours, de Bangkok à Lop Buri, une petite ville envahie par les macaques, à 100 kilomètres au nord de Bangkok ; en passant par Ayutthaya, l’ancienne capitale de ce que nous appelons aujourd’hui Thaïlande. Erigée au XIVème siècle, elle a été abandonnée au XVIIIème siècle après les pillages et attaques répétées des Birmans.
DE BANGKOK A AYUTTHAYA
Nous quittons Bangkok. C’est le matin du départ. A la sortie de l’hôtel, les fils électriques recommencent à danser leur ballet habituel. Trop sensibles à l’humidité locale pour être enterrés, les fils sont toujours là mais pourtant on les ignore parfois. Marchant sur le pont du khlong (nom donné aux canaux qui coulent dans la capitale) qui jouxte l’hôtel, on oublierait presque que ce sont eux, encore, qui rythment notre vue. Après une semaine en Thaïlande on les a enlacés dans notre quotidien. Il nous a fallu oublier notre frustration d’occidentaux. Ne plus vouloir ordonner ce joyeux bordel. Mais comment ça peut fonctionner comme ça !? Et s’il y a une coupure d’électricité, comment ils se débrouillent ? Mais ce genre de question est étranger à la mentalité locale. Dans un pays bercé par une tradition bouddhiste millénaire, les thaïs ont cette sérénité pragmatique qu’un cerveau occidental traduirait naïvement par un « peu importe les épreuves, on s’en sortira toujours ». L’attention n’est pas sur ce qui pourrait se passer, mais sur ce qui se passe en direct, là sous nos yeux. Alors on troque une nouvelle paire d’yeux et une nouvelle cadence pour marcher. On se met à marcher au rythme des autochtones et on apprend à regarder où le regard se laisse porter. On accepte volontiers que le fil de notre parcours nous échappe un peu.
Chargés de nos valises, nous marchons dans cette fourmilière de piétons et de voitures qui a fini par nous être familière. Le moindre mètre carré à l’abri de la circulation est mis à profit. Les trottoirs sont envahis par des petits stands de cuisine improvisés. Une bassine remplie d’eau par la précédente averse sert de bac à vaisselle. La pièce de théâtre quotidienne et permanente continue de se jouer sous nos yeux. Tout est mis à nu… Le bitume des trottoirs s’éventre pour laisser à nu les tuyaux et les compteurs de gaz. Rien n’est dissimulé. Les bâtiments vétustes qui nous entourent semblent n’être qu’un décor. Le long des avenues se juxtaposent des immeubles dans un collage surréaliste. Des façades rythmées de petites arcades s’accolent à d’autres, tramées, rectangulaires, austères ; tandis que la modernité montre parfois le bout de son nez avec des devantures entièrement vitrées ; le tout noirci par la pollution environnante, accentuant le contraste entre des bâtiments inhospitaliers et une rue grouillante de vie et de sourires.
Le parcellaire thaïlandais tout en longueur structure le réseau en grandes allées et contre-allées perpendiculaires. Dans les rues principales, c’est le temps qui file à toute allure, au rythme de ces fils dans leur danse infernale, slalomant de pylônes en pylônes, donnant à chaque fois naissance à des essaims de cuivre et de caoutchouc. Le bruit et l’odeur des moteurs ne semble jamais s’interrompre. Avec leur nonchalance habituelle, les gens marchent néanmoins dans un but précis. A l’inverse, dans les longues contre-allées transversales, le temps se ralentit. On a abandonné les amas de fils dans les grands axes routiers. Les gens traînent, vagabondant de boutique en boutique. Une moto vient parfois interrompre le faux silence qui règne ici. Fascination devant cette rupture nette, entre deux vitesses du temps, qui se joue à l’angle entre deux trottoirs.
Sur la route d’Ayutthaya, notre prochaine mission est de dégoter un taxi pour la gare. Arrivés au guichet, les billets sont pris dans l’euphorie générale. Pour moins de cinquante centimes d’euros par personne, nous voilà embarqués pour 1h30 de voyage. La saison des pluies nous épargne des wagons envahis de touristes. Les passagers conservent leur sérénité légendaire tandis que le ballet incessant ne cesse d’incesser : dans l’allée centrale défilent vendeurs en tous genres. Au milieu de cette agitation, trois ventilateurs de fortune attachés au plafond peinent à rafraichir l’atmosphère.
Le pied posé sur le quai de la gare d’Ayutthaya, croulant sous le poids de nos sacs à dos, nous voilà déjà harponnés par un tuk-tuk. Déçu, il nous laisse partir pour notre guest house, situés dans la rue d’en face. Ce soir, nous dormirons une charmante auberge en tek. Les pieds déchaussés, nous montons à l’étage pour découvrir les quelques chambres, ouvertes sur un patio central tout de bois vêtu. L’accès aux chambre se fait en enjambant un petite seuil, donnant au lieu un faux air de monastère étriqué et chaleureux.
