Dans un paysage se dessine une pointe. Pendant que ce dernier se déforme pour devenir les angles saillants des toitures, cette pointe continue à se dresser, comme un symbole. Elle se voit en tout point, dans toutes les directions. Elle s’élance vers le ciel, dans une volonté de transpercer la voûte céleste. Peut-être que la sphère qui la surplombe songe-t-elle à s’envoler pour rejoindre sa terre d’origine ?
En se promenant à travers les rues berlinoises, elle disparaît parfois derrière les façades et les cours d’immeubles, pour mieux surprendre le promeneur au coin d’une rue.

La pointe dans le paysage

2016 – © RIOU Vivien

Cette tour, c’est la Berliner Fernsehturm. L’icône d’une République Démocratique allemande aujourd’hui disparue, de la partie orientale de la ville de Berlin et de ce monde communiste dont cette architecture en est la mémoire. Érigée en 1965 comme tour émettrice de signaux de télévision, ses 368 mètres surplombent le quartier de Mitte . À une époque où le bloc communiste n’était pas encore distancé par son rival, la tour était l’image de la puissance technologique, culturelle et économique d’une idéologie : son apogée.

Pour Engels, l’organisation urbaine (et l’architecture) n’était qu’une conséquence logique des mouvements révolutionnaires, mais n’était pas l’élément déclencheur pour atteindre cette nouvelle société. Dès lors, les politiques communistes voyaient en l’urbanisme une science des techniques de planification de la ville, au service d’une idéologie. Si les urbanistes et idéologues du XXème siècle, théoriciens du mouvement moderne, définissaient similairement cet art de bâtir les villes, le but politique n’en restait pas moins opposé.

Si la comparaison entre Berlin-Ouest et Berlin-Est existe, ce n’est pas tant sur l’héritage urbain que la ville laisse, mais sur la division physique et politique qu’aura connue celle-ci. Les imposantes barres d’immeubles s’érigeant le long de la Holzmarkstraße ne sont pas tant éloignées des édifices construits par les plus grands noms de l’architecture moderne à Hansaviertel, lors de l’exposition universelle de 1957. Ainsi, l’objectif commun était de construire un nouveau-modèle d’habiter ; celui conciliant la nécessité de densifier pour loger une population de plus en plus importante, d’offrir des conditions de vie adéquates et confortables pour tous, le tout en limitant l’impact foncier de ces architectures. Ces édifices étaient vus comme de véritables machines, s’appuyant sur l’industrie et la technologie comme élément moteur de l’organisation de la société, celle de l’homme nouveau, longtemps espéré par les utopistes de la fin du XVIIIème siècle et du XIXème siècle.

Lorsque Hermann Henselmann dessina le projet de la Berliner Fernsehturm, la RDA sortait d’une période où le réalisme socialiste favorisait un retour au classicisme. Le réalisme socialiste, né dès la révolution d’octobre de 1917, considérait l’art dans un rapport étroit avec l’idéologie communiste. Ainsi, les œuvres artistiques se devaient d’être une propagande discrète, associant le progrès esthétique au progrès social. En conséquence, cette doctrine joue sur le registre de deux vérités : celle de l’état actuel de la classe ouvrière sous la domination bourgeoise, l’autre sur la « réalité » que la révolution communiste apporte. Dès lors, le mouvement se veut un art glorifiant la révolution socialiste et le triomphe du prolétariat. Cependant, à partir des années 30, l’architecture soviétique amorce un mouvement de réappropriation du langage du classicisme, symbole des classes bourgeoises dominantes, dans un processus d’assimilation critique du passé. Dès lors, ce courant de retour au classicisme deviendra la transcription artistique de l’autorité et de la puissance de l’État communiste. En matière d’organisation urbaine, le réalisme socialiste, en associant réflexions modernes et langages du passé, traduit l’ambiguïté entre une continuité esthétique et une rupture complète avec l’ordre ancien. Ce principe, appliqué aux républiques sœurs de l’URSS après la Seconde Guerre mondiale, impactera fortement les premières réflexions urbaines et architecturales, donnant naissance à l’architecture « stalinienne » de la Karl-Marx Allee, dans l’axe de l’Alexanderplatz.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe, ravagée par cinq ans de guerre, doit se reconstruire. Les ruines issues des bombardements et des batailles laissent un champ libre à la réorganisation du territoire tant souhaité par les penseurs urbains des années 20 et 30. Dès lors, il est nécessaire de faire « table rase » du passé et de proposer de nouveaux schémas qui corrigeront les défauts de la ville.

