Dans le cadre du studio de projet Territoires liquides, nous passons une semaine à Téhéran du 27 octobre au 1er novembre 2016, avec Mathilde Dassonville et Esther Bouligand, pour participer à un workshop organisé par Sara Kamalvand architecte urbaniste iranienne, intitulé Re-viving Mehrgerd. Ensemble nous nous intéressons au plus ancien qanat de la ville. Puis nous poursuivons notre voyage à Yazd, l’une des plus ancienne ville du pays. Durant ces trois jours nous visitons les qanats, la ville, et ses jardin persans.  

L’Iran est aujourd’hui en crise. Le manque d’eau menace les 83 millions d’habitants du pays.  Les Nations Unies et l’Institut des Ressources Mondiales (WRI) ont identifié ce pays comme faisant partie d’une des régions subissant le plus de stress hydrique au monde, là où l’eau est la plus rare.

Comme tout pays en zone aride, constitué de déserts et de montagnes, l’Iran a toujours connu cette pression liée à la rareté de l’eau. De fait, c’est avec cette spécificité géographique et ces conditions difficiles, que la civilisation perse a vu prospérer et se développer différents modes de gestion de l’eau et l’art des jardins persans. Pour s’approvisionner en eau, les Iraniens ont dû trouver les moyens d’amener à la surface les sources cachées. II y a 3 000 ans, ils inventèrent les qanats : un système d’alimentation par gravité qui canalise, draine les eaux infiltrées aux pieds des montagnes au moment de la fonte des neiges pour les acheminer à la ville puis aux champs.

Coupe de al ville de Téhéran

Coupe de la ville de Téhéran. Données issues de Reviving Mehrgerd, HydroCity Workshop coordonné par Sara Kamalvand, novembre 2016, Téhéran.

Le mot qanat  vient de  qanna  en farsi qui signifie roseau, et qui s’apparente à un conduit creux.  Un qanat est une série de puits verticaux interconnectés en sous face par une galerie. Le puits mère descend en dessous du bassin aquifère, alors que les autres puits descendent entre 200 et 10m depuis le puits mère jusqu’aux champs.

Schéma fonctionnement Qanat

Schéma fonctionnement Qanat (coupe et plan). Données issues de Reviving Mehrgerd, HydroCity Workshop coordonné par Sara Kamalvand, novembre 2016, Téhéran.

Vu du dessus le qanat se compose de « trous » alignés qui forme la projection du trajet de la galerie. Les bords du cratère sont formés par les déblais provenant du forage du puits, qui protège le qanat de ruissellements non contrôlés ou de chutes d’animaux.  Ils permettent également d’accéder ponctuellement au qanat pour l’entretenir.

Vue aérienne des puits

Vue aérienne des puits (image issue de Ancient from the Air, David Stronach, 2012)

La galerie  rahrow  ou  kooreh  en persan, est un long tunnel linéaire qui transporte l’eau des montagnes jusqu’aux villes en utilisant la topographie du site. La cavité du kooreh fait entre 150 et 90cm de haut pour environ 70cm de large. La pente du rahrow est défini pour que l’eau s’écoule à une certaine vitesse, de sorte de ne pas drainer trop de sédiment et de ne pas éroder des parois du qanat. Ce dernier peut aller de plusieurs centaines de mètres à cent kilomètres de long, dépendant de la situation de l’aquifère et de l’endroit où l’eau sera utilisée.

Le qanat fait surface à l’entrée des villes à travers l’intermédiaire de ramification appelées  joobs  qui la traverse. Ces canaux à ciel ouvert permettent d’alimenter les jardins et fontaines de la ville mais ont aussi pour but de la rafraîchir. Enfin, l’eau résiduelle sera acheminée jusqu’aux champs qui se trouvent en contrebas de la ville.

Joob acheminant de l'eau "propre" dans la ville de Yazd

Joob acheminant de l’eau propre dans la ville de Yazd

Il est impossible de parler des qanats sans aborder les équipements qui y sont associés. Ces infrastructures se greffent sur les réseaux afin de les utiliser comme support et d’en tirer parti. Bon nombre d’entre eux sont aujourd’hui détruits et seule une infime partie de ceux restants sont en état de fonctionnement. De nos jours, ces éléments reflètent le génie de la civilisation perse et font partie du patrimoine historique de l’Iran.

