Pourquoi visiter la Grande Motte alors que le planning consistait à se détendre les pieds dans l’eau pendant la seule semaine de vacances qui m’était offerte cette année ? La raison est finalement assez simple et se résume à une goutte de pluie…

En effet, en vacances dans le village de Pérols dans le sud de la France, après un mercredi matin orageux, le soleil avait du mal à se détacher des nuages et il nous fallait donc trouver une activité si nous ne souhaitions pas tourner en rond dans 15 mètres carrés toute l’après-midi à se demander dans quel pays du monde nous aurions dû partir pour être sûr qu’il ne pleuve pas ! Finalement, la Grand Motte, qui déjà nous faisait de l’œil de par ses grands bâtiments blancs s’élançant fièrement le long des côtes méditerranéennes, nous a semblé être la meilleure alternative. Nous voilà donc partis chaussures de marche aux pieds, prêts à arpenter cette cité balnéaire sortie tout droit de nulle part dans les années 60.

GÉNÉRALITÉS SUR LA VILLE

En effet, la Grande Motte est le fruit de l’imagination de Jean Balladur, architecte-philosophe. Il nait en Turquie en 1924 et suit une formation littéraire qui le mènera aux portes de l’Ecole Normale Supérieure en 1943. Mais il choisit d’interrompre sa formation et d’entrer dans la résistance. A la libération en 1945, il décide de se tourner vers l’architecture, il intègre donc les Beaux-Arts tout en restant en lien avec Jean-Paul Sartre. Ses premiers projets s’inspirent pleinement du Bauhaus alors qu’il suit de près le travail de Le Corbusier. Il cherche néanmoins à créer sa propre architecture en redonnant de l’importance aux formes et aux ornementations ; il mettra en pratique tous ses apprentissages dans la création de la Grande Motte. On ne peut parler d’un seul bâtiment ou d’un quartier en particulier puisque c’est la ville qui est conçue dans son entièreté. Il n’a pas dessiné tous les bâtiments mais seulement le plan général, il a choisi les formes des immeubles : à gradins. Leur architecture évoque à la fois les pyramides précolombiennes de Teotihuacan au Mexique et le dialogue entre le Ying et le Yang. Ce qui permet d’avoir une vue dégagée et de mieux s’intégrer dans le paysage puisqu’ils ont plus d’une dizaine d’étages. Il avait la volonté de concevoir la Grande Motte comme une utopie, une ville idéale qui place l’homme en son centre. Il n’y a que très peu de villes sorties de terre répondant à une utopie : on peut penser néanmoins à Chandigarh, la ville utopique de Le Corbusier, et surtout à Brasilia conçue par Oscar Niemeyer où l’on retrouve le même béton blanc et les mêmes formes courbes. Il se trouve que Jean Balladur avait visité cette ville en 1962 avant de travailler sur la Grande Motte.

La caractéristique principale de l’architecture de Jean Balladur à la Grande Motte est l’utilisation de modénatures : moulures qui décorent les façades et créent un motif sur chacun des bâtiments. On les retrouve dans les brises soleil de chacun des balcons formant une résille sur l’immeuble. Reconnaissance ultime de la qualité et de l’originalité du travail de l’architecte, la ville a obtenu, en 2010, le label « Patrimoine du XXe siècle » accordé par le Ministère de La Culture.

CHOIX DE LA VISITE

Grande Pyramide face au port

Grande Pyramide face au port

Lorsque nous sommes arrivés à la Grande Motte, nous sommes passés devant la Grande Pyramide, celle-ci nous plonge directement dans l’ambiance de la ville : tout y est blanc et grandiose. Puis nous nous sommes rendus, en longeant les quais du port, à l’office du tourisme afin d’organiser au mieux notre journée de visite. Une carte et quelques explications plus tard, nous voici prêts à partir pour l’exploration de cette station balnéaire qui ne ressemble décidément à aucune autre. Jean Balladur l’a pensé comme une véritable ville avec ses commerces, ses lieux de pouvoirs et de réunions, ses salles de spectacles et ses différents quartiers.

