Venise m’a été « imposée » lors d’un voyage d’étude. Imposée car dans mon esprit, elle figure dans la catégorie des villes surreprésentées, sur-complimentées et surtout sur-visitées : Venise est magnifique, peut-être un peu trop.

Ce qui ne l’exclut pas de représenter un tiret de ma liste hypothétique de lieux à découvrir en tant qu’étudiante en architecture ; il me semblait juste qu’arriver à Venise, c’était se confronter au « beau » mis en scène, au « beau » épuisé par des années de tourisme… Mais aussi au « beau » universel : je trouve fascinant qu’un paysage (urbain) puisse provoquer de manière presque systématique l’émerveillement. En dehors du seul aspect esthétique, cet émerveillement automatique résulte probablement de l’histoire qui entoure le lieu : il est rare qu’une ville fasse si ouvertement état de son appartenance au passé, et permette si facilement de visualiser le prestige, d’imaginer l’opulence : de se projeter six siècles en arrière sans effort.
J’épargnerai le récit de mon trajet en avion, puis en bateau-navette, dont les fenêtres semblaient spécialement conçues pour que l’Homme de taille moyenne ne puisse pas regarder au travers. Mon regard ainsi préservé jusqu’à l’accostage se heurte, dès les premiers pas à terre, à ce fameux ébahissement visuel : tout est beau. Ma circulation à pied, contrainte de s’adapter au mode « touriste vénitien » de déplacement, se place vite dans l’habitude d’une succession saccadée de séquences : marche lente/contemplation-prendre une photographie-marche rapide pour rattraper le groupe.

Ponte del Modena

Ponte del Modena

L’objet du voyage de quatre jours était principalement la visite de la Biennale ; cependant, et malgré sa qualité, ce n’est pas ce qui a piqué mon intérêt. Quatre jours en comprenant la Biennale, cela représente un temps extrêmement court de découverte, même pour une île de moins de 6km2, chiffre appris après coup. Je n’invente rien en soulignant que ces 6km2 en paraissent 100, tant la déambulation est sinueuse, déviée, chaotique… On dit que si l’on demande son chemin à un Vénitien, il nous indiquera toujours : « tout droit ». Et si en effet, ce n’est jamais tout droit pour rejoindre un des petits ponts qui traverse les canaux secondaires, j’ai été ébahie par leur nombre : ils sont construits pour le besoin (desserte d’une seule porte d’entrée parfois), juxtaposés, comme autant de petits ouvrages ornementés mais dérisoires.
Pour autant, l’aspect labyrinthique des ruelles, l’omniprésence de l’eau, la répétition et la banalisation du magnifique ne suffisent pas à expliquer le sentiment très particulier qui empreint les rues de Venise, à quelques pas du bouillonnement des magasins de souvenirs Made in China.

Ruelle, vers le Corte Dandalo

Ruelle, vers le Corte Dandalo

Si Venise est si troublante, j’émets l’hypothèse que c’est parce qu’elle fait appel à des notions de seuils et de transition aux codes radicalement différents de ceux que je pratique au quotidien. Les limites sont brouillées, les rapports inversés. Lorsqu’on parcourt l’une des grandes artères de la ville, on est happé par un flux continu de touristes, masse lente et compacte qui force au mimétisme des comportements. Se faufilant, et à coups de permesso, le Vénitien, assuré, marche droit et fend la foule. Je me suis une fois aventurée à suivre un habitant, qui très vite quitte l’artère désagréable pour s’engouffrer dans une, puis deux ruelles. Et c’est ici que les sens sont brouillés : de manière extrêmement brutale, le bruit s’arrête. Le corps, poussé, malmené, est en une fraction de secondes libéré, comme laissé là. « Là », c’est dans une venelle sombre, séduisante, mais qui a la particularité de ne jamais offrir de perspective vers la suivante. À l’inverse des ruelles médiévales ou provençales qui laissent souvent entrevoir une tâche de lumière, un filet de paysage, la ruelle vénitienne est tortueuse mais continue, si bien que la présence d’un canal est à chaque fois révélée comme une surprise.

Calle Salamon

Calle Salamon

Le séquençage particulier ruelles-places ou placettes a sa part de responsabilité dans le bouleversement des sens. Ici, le corps est soumis à l’appréciation d’une succession d’ambiances contraires : espaces dilatés, espaces resserrés. Les usages différencient ces deux types d’espaces : dans les ruelles, l’habitant se déplace, il déambule au téléphone, il s’arrête fumer une cigarette. Les places, elles, sont généralement investies par les touristes/visiteurs comme une foule compacte qui occupe le centre de la place et en admire les côtés. Les placettes, si elles ne contiennent pas de commerces ou de restaurants, semblent à l’inverse livrées à elles-mêmes : elles sont souvent inoccupées, souvent considérées comme des lieux de passages, pour une catégorie de marcheur comme pour l’autre. L’habitant passe pour se rendre chez lui, pour se rendre au café, dans une rue animée mais pas touristique. Le touriste passe pour se rendre dans un lieu plus documenté, plus ornementé. Il s’arrête à la fontaine pour remplir sa bouteille d’eau et repart.