Modeste place de marché situé à la périphérie de la ville ancienne, l’Alexanderplatz atteint son statut de nœud de transport majeur et de place structurante de la ville, au moment où Berlin devient la capitale impériale de l’Empire proclamé en 1871. Les destructions issues de la bataille de Berlin de 1945 endommagent grandement la place, où les derniers vestiges de la ville passée doivent laisser place à une nouvelle organisation urbaine, comme souhaitée par Hans Scharoun dans son plan urbain de 1946.

Pourtant, la division de l’Europe par le rideau de fer, à partir des années 1946/1947, cristallise les tensions entre les deux superpuissances. Dès lors, la ville de Berlin devient le symbole de cette confrontation, aboutissant à la division de la ville entre les secteurs occidentaux et soviétique. La ville devient le territoire d’enjeux qui la dépassent et les deux secteurs de la ville vont devenir les vitrines technologiques et urbaines des deux idéologies. Pendant que la période de la reconstruction limite les politiques de grands réaménagements urbains, les années 60, apogée de cette course entre les deux puissances, amorcent une période de grands travaux dont la construction de l’Alexanderplatz en est l’élément le plus représentatif.

Ce n’est qu’un assemblage d’éléments géométriques simples, une réminiscence, peut-être, du constructivisme russe qui pourrait parfaitement s’intégrer dans les photographies de Rodchenko ou être issu de l’imagination d’un Choukov.

Photographie : Vivien RIOU

2016 – © RIOU Vivien

La Berliner Fernsehturm traduit aussi la modification du langage architectural et des références de l’auteur. À la manière des constructivistes russes des années 20, l’édifice apparaît comme une expérimentation artistique qui n’a rien à envier à ces structures infinies et non-figuratives, qui pourrait rappeler le monument à la Troisième internationale de Tatline. En tant qu’œuvre de ce retour au réalisme socialiste qui faisait table rase du passé, le bâtiment est un outil de propagande qui se sert de l’art (et de l’architecture) pour symboliser la puissance de le RDA face à sa jumelle.

Si la référence au constructivisme est présente, l’influence du futurisme, dans son exaltation de la puissance technologique et des formes du monde industriel, n’est pas anodine. La course à l’espace, dans les années 60, devient l’exemple le plus spectaculaire de cette concurrence idéologique et technologique entre l’URSS et les USA, que l’œuvre de Henselmann traduit architecturalement.

L’espace est cette dernière frontière que l’homme nouveau doit conquérir. Cette sphère serait un engin spatial dont le décollage n’eut jamais lieu. La tour, la fusée qui aurait dû la propulser. D’une certaine manière, elle ne rejoindra jamais ses cousines soviétiques.

Photographie : Vivien RIOU

Détail de la sphère – 2016 – © RIOU Vivien

Dans l’iconographie soviétique, le cosmonaute est vu comme l’aboutissement de cet homme nouveau et l’espace comme ce territoire infini, qui serait l’achèvement du progrès social prôné par l’idéologie communiste. La référence à la conquête spatiale est souvent présente dans la réflexion artistique, en tant que symbole de la supériorité technologique des républiques communistes. Alors que la conquête de la lune n’a pas encore eu lieu, la domination spatiale de l’URSS est encore prépondérante dans le milieu des années 60 et ce projet traduit, dans son dessein et sa formalisation, cet imaginaire d’aller au-delà des frontières connues.

Dès lors, la tour du Berliner Fernsehturm est l’allégorie formelle de cette société socialiste, organisée autour de l’homme nouveau, le prolétaire, que l’union des sciences et de l’industrie permet. Celle de l’homme neuf que seule la dictature du prolétariat était à même de créer. La RDA a désormais son icône culturelle, le symbole de la réussite et de la puissance des démocraties populaires. N’en reste pas moins le symbole politique : c’est l’Alexanderplatz.

L’immense esplanade se dessine comme un lieu intimidant, hors-échelle. Sa forme légèrement trapézoïdale accentue l’effet de perspective sur une superficie de près de 80 000 m². Autour, les anciens édifices de la période soviétique s’opposent aux quelques édifices contemporains, tandis que les enseignes rappellent au passant le triomphe du capitalisme et du monde occidental.

Photographie : Bill Holmes

Vue aérienne de la place – 2008 – © HOLMES Bill

Le projet urbain, gagné en 1964 par l’agence Schweizer Tscheschner et Schulz, esquisse les bases de ce qui doit être un véritable lieu de rassemblement pour les manifestations politiques de la République de Walter Ulbricht. Dès lors, la place est très largement dégagée, sans végétation ou élément perturbateur si ce n’est la Brunnen der Völkerfreundschaft (Fontaine de l’amitié des peuples) de Walter Womacka au nord-est et  l’Urania-Weltzeituhr (l’horloge Universelle Urania) de Erich John, plus au sud.