PREMIÈRE ÉTAPE : LA PLACE DES TROIS POUVOIRS ET L’ÉGLISE SAINT AUGUSTIN

Vue sur le dallage de la place des trois pouvoirs, en fond les gradins du pôle culturel

Vue sur le dallage de la place des trois pouvoirs, en fond les gradins du pôle culturel

Nous arpentons les rues jusqu’à atteindre la place du 1er octobre 1974 située au cœur de la ville dans le quartier du Levant. Elle réunit en un même lieu les pouvoirs politique, spirituel et culturel. Même si Jean Balladur l’avait nommée « place des trois pouvoirs » en référence à la place du même nom réalisée par Niemeyer à Brasilia, elle sera finalement rebaptisée « place du 1er octobre 1974 » en souvenir du jour où la Grande Motte est devenue une commune à part entière alors qu’elle était auparavant rattachée à celle de Mauguio. La mairie sera finalement inaugurée en décembre 1982. L’architecte de la ville décide de l’implantation de la place et des différents éléments qui la compose mais c’est Pierre Dezeuze qui dessinera le bâtiment de la mairie. Le parterre de la place ovale est en marbre rouge et blanc, comme on en retrouve dans l’ensemble de la station balnéaire, transcription à la fois du Ying et du Yang, du soleil et de la lune, de la féminité et de la masculinité. Les dalles dessinent un labyrinthe qui rappelle selon Jean Balladur « l’importance d’un parcours bien choisi ». On remarque tout autour de la place que les lampadaires sont couronnés de « chapeau pointu » : en effet, l’architecte a placé des chapeaux de fées sur chaque lampadaire pour rendre hommage à la fée électricité. De plus, on retrouve dans leurs proportions l’utilisation du nombre d’or. Pour finir, une fontaine, « source de vie » dessinée aussi par l’architecte, dont l’eau jaillit de bouches symbolise le pouvoir du peuple sur l’agora qui prend place devant elle. Ainsi la place et les bâtiments qui la composent sont à l’image de l’ensemble de l’architecture de la ville : très originaux.

Église Saint Augustin

Église Saint Augustin

Nous nous sommes principalement arrêtés sur l’église Saint Augustin : elle est singulière de par son architecture atypique et sa matérialité (béton blanc). Ce matériau a permis de réaliser des courbes extraordinaires et d’en faire un édifice très impressionnant et hors du temps. On ne se rend pas tout de suite compte qu’il s’agit d’une église ! Elle est pourtant construite en 1975 et est chargée de symboles comme tout ce qui est construit dans cette ville. Jean Balladur nous explique que « l’église s’affirme par le signe de la parabole qui ouvre ses branches jusqu’à l’infini pour mieux accueillir dans son foyer tous les destins parallèles des hommes qu’elle embrasse ». Il a aussi choisi de mettre en avant la cloche, datant de 1603 et offerte par l’évêché en 1982, en la plaçant au centre de la parabole. La curiosité nous pousse à entrer en son sein pour en comprendre le fonctionnement. La porte d’entrée est située face à la mer et donne à voir une première salle entièrement courbe et permet à tous d’admirer sa charpente en bois. Les sièges, dessinés par Jean Balladur, sont eux aussi en bois clair et sont disposés en cercle face à l’autel qui représente un grain de blé mis en terre. La lumière est très particulière et filtrée par trois immenses vitraux qui participent à l’atmosphère sereine et calme qui contraste avec l’agitation extérieure. Au fond de l’église, le vitrail du chœur a posé de nombreuses difficultés à l’époque au maître verrier puisque le tableau de verre a la particularité de s’ouvrir et de se morceler afin de permettre en été de célébrer les offices à l’extérieur sous la voûte des pins parasols.