Détail, Campo San Zan Degola

Détail, Campo San Zan Degola

Pourtant, il me semble que ces placettes, au premier abord sans intérêt, présentent de nombreuses qualités. Premièrement parce qu’elles n’ont justement pas d’intérêt particulier : elles sont seulement le témoin, comme la ville, d’une succession de strates temporelles, de petites attentions portées à l’usage, à l’esthétique. Sur un immeuble modeste, l’enduit, écorché, laisse voir une couche de briques chaudes. Sur un autre, on remarque que la couleur des volets semble avoir été choisie pour s’accorder avec celle, indescriptible, de l’eau des canaux. Ici, le bâtiment « non remarquable » est roi : avec ses aspérités, témoins de l’écoulement du temps, il crée le lien à la rue, au pavé, à la fontaine. Tous cohabitent dans une unité parfaite.

Rio Terà Sant'Aponal

Rio Terà Sant’Aponal

J’ai en outre ressenti une émotion particulière dans ces rues, assez rares, qui longent un canal à la jointure entre deux îles : généralement, les bâtiments d’un côté et de l’autre de deux îles se font simplement face, le canal les séparant. Mais il arrive qu’une rue longe les bâtiments d’une des deux îles et donne à voir frontalement ceux de la deuxième. On se trouve à ce moment dans une posture d’admiration qui me fait penser à celle d’un spectateur au théâtre ou à l’opéra. Nous sommes là, parfois appuyés sur une balustrade en pierre, parfois sous une arcade, avec la fosse d’orchestre (l’eau, ses barques et gondoles) et le décor de fond : des dizaines de fenêtre, et un revêtement toujours écorché, érodé.

L’eau bien sûr, entité diffuse et incertaine, participe activement au brouillement des frontières. Elle s’immisce à travers les grilles des portes, effleure ou investit les rez-de-chaussée, se tapit en couche fine sur les pavés. À Nantes, mon rapport à l’eau est toujours marqué par une distance : de sécurité, une différence de niveau, une étendue végétale, la peur de tomber. Là-bas, l’ambiguïté est entretenue, écartant toute question de garde corps : la mer est un sol, un revêtement, et est à ce titre traitée comme tel.

Près du Ponte de la Bergama

Près du Ponte de la Bergama

Les portes à Venise me sont apparues, au fil des pas, comme des centaines de petits résumés de la ville. Elles sont d’abord marqueurs de temps : les portes « ordinaires », si on les oppose aux portes extraordinaires des églises et des palais, apparaissent souvent érodées, dégradées, murées, accidentées, délabrées, barbouillées, réparées… Elles sont la zone d’expression du tagueur, mais aussi du réparateur, du bricoleur, qui expose à tous ses capacités et goûts en matière de rafistolage.

Lista Vechia dei Bari

Lista Vechia dei Bari

En ça, elles représentent selon moi une richesse presque infinie de diversité, tant dans le dessin, la couleur, l’écriture du graffiti que dans l’art de l’assemblage de panneaux de plastique scotchés pour remplacer un carreau brisé. Elles sont aussi le témoin d’une diversité sociale, d’une diversité générationnelle, de différents degrés d’appropriation et d’attention portée à l’entretien, à l’embellissement du passage. Parfois pancartes de la ville, elles prennent l’apparence de panneaux d’affichage, de zones d’expression, de revendication, d’indication : vente de lapin de compagnie, interdiction d’entrer, tag révolté…

Calle Pugliese

Calle Pugliese

Et si elles racontent le passé, elles racontent aussi l’actuel, le nouveau : il m’a semblé que seules les portes faisaient état du présent. Elles sont parfois neuves et rutilantes, avec de belles poignées dorées, ou en bois massif verni… Loin d’être une critique négative, cette remarque s’inscrit dans une observation plus générale qui n’échappe à personne : la grande majorité de la ville de Venise est constituée de bâtiments anciens. Si bien que la seule occurrence moderne de mes promenades m’a fait l’effet d’un choc : la gare, blanche et dépouillée, se dessine au loin lorsqu’on emprunte le grand Ponte degli Scalzi.
Construite dans les années 50 dans la veine du rationalisme italien, la Stazione di Santa Lucia entretient selon moi un rapport ambiguë au temps : au premier regard, son dépouillement formel et ses lignes pures et horizontales dénotent, dans une ville où tout est ornement, couleur, opulence formelle et terreau à imagination. Mais au fur et à mesure que l’on s’accoutume à sa présence, et cet apprivoisement ne prend que quelques secondes, l’image de la grande gare blanche prend tout son sens. Son dépouillement formel dialogue finalement de manière instinctive avec la Chiesa di Maria di Nazareth et sa façade baroque très travaillée : les deux entités se confrontent et se répondent, comme deux formes contraires qui trouvent leur unité dans la couleur et les matériaux.

