L’architecture est le miroir de l’idéologie de son époque. En parcourant pour la première fois Prague à l’automne 2016 rien ne m’a semblé indiquer que la ville avait traversé plus de 40 ans de totalitarisme communiste. N’eussent été des lectures que j’avais faites auparavant, rien n’indiquait à première vue que le pays avait traversé une telle période. Difficile de s’imaginer qu’il y a 25 ans, au moment de la chute du rideau de fer, le tourisme y était quasi-inexistant.
Dans le centre historique où s’agglutinent des milliers de visiteurs, tout semble mettre en valeur l’époque glorieuse de la ville où ses bâtiments les plus prestigieux furent construits. Sans grande surprise, j’ai dû m’éloigner des parcours touristiques pour découvrir les indices de ce qu’avait traversé ce lieu durant la deuxième moitié du XXe siècle. En effet, mis à part un musée du communisme visiblement sensationnaliste et biaisé ou quelques visites thématiques s’apparentant presque à du tourisme macabre, rien ne semble mettre de l’avant cette période de l’histoire.

Panorama du quartier historique

Panorama du quartier historique

Première constatation, Prague n’est pas une ville qui semble avoir accueilli à bras ouverts les formes architecturales auxquelles on associe automatiquement l’idéologie communiste. Les premières qui nous viennent en tête sont peut-être les architectures staliniennes monumentales de Moscou. Sans doute la qualité inestimable et la valeur historique du cadre bâti pragois ont-ils contribué à préserver son caractère actuel. Hormis quelques exemples ponctuels, les traces du communisme tchécoslovaque résident en grande partie dans l’architecture banale comme les Panelaks, ces complexes d’habitation en béton construits rapidement et avec peu de moyens et qui logent encore aujourd’hui des millions de tchèques. Durant mon voyage, j’ai constaté que les quelques exemples de l’héritage communiste de Prague avaient généralement été appropriés par les Pragois et qu’ils faisaient désormais partie de l’identité de la ville. Dans l’impossibilité d’effacer ces objets, mieux vaut faire avec et exploiter leur présence.

BREF HISTORIQUE

Suite à la libération par les troupes soviétiques de la Tchécoslovaquie à la fin de la seconde guerre mondiale, l’influence de l’union soviétique devient de plus en plus importante sur ce pays. En février 1948, deux ans après les élections, le parti communiste, ayant déjà une position confortable dans le gouvernement, organise une prise de pouvoir légale en apparence mais qui en réalité est un coup d’état. Dans les années qui suivent, le pays connait une série de changements directement inspirés de l’union soviétique comme l’économie planifiée, l’élimination de la propriété privée, une restriction de la liberté d’expression et l’apparition d’une forte répression à l’endroit de toute dissidence. À la fin des années 1960, le régime communiste entreprend une libéralisation politique mais celle-ci est réprimée par l’intervention militaire soviétique. Il faut attendre 1989 avant que la Tchécoslovaquie redevienne une démocratie libérale dans un virage appelé la Révolution de velours qui s’inscrit dans l’effondrement du bloc de l’est.

LA TOUR DE TÉLÉVISION ŽIŽKOV

La Tour de télévision Žižkov

La Tour de télévision Žižkov

Au cours de ma première promenade à travers Prague, je réalise que c’est une ville où l’on se retrouve régulièrement en surplomb du fait de son relief. C’est donc une ville qu’on admire facilement et souvent de haut. Dans la ville « aux milles tours et milles clochers », ce qui frappe rapidement c’est que la plus haute de ces tours est sans doute une des plus controversées et, selon bien des sources, un des objets les plus laids de la ville. La Tour de télévision Žižkov surplombe la cité du haut de ses 216 mètres et est visible d’à peu près n’importe quel point dans la ville.