Le moulin à eau est un dispositif qui permet de moudre le grain. Cet équipement se positionne en dessous du qanat afin d’utiliser l’énergie généré par la chute de l’eau. Le moulin peut se situer jusqu’à 10m en dessous du qanat de sorte à augmenter la pression de l’eau.

Les réservoirs à eaux sont des structures souterraines conçue pour stocker l’eau du qanat pour des usages domestiques. Seul le toit de l’infrastructure, en forme de dôme, et les tours à vent, permettant l’aération et le rafraîchissement du bassin, émergent du sol. Un escalier souterrain, signalé par un portique ornementé, donne accès au réservoir.

 

Réservoir à proximité de la ville de Yazd

Réservoir à proximité de la ville de Yazd

Les piscines d’irrigations se situent en amont des zones agricoles et fonctionnent en tant que bassins de décompression. Elles récupèrent l’eau du qanat, dont la pression n’est pas suffisante, pour la stocker à ciel ouvert, afin d’augmenter le débit, pour irriguer correctement les champs.

Les bookan  étaient des maisons souterraines temporaires qui permettaient de loger les ouvriers qui creusaient les galeries. Les qanats pouvant faire plusieurs centaines de kilomètres de long, il était plus facile pour les travailleurs de loger sur place. L’habitation pouvait accueillir une dizaine de personnes, et été composée d’un grand espace commun rectangulaire, autour duquel été disposées des petites cavités qui servaient de couchette. La cuisine et l’espace de stockage étaient quant à eux dissociés du reste du logement.

Le  payab  est une galerie perpendiculaire au qanat qui connecte le réseau souterrain, à la surface. Cet espace répondait à deux fonctions majeures : d’une part, il permettait d’avoir accès à l’eau (potable) du qanat et d’autre part, il était aussi un lieu d’agrément où les habitants pouvaient venir se rafraîchir les jours de fortes chaleurs, grâce à sa profondeur et  sa proximité à l’eau.

Lors du voyage, j’ai eu l’occasion d’accéder à l’un d’entre eux (contrairement aux autres équipements) en amont d’une petite ville, Yazd, au sud de Téhéran. En bordure d’une autoroute au milieu du désert, se trouvait un escalier descendant sous terre. Plusieurs véhicules (de la berline dernier cri, à la motocyclette défraîchit) s’organisaient de façon concentrique autour de cette entrée abyssale. Une file d’hommes et de femmes, bidons et bouteilles en plastique plein les bras, attendaient patiemment leurs tours respectifs pour pouvoir récupérer quelques litres de cette eau pure qui provenaient directement du sommet des montagnes. Cet acte quotidien, social, touchant et symbolique, souligne la valeur et la rareté de l’eau, notions auxquelles nous ne sommes malheureusement plus sensibles dans notre société occidentale.

Usager du payab

Un usager du payab

La ville de Téhéran, située au pied de la chaîne montagneuse de l’Alborz et aux portes du désert Dasht-e Kavir, a toujours été alimentée en eau par les qanats. Elle compte aujourd’hui un réseau de plus de 600 galeries dont le Merhgerd, le plus ancien qanat de la ville, réalisé il y a près de 3000 ans. C’est autour de celui-ci que se développe la ville au XVIe siècle avec la construction de la résidence royale, du bazar et d’une enceinte fortifiée. Elle n’obtient le statut de capitale qu’en 1786 et ce n’est qu’un siècle plus tard que la première enceinte va disparaître pour agrandir et redéfinir les limites de la ville. Sous la dynastie Pahlavi le développement de Téhéran va s’accélérer de manière inédite. En 1925, Reza Shah entame un programme de modernisation haussmannienne de la ville : la deuxième muraille est détruite pour laisser place à de grands boulevards rectilignes permettant la circulation automobile. A partir de 1950 la ville assiste à un exode rural sans précédent, et voit sa population tripler (de 500 000 à 1 500 000 habitants). Dix plus tard, le nombre d’habitants double et entraîne la création d’un premier plan d’urbanisme qui privilégie le développement de la ville sur un axe Est-Ouest, desservie par la création d’un réseau d’autoroutes intra-urbaines plutôt dense, sur le modèle de Los Angeles. Depuis ce jour, le réseau de qanats est abandonné au profit d’infrastructures modernes (puits de forages et barrages) répondant à une demande en eau  croissante.