En sortant de l’église, nous nous arrêtons sur la place puis nous longeons la mairie et le centre culturel. Ce dernier est constitué d’un ensemble de gradins dont une partie regarde vers la place des trois pouvoirs et l’autre partie donne sur un cirque qui actuellement sert de parking privé pour la mairie. Nous sommes bien loin de la volonté de rayonnement de la vie culturelle à la Grande Motte souhaitée par Jean Balladur.

DEUXIÈME ÉTAPE : LE POINT ZÉRO ET LES QUAIS DU QUARTIER DU LEVANT

mobilier_urbain

Mobilier urbain sur l’avenue de l’Europe

Afin de nous rendre au point zéro, nous empruntons l’avenue de l’Europe dont les immeubles aux formes pyramidales viennent s’accumuler de façon anarchique de part et d’autre des voies d’accès. On retrouve un inventaire des différentes modénatures mises en place par Jean Balladur sur les balcons en façade : aux formes géométriques saccadées ou arrondies selon la volonté de représentation. Le sens du détail se retrouve depuis la rangée de pins plantée le long de l’avenue, jusqu’aux bornes empêchant les voitures de passer sur les zones piétonnes, en passant par les bancs blancs eux aussi aux formes très géométriques. L’avenue donne sur la mer en se terminant par la place Diana, ajoutant un peu plus de kitch à la station balnéaire dont l’accumulation de symboles et de formes finirait par rendre le tout presque trop exubérant.

Place avec vue sur le point zéro

Place avec vue sur le point zéro

Nous arrivons finalement au « point zéro », bâtiment symbolique de la ville de par sa forme en poisson et le fait qu’il s’agisse du point de départ de la station balnéaire construit en 1967. L’architecte l’a pensé pour être visible dans une station en pleine construction et pour regrouper l’ensemble des services essentiels à la vie de la station balnéaire : services administratifs, poste, commerces et gendarmerie. La forme en courbe ouverte sur la mer se compose de nombreuses paraboles allant dans toutes les directions. Le bâtiment vient s’adosser contre la dune originelle de la ville qui lui a donné son nom « la Grande Motte » s’élevant alors à 8,33 mètres au-dessus du niveau de la mer. L’ensemble de ses « plis de béton » et la prouesse technique qui en résulte rendent l’édifice très surprenant.

Lorsque l’on s’éloigne du « point zéro » pour longer la mer, on aperçoit les sculptures ensevelies dans le sable de Joséphine Chevry. A l’origine, elles avaient pour vocation de permettre aux vacanciers de s’allonger, s’abriter et bronzer ainsi que de redessiner le contour des dunes de sable. La sculptrice a dessiné ces éléments de béton comme un premier alphabet ramenant les vacanciers à leur petite enfance. Les sculptures se font bâton, jambage ou rond afin de composer sur le sable une première page d’écriture qui viendra donner une reconnaissance nationale à la petite station balnéaire.

Nous reprenons donc le cours de notre promenade en longeant la côte méditerranéenne et toute la partie du « Levant » de la Grande Motte. Les plages sont particulièrement travaillées de façon à ce que les promeneurs n’aient pas une vue directe sur les plagistes et à ce que les voies soient suffisamment larges pour permettre de faire cohabiter piétons et cyclistes. Après une longue promenade à pied à travers le quartier résidentiel du Levant, nous revenons à notre point de départ pour nous y intéresser de plus près : la Grande Pyramide.