Détails de la structure et de l'oeuvre de David Černý

Détails de la structure et de l’oeuvre de David Černý

Cette structure futuriste m’apparait comme un ovni posé sur la colline et vue de loin, dans un angle très spécifique, les bâtiments qui lui font face apparaissent comme deux immenses silhouettes ; comme deux gardes du corps. Cette structure porte pour moi une fonction très symbolique. Ma première impression est que la tour cherche à montrer de façon monumentale la toute-puissance des technologies de télécommunications du bloc de l’est et une forme de supériorité en pleine guerre froide. Certaines rumeurs affirment que la tour avait entre autres pour objectif de bloquer les ondes radios provenant des pays limitrophes de l’autre côté du rideau de fer. Paradoxalement, la construction qui a débuté en 1985 se termine en 1992 soit peu après la révolution de velours et la fin du régime communiste.  Sa structure massive et surdimensionnée, ses formes arrondies, tout porte vers un imaginaire futuriste, vers l’idée de la prise d’importance des communications à l’approche du XXIe siècle, une mutation qui doit se refléter dans le paysage de la ville. La tour semble pour beaucoup une tache dans la ville. Toutefois, les pragois ont su se la réapproprier à travers l’art, faute de pouvoir s’en débarrasser vue l’échelle de l’objet. Les sculptures de l’artistes David Černý, des bébés sans visages qui rampent le long de la tour, ornent maintenant la structure depuis 2000. Un aspect insolite qui fait parler de la tour et m’apparaît comme une sorte de raillerie à son égard, comme pour désamorcer sa sévérité dans le paysage.

LE MÉTRONOME

Le métronome : vue sur la ville

Le métronome : vue sur la ville

Un autre objet caractéristique du paysage pragois et dont l’histoire témoigne de l’époque communiste est le métronome. Cette sculpture cinétique est un immense métronome placé sur une colline et qui traverse le ciel dans un mouvement pendulaire. En m’intéressant à l’histoire de cette œuvre, je me rends compte que le piédestal sur lequel elle est placée est lourd d’histoire. Entre 1955 et 1962 s’y trouvait la plus haute statue de Staline jamais construite. Celle-ci était sans doute un des symboles les plus forts du culte de la personnalité qui entourait Joseph Staline. Sa construction avait débuté en 1948 et elle ne s’était achevée qu’en 1955, soit deux ans après la mort Staline. Son inauguration a donc eu lieu dans un climat de déstalinisation de la part de l’URSS, qui a ultimement mené à sa destruction spectaculaire en 1962. Courte vie pour un tel monument. La statue demeure dans les mémoires et son héritage invisible fait de ce lieu un endroit très particulier que les pragois ont, encore une fois, su se réapproprier.

Le métronome : vue sur la ville

Le métronome : vue sur la ville

En 1991, le socle resté vide est couronné du métronome, une œuvre de l’artiste Vratislav Karl Novák qui symbolise le lent parcours hors du communisme. Bien que la sculpture soit intéressante et visible de plusieurs points dans la ville, l’intérêt de la place est avant tout la vue qu’elle offre sur la ville. Les Pragois et les touristes qui s’y retrouvent peuvent ainsi admirer la vue que Staline a eu sur la ville pendant les 7 ans où sa statue y a trôné.

LES PANELAKS

Les panelaks à la lisière de la ville

Les panelaks à la lisière de la ville

En m’amenant sur les hauteurs de la ville, cette première promenade m’a également permis de voir plus loin que le centre touristique de la ville. À l’horizon, des silhouettes blanches se dessinent, des bâtiments austères en béton qui tranchent avec la diversité de l’architecture du centre de Prague. Ce sont les panelaks. Ces complexes d’habitation immenses furent construits par le régime communiste en béton préfabriqué et à moindre coût pour palier au problème du logement et dans une volonté du gouvernement de pourvoir aux travailleurs des habitations à coût minimal.

Panelaks : colorations récentes

Panelaks : colorations récentes

L’héritage du communisme en Tchéchoslovaquie réside dans des constructions ordinaires et les Panelaks, ces architectures purement fonctionnalistes en sont un rappel omniprésent. Aujourd’hui encore, 3,5 millions de Tchèques vivent dans des habitations de ce type, soit un tiers de la population du pays. Face à un héritage bâti si vaste et répandu et dans l’impossibilité de remplacer rapidement ce patrimoine immobilier, il semble donc logique que les Pragois se réapproprient cette architecture même si elle est parfois critiquée. Beaucoup de Panelaks arborent maintenant une multitude de couleurs qui caractérisent le paysage de la périphérie de la ville et permettent peut-être de donner un caractère individuel aux appartements de ces bâtiments qui font parfois des centaines de mètres de longueur. Partout où l’on regarde depuis les multiples collines de Prague, ces quartiers périphériques ressortent comme des immenses murailles de béton entourant la ville, vouées à rester sur place, condamnées par leur échelle gigantesque. Les panelaks mènent à réfléchir sur ce qu’auraient pu devenir les quartiers plus centraux de la ville si le bâti historique n’avait pas été protégé et si cette typologie s’était répandue au-delà de la banlieue.