Téhéran au pied de l’Alborz

Or, ce réseau n’a jamais vraiment cessé d’amener l’eau. De l’avis des experts, les qanats de Téhéran drainent encore 10 000 litres d’eau par seconde. Cependant, comme ils sont en grande partie laissés à l’abandon, bouchés ou déviés, l’eau est actuellement inutilisable. Le Merhgerd conduit à lui tout seul 200 litres d’eau par seconde, soit un peu plus de 17 000 mètres cubes d’eau par jour, de quoi alimenter 115 200 habitants. Toutefois, cette galerie vieille de 3000 ans, a été en partie bouchée puis déviée vers les égouts dans les années 70, pour la création du métro de la ville. Cette eau pure, qui provient directement des montagnes, est actuellement déversée dans les eaux usées et acheminée dans d’immenses marécages en contrebas de la ville.

Une partie de cette eau est cependant utilisée en amont du métro pour alimenter les jardins de certaines institutions. En effet le lycée d’Alborz, les banques E-Melli et E-Maskan, l’ambassade de Russie et l’Opéra Vahdathall, possèdent tous un droit d’eau ancestral sur le Merhgerd qui leur permets de pomper entre 900 et 1300 mètres cubes d’eau par jour.

Plan du Merghed. Données issues de Reviving Mehrgerd, HydroCity Workshop coordonné par Sara Kamalvand, novembre 2016, Téhéran.

Quelques  joobs  du centre-ville sont actuellement encore en eaux et sont les seuls témoins de ce gigantesque réseau souterrain que constituent les qanats. Ils longent certains trottoirs du centre-historique, que compose le 12ème arrondissement de la capitale.  Ces canaux à ciel ouvert sont néanmoins extrêmement pollués, à la fois par les passants qui y balancent leurs déchets, mais aussi par les commerces et les restaurants qui y jettent leurs eaux usées ou autres huiles de friture… Cette eau, à l’origine cristalline, n’est plus qu’une masse sombre et visqueuse glissant de manière nonchalante le long des voies de circulations.

Un joob dans la ville de Téhéran

Un joob dans la ville de Téhéran

Néanmoins, les joobs  sont tout de même le support d’un dispositif urbain qualitatif et nécessaire à cet environnement aride. Ils permettent en effet d’irriguer des arbres plantés à l’intérieur même du canal, qui bordent les routes et les trottoirs de sorte à rafraîchir et à protéger les passants du soleil. Cette végétation insolite, entre air pollué et eau souillée, redonne de la qualité à cette ville grouillante et étouffante, en apportant cette touche de poésie.

Dans les rues du centre-ville

Dans les rues du centre-ville

Les qanats ont permis aux grandes villes d’Iran de se développer depuis 3000 ans. Ce système hydraulique encore en état de fonctionnement il y a 50 ans, a été remplacé par des infrastructures modernes, qui arrivent aujourd’hui à leurs limites face à l’accroissement démographique du pays. Ce patrimoine historique caché, qui est à l’origine de la ville de Téhéran, disparaît peu à peu de la mémoire de ses habitants. Un retour vers ce système ancestral d’alimentation en eaux pourrait être une éventuelle réponse à la crise environnementale que traverse aujourd’hui le pays. Toutefois cette solution semblerait être à l’encontre de la politique de l’Iran, qui préfère actuellement faire table rase du passé.

Alexandre Houdet

Voyage du 26/10/16 au 05/11/16

Bibliographie :

Veins of Desert, Ali Asghar Semsar Yazdi & Majid Labbaf Khaneiki, 2013

– AA406 : L’eau et la ville, mai 2015

L’étude des villes et de l’habitat traditionnel en Iran dans un climat chaud et semi-humide : Dezfoul – Chouktar. Volume 2 et 3 / RAHIMIEH, Faraguis, 1985

Reviving Mehrgerd, HydroCity Workshop, coordonné par Sara Kamalvand, novembre 2016, Téhéran