Bordée par de très larges avenues, la place se développe comme un immense territoire minéral où se croisent un flux incessant de touristes, d’employés ou de berlinois venu faire leurs achats dans les nombreux magasins attenants. Tout est perte de repères, donnant ainsi cette étrange impression d’être perdu au sein d’une foule qui ne saurait pas où aller. La place est froide et pourtant pleine de vie. La ligne de Tramways, qui la parcourt transversalement, se vide et se remplit de voyageurs dans un ballet perpétuel, de jour comme de nuit. Le dessin de la place n’a finalement rien d’extraordinaire et ne fait que reprendre les schémas d’organisation des villes de la reconstruction. Les édifices semblent ne pas être remarquables, mais donnent une certaine cohérence à la place, loin de la débauche d’effet et de style que propose une Potsdamerplatz.

Couverture de la Potzdamerplatz - 2016 - Vivien RIOU

Couverture de la Potzdamerplatz – 2016 – © RIOU Vivien

La comparaison entre les deux places est intéressante. Les deux places sont des lieux de convergence majeurs, autour desquels se concentre une activité commerciale et tertiaire d’importance. L’une est cependant restée dans l’héritage de ses années de construction tandis que l’autre, longtemps située dans le « no man’s land » du mur, est devenue le symbole de ce Berlin en mouvement ; ce Berlin qui fait abstraction de son histoire douloureuse pour devenir l’image d’une ville dynamique. L’Alexanderplatz apparaît comme un héritage difficile à assumer pour ce Berlin réconcilié, à la fois par l’image historique qu’elle renvoie, mais aussi par la remise en cause d’un urbanisme de la fracture, où la ville n’est plus que l’assemblage hétéroclite d’entités qui ne se parlent pas. Dès la réconciliation, l’idée d’un concours pour réaménager la place est proposé, dans ce grand mouvement de suppression délibérée des traces de la dictature communiste. Que ce soit par le changement de toponymie des rues ou le déboulonnage des statues à la gloire de la période communiste, les années 90 vont venir, dans l’indifférence générale, supprimer soixante-ans d’histoire.

L’Alexanderplatz semble pourtant résister ; cela est sans doute lié à la difficulté de faire disparaître d’un seul coup l’urbanisme et l’architecture d’un lieu. Néanmoins, les anciennes façades disparaissent peu à peu , au profit d’un dessin plus contemporain.

Cependant, la place, elle, demeure. 

D’ailleurs, Elle dispose de quelques qualités qu’il serait dommage d’occulter : le passage couvert, par exemple, reliant la Karl-Liebknecht Straße à la place, offre un jeu intrigant de proportions, entre la largeur conséquente du passage et l’impression d’écrasement que la hauteur sous plafond apporte. Pourtant, cette compression n’entraîne pas un effet de malaise, mais, au contraire, un sentiment agréable. Les gens s’arrêtent, discutent sur les perrons permettant l’accès au magasin. En outre, ce tunnel confère, lors sa sortie, un côté spectaculaire à la place, que l’arrivée depuis l’Alexanderstraße ne provoque pas. Alors que l’on s’attendait à une symétrie parfaite et des perspectives directes, image que chacun se fait lorsqu’il s’imagine l’architecture communiste, la place offre un jeu bien plus subtil de perspective transversale. L’agencement des bâtiments crée ainsi une dissymétrie valorisant les vues sur la Berliner Fernsehturm, la gare, la fontaine ou encore l’horloge.

Alexanderplatz Bahnhof - 2016 - Photographie : Vivien RIOU

Alexanderplatz Bahnhof – 2016 – © RIOU Vivien

La réintroduction du tramway, à partir des années 2000, crée désormais un nouveau sillon à travers la place, rompant quelque peu la composition initialement projetée. Pourtant, le caractère monumental de l’espace n’en n’est pas altéré. Celui-ci continue de dialoguer de manière cohérente avec l’immense tour de télévision, qui, bien que surplombant son environnement, ne rentre pas en confrontation avec l’espace public.

En tant que symbole politique, l’Alexanderplatz se définissait, dès sa construction, comme la projection, à l’échelle urbaine, de l’autorité de l’appareil d’État Est-allemand. Parades militaires, commémorations pour la fondation de le RDA ou encore défilés d’organisations politiques liées au SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands, acronyme signifiant Parti Socialiste Unifé d’Allemagne,  considéré comme le parti unique de la RDA), les larges dimensions de la place se voulaient l’image d’un État puissant et avancé. Les deux monuments composant la place seront, eux, en l’honneur de l’internationalisation de la doctrine. La Fontaine comme symbole de l’amitié des pays membres du Pacte de Varsovie, l’Horloge comme allégorie de la révolution permanente qui conduira au communisme intégral et à l’homme nouveau affranchi des classes.