Ayutthaya est bâtie sur une île, encerclée par la rivière Pa Sak, et le Chao Phraya qui coule jusqu’à Bangkok. C’est sur cette île que se trouvent l’ancienne ville et ses ruines, qui occupent la moitié Ouest. Notre auberge étant située hors de l’île, nous traversons la rivière en bateau pour 5 baths symboliques. Une vieille dame nous attend, une clope au bec, la barre du moteur dans la main. La traversée rapide nous offre un aperçu des maisons, et autre cabanes qui bordent le cours d’eau. Le pied posé sur la rive d’en face, certains habitants se baignent dans l’eau maronnasse aux arômes d’huile de moteur.
Une fois sortis du bateau et rentrés dans les terres, le caractère hors du temps de la rivière s’efface pour laisser place à l’agitation. Nous avons accosté à l’Est de l’île. Nous décidons donc de la parcourir à pied, déambulant ainsi à travers les rues. La promenade dans ce quartier de la ville fait écho au paysage urbain de Bangkok. Ces ruelles, bien que relativement touristiques, regorgent de curiosités. Passés le pas d’un magasin de chaussures, nous longeons un magasin de sièges auto…
Désormais notre route abandonne boutiques et autres bouis-bouis. Les grandes avenues étouffées sous la chaleur finissent d’achever notre enthousiasme pour la marche à pied. Négociation faite avec un tuk-tuk à l’affut, nous voilà embarqués pour la vieille ville. Quelques images insolites nous parviennent. Quelques chedîs apparaissent dans le paysage. Coincés entre deux parcelles, ils se laissent apercevoir entre deux branches… et quelques fils électriques. Décidemment, même ici la ville et son chaos électrique sont venus tout coloniser.
Plus nous avançons, et plus le temps semble d’arrêter. Le rythme infernal des voitures d’apaise. Le béton se fait discret. Les pelouses s’évastent mettant en valeur les quelques canaux et cours d’eau séculaires. Les moteurs ont laissé place au pas nonchalant des éléphants qui vadrouillent sereinement dans la ville, portant sur leur dos quelques touristes lassés du vélo. Partout autour de nous, quelque part, il y a un temple qui pointe le bout de son nez. A l’image de l’horizon romain qui se pare de milliers de clochers, celui d’Ayutthaya perce le ciel d’une multitude de pagodes. La curiosité attisée par cette vision d’exotisme, nous nous aventurons dans quelques temples.
Le Wat Ratchaburana et le Wat Mahathat seront nos plus belles visites de l’après-midi. Isolés du tumulte de la route, la sérénité des lieux nous séduit peu à peu. Au fil des siècles, la nature a tenté de reprendre ses droits sur ces constructions en briques. On déambule avec plaisir sur ces pelouses, le nez en l’air pour admirer les restes d’une architecture khmère. Ici, les lieux se sont résignés à accepter leur sort. Même la tête d’un Bouddha, décrochée d’une statue en pierre il y a plusieurs centaines d’années, accepte avec stoïcisme sa captivité entre les racines d’un banian.
Malgré un climat touristique légèrement perverti, la vieille ville respire un rythme de vie plus lent que l’on apprend à déceler. Même la silhouette des ouvriers au loin réparant le toit du Palais de Wihan Phra Mongkhon Bophit au soleil couchant contribuent à nous convaincre de la poésie des lieux. La nuit tombée nous ramène à l’auberge, de l’autre côté de la rivière.
Le lendemain matin, la visite reprend. Nous partons à la rencontre des temples inexplorés la veille. L’occasion d’apprécier à nouveau le folklore de la courte traversée de la rivière. Aujourd’hui, c’est le Wat Phra Sri Sanphet qui retiendra notre attention. Plus vaste vestige d’Ayutthaya, ce palais royal a été érigé au XVème siècle et a longtemps abrité un immense Bouddha de bronze. Ici encore, la pelouse et la mousse courent jusqu’entre les briques. Notre regard amusé remarque ces structures complètement effondrées par les ravages du temps. Leur effondrement n’est pas combattu à grands coups de tuteurs et de tirants métalliques. Le temps et ses ravages font désormais partie des lieux. Ainsi, les bases autrefois solides des diverses pagodes se tassent, les dotant de courbes surréalistes. Au milieu de ce magma de briques, tantôt bancal, tantôt banal, se dresse une longue enfilade de chedîs de pierre blanche, élancés, magnifiques, qui font tout le charme du lieu. La déambulation nonchalante au milieu des diverses pagodes d’Ayutthaya nous occupe jusqu’à l’après-midi.