L’HÔTEL INTERNATIONAL

L'hôtel international

L’hôtel international

Durant mon deuxième jour à Prague, un bâtiment a particulièrement attiré mon attention car il m’a immédiatement évoqué l’image de l’architecture communiste. Il s’agit du bâtiment connu aujourd’hui comme l’hôtel International. Construit entre 1952 et 1954, ce bâtiment est un exemple fascinant d’architecture stalinienne, plus particulièrement par sa similitude avec les gratte-ciel staliniens de Moscou, ces bâtiments monumentaux à l’architecture éclectique et pompeuse. Le gratte-ciel stalinien cherche à magnifier une image idéaliste du communisme à travers des formes pyramidales, des colonnades aux proportions grandioses et une ornementation caractéristique du réalisme socialiste. L’hôtel International est un exemple d’architecture qui semble ne pas avoir changé depuis le régime communiste. Les frises rouges et dorées qui ornent le haut des murs reflètent le culte du travail qui avait cours dans l’idéologie communiste, mettant en avant des scènes de travail idéalisées. Il s’agit peut-être d’une façon de signifier que malgré son apparence sévère et hautaine, le bâtiment reste la propriété du prolétariat, contrairement aux gratte-ciels capitalistes qui symbolise plutôt le succès d’une élite.

Détail de la fresque

Détail de la fresque

LA PLACE VENCESLAS

Au cours de ma troisième journée, j’ai eu l’occasion de remonter la place Venceslas au moment des commémorations de la naissance de la Tchécoslovaquie. C’est sur cette longue place du quartier de la nouvelle ville que s’est déroulée l’histoire récente du pays. En 1918, à la fin de la première guerre mondiale, c’est sur cette place que fut lue la proclamation d’indépendance de la Tchécoslovaquie. Durant l’occupation allemande, les nazis utilisaient cette place pour leurs rassemblements et c’est sur cette place qu’en 1969, un jeune étudiant mis fin à ses jours en s’immolant pour protester l’occupation soviétique. De par les traces qu’il laisse dans la ville, ce dernier évènement vaut la peine de s’y intéresser.

En 1968,  Alexander Dubček est élu secrétaire du parti communiste de Tchécoslovaquie. Ce dernier étant réformiste, il mit en place plusieurs mesures qui, à l’opposé de ses prédécesseurs, allaient fortement à l’encontre de la volonté des dirigeants soviétiques. Ces réformes incluaient, entre autres une décentralisation de l’économie et un allègement des restrictions concernant les voyages vers l’extérieur du bloc soviétique et la liberté d’expression. Bref, une amorce de transition vers une démocratie libérale. Ces mesures furent très mal reçues par l’Union soviétique qui conservait une emprise très forte sur les décisions du pays. L’échec des négociations mena à l’invasion et à l’occupation du pays par près d’un demi-million de soldats du pacte de Varsovie. C’est ce qu’on appellera le printemps de Prague. Une résistance pacifique est organisée par une grande partie de la population s’opposant à cette ingérence militaire. Le 16 janvier de l’année suivante, Jan Palach se suicide sur la place Venceslas pour protester contre l’invasion soviétique.

Le mémorial de Jan Palach

Le mémorial de Jan Palach

Ce geste marquant semble toujours hanter les esprits comme le montre l’exposition qui traite de cet événement à la galerie nationale, à quelques pas de la place. En remontant celle-ci jusqu’au musée national, on arrive face à une croix en bronze insérée dans le pavé sur le parvis du bâtiment. La croix est courbée et sort du sol. Elle n’est pas dans un axe particulier ni même centrée avec la place. Les touristes qui passent à proximité y portent à peine attention, certains prennent quelques photos avec curiosité. Il s’agit probablement du mémorial le plus discret du la ville. Et pourtant, dans sa modestie, il brille davantage. Contrairement à un monument héroïque, le mémorial de Jan Palach est littéralement une cicatrice laissée au milieu de la place, sans explication, comme un rappel silencieux.

L’ANCIEN PARLEMENT

Cet endroit spécifique de la place ne semble pas avoir été choisi au hasard. À quelques pas, un bâtiment sombre et sévère garde l’œil sur le mémorial. Il s’agit de l’actuel musée national qui abritait jusqu’en 1995 l’assemblée fédérale, le quartier général du parti communiste. Ce bâtiment donne l’impression d’une immense table surmontant un volume plus petit et son image moderne contraste fortement avec les façades voisines plus anciennes. Comme la place Venceslas, il a été traversé par l’histoire du pays. Paradoxalement, le bâtiment qui s’y trouvait dans les années 1930 était le siège de la bourse de Prague, l’établissement capitaliste par excellence dans la ville. Dès les premières années du régime communiste, le bâtiment devient le siège du pouvoir. On finit par y manquer d’espace et l’extension qu’on y trouve maintenant est effectuée par l’architecte Karel Prager entre 1966 et 1972.