Photographie : Vivien RIOU

Détail de l’Urania-Weltzeithur – 2016 – © RIOU Vivien

Pourtant, le déclin progressif, lié à la crise économique qui s’installa progressivement à la fin des années 70, transforme peu à peu la place en une immense scène de théâtre, représentation des échecs des démocraties populaires. Alors que se commémoraient les quarante ans de la fondation du pays, en octobre 1989, cette manifestation n’était que l’illusion d’un État qui vivait ces derniers jours d’existence. Si personne ne pensait que le bloc communiste s’effondrerait en cet automne 1989, les signes de faiblesse et de fissures devenaient de plus en plus inquiétants. Cette place devenait le fantôme d’une dictature mourante et bientôt, allait devenir le vestige d’un passé lointain.

Manifestation politique en direction de l'Alexanderplatz - 1972 - Photographie : Karin FISCHER

Manifestation politique en l’honneur du SED,  en direction de l’Alexanderplatz – 1972 – © FISCHER Karin

Pourtant, la place n’est pas le simple produit d’un projet construit en seulement quatre ans, mais bien la concrétisation d’un processus de transformations s’étalant sur plusieurs décennies. Ainsi, la place fut déjà profondément modifiée dans les années 20, où l’Alexanderhaus et la Berolinahaus sont les vestiges du plan d’urbanisme esquissé par Peter Behrens. Dès lors, cet urbanisme n’est pas en rupture profonde avec son passé, mais s’inscrit bien plus dans une continuité et une logique conceptuelle déjà mise en place pendant l’entre-deux-guerres.

L’architecture de la place s’inscrit directement dans cette continuité, où les réflexions architecturales, issues du mouvement moderne et du style international, sont appliquées dans le dessin des édifices. Ainsi, l’Haus des Lehrer, d’Hans Hanselmann, reprend des principes initiés par la Lever House de Gordon Bunschaft, construit à New York en 1951, tandis que la frise de Walter Womacka, située au troisième et quatrième étage de ce même bâtiment, s’inspire des mosaïques de Juan O’Gorman (et qui datent du début des années 50) sur la façade de l’UNAM Biblioteca Central à Mexico . Les influences extérieures rappellent ainsi que la perméabilité entre les styles artistiques et l’échange de références se perpétuent de part et d’autre du mur.

Unser Leben, Walter WOMACKA 2011 - Photographie : Marck WATHIEU

Unser Leben, Walter WOMACKA – 2011 – © WATHIEU Marck

Loin de s’attendre à une architecture néoclassique et monumentale, couramment associée à l’architecture communiste, la place n’est finalement que la transcription des principes architecturaux et urbanistiques prônés dans les années 60. Elle reprend ainsi les principes définis par l’architecture moderne sur la simplicité volumétrique, l’absence de modénature et la régularité. La déstalinisation, lancée en février 1956 par Nikita Khrouchtchev lors du XXème congrès du parti communiste, va, dans sa critique du culte de la personnalité et des excès de son prédécesseur, remettre en cause le réalisme socialiste dit classiciste, diffusé en URSS et dans les pays satellites. Ainsi, si une partie de la Karl-Marx Allee s’inscrit pleinement dans cette imagerie traditionnelle de l’architecture « communiste », les développements urbains et architecturaux des années 60 voient, au contraire, un retour à l’architecture moderne, dans la puissante idée que le réalisme socialiste n’existera que dans la rupture de l’art avec les anciennes traditions.

En conséquence, cette place n’est pas une folie urbaine, celle qu’un Nicolas Ceaușescu, dans sa transformation radicale de Bucarest, a engendré. Néanmoins, elle est aujourd’hui considérée comme un anachronisme, une anomalie dans un paysage urbain qui continue de panser les plaies de quarante ans de séparation. Malgré tout, en comparant la situation urbaine de Berlin-Ouest et Berlin-Est, la différence urbaine n’est aucunement flagrante. La guerre et ses ravages ont simplement permis la libération de vastes zones constructibles où les principes fonctionnalistes et modernes seront appliqués dans la reconstruction de la ville. Ainsi, une Breitscheidplatz n’est aucunement différente d’une Alexanderplatz. Elles sont toutes les deux composées de grands bâtiments de verre, de béton et d’acier, s’alignant autour d’un monument, centre d’un nœud de connexion majeure. Leur seule différence, si ce n’est leur morphologie, ne provient que de leur situation géographique. Ces places ne sont que l’application des théories développées par les mouvements hygiéniste et moderne, où la ville doit être aérée et ouverte sur de larges espaces publics, places ou jardins.