DE AYUTTHAYA A LOP BURI
Le train pour Lop Buri nous attend. Après une grosse heure de trajet, la saison des pluies nous régale d’une petite averse de rappel. Heureusement, notre hôtel n’est pas loin de la gare. Nous posons nos affaires dans les chambres. Le temps de sécher un peu nous sortons dans le couloir pour voir à la fenêtre ce que nous étions venus chercher : une femelle macaque, accrochée au grillage du troisième étage, son petit agrippé à son sein.
Une fois l’averse passée, nous décidons de partir explorer le centre-ville, à la rencontre de ces parasites insolites. Notre route croise le Wat Phra Sri Rattana Mahathat, un temple en ruine épargné des primates. Lieu de rencontre entre la civilisation khmère et le royaume de Siam, Lop Buri a été le berceau d’un syncrétisme culturel, à partir du XIIIème siècle, qui est resté sous le nom de « style Lop Buri ». Un plus loin sur notre parcours, nous croisons d’autres temples, captifs des macaques qui en ont fait leur quartier général… de quoi vous plonger dans des décors dignes du Livre de la Jungle.
Mais les singes ici ne se contentent pas d’envahir les temples. La planète des singes n’est plus vraiment de la science-fiction quand nous faisons face à ces trottoirs, truffés de singes. Ils viennent de tous les côtés : alors que certains se font chasser des devantures de magasins à grands coups de balais, d’autres sautent sur les lampadaires, grimpent le long des gouttières, se battent sur le rebord des balcons… Un sentiment étrange nous étreint alors tous : le sentiment de ne plus être à sa place ; d’être dans une ville et pourtant de ne pas être le bienvenu. Maintenant, la ville, faite pour les hommes, c’est leur territoire à eux, les singes… Et la police n’y peut pas grand-chose. Alors qu’on essaye d’éviter les macaques les plus belliqueux, qui sautent sur les sacs à dos, à l’affut de la moindre chose qui pendouille, on aperçoit, amusés la façade des immeubles de la rue, recouverts de grillage. Image ironique d’un bête effet cause – conséquence : une architecture qui se défend tant bien que mal de l’invasion des primates.
Ces derniers sont ici comme des poissons dans l’eau… Ou plutôt comme des singes sur des lianes. En effet, les joyeux macaques ont fait de la plaie esthétique que sont les fils électriques le plus beau des terrains de jeu. Echappant par miracle à l’électrocution (ou presque), les singes sautent de fil en fil pour aller voler jusque dans les étals du marché. Les commerçants locaux ont appris à les détester avec tendresse.
DE LOP BURI A BANGKOK
Le lendemain, le train du matin nous ramène à Bangkok. Les trois heures de voyage nous plongent au cœur du trajet quotidien des employés et autres étudiants en uniforme. Rapidement, les paysages verdoyants de rizières se dérobent pour une immensité de béton qui n’en finit plus. Le nez à la fenêtre, mon voyage est rythmé, par le suivi des travaux improbables de ce qui semble être une autoroute aérienne. Le chantier s’étale sur plusieurs dizaines de kilomètres et ne semble avoir ni queue ni tête. Au fil de ma progression, le tablier est par endroit prêt à l’emploi, puis plus rien… Puis des piles seules. Puis de nouveau un tablier en construction, le béton éventré par les armatures métalliques. Puis de nouveau plus rien. Et ce cycle se répète sans cesse aléatoirement pendant plusieurs dizaines de minutes, depuis la fenêtre de mon wagon. Par endroits, un marché a investi, des bouis-bouis amassés les pieds dans la boue, le dessous d’une pile. Ici, ces architectures éphémères s’étendent partout où elles le peuvent, dans les endroits les plus improbables. Image d’un chaos global, dont l’origine est un pragmatisme fabuleux à l’échelle de chacun. L’approche de Bangkok nous offre alors de plus en plus de pépites de ce genre, tandis que la déclinaison des travaux de l’autoroute aérienne persévère dans son absurdité. Cette dernière me fait sourire. L’ironie que j’y vois est à l’image du fossé existant entre ce monde et celui d’où je viens. Ici, même les travaux comme celui que j’observe à la fenêtre ne suivent pas un cours unique. L’histoire qu’ils créent suit plusieurs fils, que les locaux s’approprient toujours à leur façon. D’abord désarçonnés par tant de désordre on comprend que tout ici a pris la forme du pragmatisme légendaire qui règne ici.
Théo BATISTE
Voyage réalisé du 21 Octobre au 1er Novembre 2016
Michel-Jacq Hergoualc’h, Le Siam, Les Belles Lettres, Paris, 2004
John Burdett, Bangkok 8, 10|18, Paris, 2009
Rattawut Lapcharoensap, Café Lovely, Points, Paris, 2009
Guy Delisle, Chroniques Birmanes, Editions Delcourt, Paris, 2011
Le Guide du Routard Thaïlande 2016, Hachette Guides Tourisme, Paris, 2015