Rio di Sant'Anna

Rio di Sant’Anna

La rencontre inopinée d’une construction moderne dans la ville m’a fait me questionner sur la place de l’architecte dans une ville-musée. Il m’a semblé que la ville n’a pas réellement vocation à se renouveler, ou du moins que je n’éprouvais pas l’envie d’y construire. La problématique est commune à beaucoup de villes italiennes, mais prend particulièrement son sens à Venise. Il m’a aussi semblé que je ne pourrais pas y vivre, même en écartant la question des touristes, ce qui fait appréhender les visites et les déambulations avec une certaine distance : on visite la ville comme un musée plus que comme une ville à proprement dit. J’ai ressenti cette distance et cette impossibilité de projection dans pratiquement tous les quartiers de la ville, et particulièrement ceux du centre. Mais il y a un quartier qui m’a plongée dans un tout autre sentiment.

Le « Ghetto », petit quartier juif au nord de la ville, m’avait été conseillé avant mon départ : « c’est un quartier particulier, et puis on mange bien là-bas ». J’étais curieuse de trouver une ambiance autre, et j’imaginais déjà un quartier imprégné d’histoire, d’une histoire lourde puisque le Ghetto a été le lieu de résidence forcée des Juifs de l’île du 16e au 18e siècle. C’est aussi l’endroit de la ville où les constructions sont les plus hautes : le quartier, malgré ses agrandissements successifs, n’a pas pu s’étendre suffisamment au cours du temps et s’est donc construit en hauteur.

Campo de Gheto Novo

Campo del Ghetto Novo

Située tout au nord de la ville et à l’opposé de notre auberge de jeunesse, la petite île du Campo del Ghetto Novo m’est apparue comme l’aboutissement d’un grand périple : fatiguée et désorientée, j’appréhendais finalement cette promenade avec une certaine lassitude.
Pourtant, c’est de manière très brutale et inattendue qu’un sentiment étrange m’a étreint : le Campo, baigné d’un fond de lumière du soir, m’a touchée comme peu d’espaces parviennent à le faire. Ce sentiment, qu’ont partagé mes camarades de promenade, se résume probablement à cela : l’impression d’être dans un espace public qui « marche » tout simplement.
La place est en forme de trapèze et relativement vaste : une soixantaine de mètres de long. Les bâtiments qui la composent sont de formes et de couleurs très variées, comme si chacun avait construit sa parcelle sans se soucier du voisin, ni d’appartenir à une unité globale. Leur assemblage, chaotique, produit  des interstices où se glissent des terrasses dérobées.
On voit aussi de petites extensions, qui semblent parfois résulter de l’initiative individuelle d’un seul appartement, comme par exemple un petit édicule d’une vingtaine de mètre carrés, avec un balcon de chaque côté, couronné d’un fronton et surélevé sur quatre colonnes d’ordre dorique.

Campo del Ghetto Novo

Campo del Ghetto Novo

Sur fond de ce décor assez chaotique mais merveilleux gravitent plusieurs groupes de personnes, comme si la définition de l’usage, de la diversité et de la vie de quartier s’étendait devant moi : des enfants qui jouent, des adultes qui discutent, des restaurants ouverts sur la rue, des gens âgés assis sur des bancs… Tous ces groupes, qui cohabitent semble-t-il parfaitement, déambulent/courent/s’arrêtent autour de plusieurs objets, qui ponctuent la place : une fontaine, modeste, du type de celles que l’on trouve dans les parcs en France, deux puits, quelques bancs, des arbres. Aucun de ces « objets » n’a plus d’importance que l’autre : il n’y a pas de composition autour d’un édifice central, pas de symétrie, pas de logique d’aménagement.
C’est probablement cette organisation, couplée au chaos de l’assemblage des façades et au mouvement, lui aussi chaotique, des usagers de la place qui lui donnent tout son sens, son équilibre, sa personnalité tout à fait rassurante, domestique, familière.
Le crépuscule tombé, le quartier prend son visage de nuit : le lieu est fréquenté par une population d’étudiants, de jeunes couples, d’habitués… Certains bars, à la façon des boutiques médiévales, s’ouvrent sur la rue grâce à un pan de bois rabattu. Pas de chaises ni de tables : les clients s’assoient sur les quais, les pieds au ras de l’eau, ou sur les marches d’un escalier. Ici aussi, Venise brouilles les sens.

Près du Ponte de la Bergama

Près du Ponte de la Bergama

Et si cette entrée est commune à tous les sujets que j’ai abordés, c’est parce que j’ai tenté de retranscrire Venise par le biais de mon ressenti. J’ai essayé de trouver une explication au sentiment particulier qui imprègne le marcheur dans le dédale de rues, places, placettes, à ce qui fait l’identité de la ville si l’on excepte sa magnificence, son histoire, ses touristes. Si l’on oublie les palais, les églises, les grandes places, si l’on s’attache à noter les détails qui font la ville, toutes les marques, temporelles, d’appropriation… on découvre une ville de strates, de couches subtilement superposées, subtilement modifiées, une ville qui dit le passé, et où le présent, plus imperceptible, se tapit.

Mathilde Meurice

Voyage du 13 au 16 octobre 2016

Références : Peter Murray, L’architecture de la renaissance italienne, Thames and Hudson, 1990

Camillo Boito, Conserver ou restaurer, les dilemmes du patrimoine, Imprimeur, 2000