Malgré le rideau de fer et les idéologies divergentes, la diffusion des principes de la charte d’Athènes et du mouvement moderne a continué de part et d’autre du mur. Dès lors, l’Alexanderplatz est-elle vraiment à part ? N’est-elle pas la traduction d’un urbanisme universel ? 

Finalement, la différence n’est pas tant urbaine ou architecturale qu’idéologique et politique.

L'alexanderplatz dans les années 60 - Erhard K.

L’Alexanderplatz dans les années 60 – © KAHN Erhard

Le tissu urbain de Berlin est un livre ouvert sur l’histoire et il est aisé d’identifier les zones endommagées par les bombardements de celles préservées. C’est une ville de contraste, où l’urbanisme wilhelmien s’oppose à celui de la reconstruction. Si la place est un centre, c’est aussi une périphérie, à la limite entre la ville « ancienne » et la ville « moderne ». Cette frontière artificielle, matérialisée par la Karl-Liebknecht Straße, est une synthèse des évolutions sur la réflexion urbaine de la ville industrielle. Industrielle, car elle traduit le processus de transformation et de mécanisation qui en font une machine organisée selon des tâches et des fonctions. C’est un système où l’homme vient paramétrer l’urbain selon des lois de programmation et de sectorisation, où la ville se subdivise en différents pôles ayant chacun un rôle unique. La ville industrielle, c’est à la fois l’urbanisme et l’architecture d’un territoire recomposé, constitué autour d’une nouvelle centralité et d’un nouveau modèle. Que le modèle soit communiste ou capitaliste, la différence urbaine est négligeable, l’interprétation idéologique conséquente.

Si la mythologie est l’ensemble des mythes véhiculés par une culture, c’est aussi la mise en forme écrite des mythes, leur transcription littéraire et littérale. L’Alexanderplatz, en tant qu’urbanisme au service d’une idéologie, celle du communisme, est avant tout la transcription urbaine de cet homme nouveau et des idéaux sociétaux. La place est l’application d’une propagande sous forme urbaine, où l’urbanisme est un outil servant à véhiculer une pensée, un modèle.

Finalement, l’Alexanderplatz n’est que l’exemple, parmi tant d’autres, des réflexions portées par les architectes et les urbanistes du mouvement moderne. Dès lors, la notion du « monde disparu » s’applique autant à l’idéologie politique elle-même qu’au principe urbain mis en œuvre. Comme les immenses barres d’immeubles de Rathausstraße sont les figures de ces nouveaux modes d’habiter prôné par ces théoriciens du modernisme, l’Alexanderplatz reste le modèle type de la nouvelle place urbaine.

Berlin, de par sa situation singulière dans l’histoire européenne, va devenir un véritable laboratoire urbain. Des premiers grands travaux de la ville impériale à la confrontation que les deux superpuissances vont exercer sur ce territoire jusqu’aux nouvelles opportunités issues de la réunification, Berlin est un palimpseste de l’histoire moderne. L’Alexanderplatz n’est finalement qu’un témoignage d’une période singulière.

Vitrine d’une idéologie politique disparue, icône d’une ville nouvelle, symbole d’un urbanisme décrié, l’Alexanderplatz est l’héritage d’une société qui n’existe plus. La mythologie d’une utopie devenue dystopie, d’un homme nouveau qui n’est resté qu’un idéal. 

C’est un patrimoine, non pas pour sa particularité esthétique ou sa singularité fonctionnelle, mais par son histoire. Celle d’un des derniers vestiges de ce Berlin divisé.

Manifestation contre le régime communiste - 4 Novembre 1989 - Photographie : Johan VAN ELK

Manifestation du 4 Novembre 1989 – © VAN ELK Johan

L’ Alexanderplatz  doit-elle évoluer ?

Alors que s’opposent pensée nostalgique et disparition souhaitée, la place représente la contradiction d’une ville cherchant à se débarrasser d’un héritage encombrant dont les icônes et les histoires qui la font sont pourtant l’incarnation de la ville.

Entre lieu de mémoire et lieu à transformer, l’Alexanderplatz n’est que la traduction, le symbole de la difficulté, bientôt trente ans après la chute du mur, de conclure la réunification d’un pays et d’une ville.

Vivien RIOU

Voyage du 19/08/16 au 25/08/16

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