L'ancien parlement

L’ancien parlement

L’extension consiste en une structure en acier horizontale légèrement surélevée par-dessus l’ancien bâtiment par deux colonnes doubles qui brisent tout l’effet de flottement que le projet semble tenter d’atteindre. Ces deux colonnes renvoient plutôt l’image de béquilles qu’on aurait ajoutées faute de pouvoir assumer le porte-à-faux. Sa façade sombre en pierre se détache des façades art-déco colorées qui entourent la place Venceslas et donne à l’ensemble une certaine sévérité qu’on associe aisément avec un endroit de pouvoir. Ce projet austère fut fortement controversé pour son manque de prise en compte du riche patrimoine qui l’entoure ainsi que parce qu’il était à son époque le plus coûteux du centre-ville.

Aujourd’hui et depuis seulement 8 ans, le bâtiment accueille le musée national mais en m’approchant du bâtiment et en le visitant, j’ai réalisé qu’il émanait encore fortement le souvenir de son ancien usage. La billetterie et la boutique du musée semblent avoir été placées maladroitement dans un grand hall qui n’était absolument pas conçu pour cet usage. En suivant simplement le parcours des expositions, le bâtiment semble bien s’accommoder du musée, hormis la première galerie du rez-de-chaussée qui me renvoie l’image d’une luxueuse salle de réception ou d’un hall où se croisent les politiciens à l’issue d’une assemblée. En descendant les étages par les escaliers, je m’attarde à chaque étage, curieux de voir jusqu’où je peux m’aventurer. Je me heurte rapidement à des portes en verres derrière lesquelles s’étendent de longs couloirs ou de petites salles de réunion. La hauteur des étages, la couleur des murs, les simples tuiles acoustiques du plafond, tout semble maintenant me rappeler l’idée du parlement. J’ai du mal à croire que l’ensemble du bâtiment sera un jour adapté au musée.

Corridor à l'extérieur du périmètre du musée

Un corridor à l’extérieur du périmètre du musée

Il est assez rare de pouvoir se promener aussi librement dans un bâtiment ayant été le lieu de décisions et événements profondément marquants d’un pays. Malgré l’animation et le passage des visiteurs du musée, le lieu conserve pour moi une ambiance lourde et tendue.

MÉMORIAL AUX VICTIMES DU COMMUNISME

J’ai croisé le mémorial aux victimes du communisme en marchant sur le flanc est de la colline Petřín. À l’instar du mémorial de Jan Palach, celui-ci est simple et discret. Le sentier traverse le monument comme un objet ordinaire du paysage urbain, la distinction est à peine visible. Rien d’héroïque ou de pompeux dans ces statues d’hommes qui inspirent la détresse et la résilience. Par rapport aux autres éléments de la ville qui rappellent le communisme parfois de façon indirecte ou cachée, celui-ci est franc. Les chiffres inscrits sur les marches qui y mènent sont directs, on y comptabilise les arrestations, exils et assassinats perpétrés par le pouvoir totalitaire. L’étendue des chiffres contraste avec la modestie et la taille du monument. Les simples statues en métal s’effacent petit à petit pour disparaître, un hommage simple et fort aux vies détruite par le régime.

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En tournant le dos au monument et en regardant vers la ville, le point de vue en surplomb sur l’avenue Vítězná est large et se perd vers l’horizon. Les statues regardent vers l’avant, vers la ville nouvelle où les traces du communisme sont réappropriées, s’effacent, se transforment, mais sans jamais réellement disparaître.

Emmanuel Gaucher

Voyage du 25/10/2016 au 29/10/2016

Bibliographie

Alder, K. (2009). Changing the structure. Prague Daily Monitor. Consulté à l’adresse http://praguemonitor.com/2009/09/01/changing-structure

De Coster, L., & De Coster, X. (1992). 15 promenades dans Pragues (Casterman).

Porter, T. (1992). Prague : l’art et l’histoire (Flow East). Prague.

Richter, D. (2015). Beneath the Velvet: Examining the Scars of Communism in Prague. The Bohemian Blog. Consulté à l’adresse http://www.thebohemianblog.com/2015/12/beneath-the-velvet-examining-the-scars-of-communism-in-prague.html

Tchécoslovaquie. (s. d.). Dans Wikipedia : L’encyclopédie libre. Consulté à l’adresse https://fr.wikipedia.org/wiki/Tch%C3%A9coslovaquie