TROISIÈME ÉTAPE : LA GRANDE PYRAMIDE

Grande pyramide et sculptures

Grande pyramide et sculptures

Ce bâtiment est l’emblème de la Grande Motte et marque la frontière entre les deux quartiers de la ville, le Levant et le Couchant. Il est encore plus original que toutes les autres pyramides dessinées par Jean Balladur puisqu’il est la synthèse architecturale et philosophique de son créateur. On y retrouve à la fois la pente rectiligne, telle un éperon, raide à 60 degrés vers le Levant représentant le côté masculin (Yang) mais aussi la courbe arrondie dirigée vers le Couchant symbolisant le côté féminin (Ying). Le bâtiment communique avec le paysage puisqu’il reprend la forme inversée de la montagne des montpelliérains : le Pic Saint Loup. Il marque aussi l’axe du port et sert de point de repère aux navigateurs. Au sol, on trouve le jardin des médailles fait de sculptures posées sur l’herbe représentant un bestiaire fantastique et pensées par Albert Marchais. Lorsqu’on relève la tête vers les gardes corps des balcons, on identifie facilement deux types de modénatures : la première très rectiligne représentant le côté masculin et la deuxième très courbe pour le côté féminin. Ces modénatures permettent à la fois de protéger du vent et du soleil mais elles offrent aussi un cadre de vue sur le port face à la pyramide.

QUATRIÈME ÉTAPE : LES PLACES DES ANCIENS D’INDOCHINE ET DU COSMOS

Le temps de repasser à la voiture chercher nos affaires de plage (le soleil ayant refait surface, il serait dommage de ne pas profiter des plages de la Grande Motte), nous finissons notre journée de visite par le quartier du Couchant avec ses pyramides aux formes courbes et arrondies. En effet, les pyramides très rectilignes du quartier du Levant laisse alors place à des immeubles ouverts sur la mer. Nous décidons avant de finir notre journée à la plage de passer par la Place des anciens d’Indochine où l’on peut trouver un certain nombre de sculptures originales et utiles réalisées par Michèle Goalard dès la fin des années 1973. A l’origine, la « place des anciens d’Indochine » s’appelait la « place de l’Homme » ; c’est pourquoi le dallage est travaillé en deux couleurs (noir et blanc) et dessine au sol deux silhouettes qui viennent s’imbriquer l’une dans l’autre. Cette place représente les deux visions complémentaires de la philosophie de création de la station balnéaire. De part et d’autre, deux sculptures en béton et basalte offrent aux visiteurs et aux vacanciers des douches accessibles à tous. Ce principe de « sculpture intégrée » souhaité par Jean Balladur est répété dans la ville entière et permet aux sculptures d’être non seulement esthétiques mais surtout utiles et de se fondre dans le paysage urbain. Il faut que les œuvres aient du sens par rapport à la ville, qu’elles donnent du sens au lieu. La place se termine sur la place du Cosmos, qui a été pensée comme un ensemble inamovible où une immense sphère terrestre est posée ainsi qu’une série de gradins la scindant en deux hémisphères. La partie de la sculpture qui devait servir de cadran solaire a finalement été détournée par les enfants pour devenir un toboggan. Les œuvres sont ainsi devenues au fur et à mesure des jeux pour enfants.

Pour finir, les deux immeubles qui entourent la place sont décorés de lions à bouche grande ouverte en référence à la visite de Jean Balladur dans une île grecque. Ils sont pour l’architecte esthétiques mais permettent aussi de cacher la vue sur les balcons des voisins et de créer de l’intimité.

FIN DE LA VISITE

Nous voici au terme de notre visite, il est temps pour nous de faire un point sur ce que nous venons de découvrir et de nous jeter à l’eau.

Immeuble caractéristique du quartier du Levant

Immeuble caractéristique du quartier du Levant

Dans cette entreprise unique en France, Jean Balladur utilise le matériau béton sous toutes ses formes tout en gardant une uniformité dans la couleur blanche. Ce matériau permet de travailler les modénatures qui tiennent tant à cœur à l’architecte et de tisser une résille sur l’ensemble des bâtiments de la Grande Motte. Il lui a souvent été imputé d’avoir trop affirmé une architecture des symboles en profitant largement du fait qu’il avait carte blanche. Je pense qu’on aime la Grande Motte, ou on la déteste. Dans tous les cas, on peut s’accorder à dire que cette station n’a pas forcément bien vieillie. En effet, à de nombreuses reprises, j’ai pu constater que le béton était très abimé sur les façades donnant sur la mer et que les différents édifices n’étaient pas forcément très entretenus. L’architecte a choisi de faire d’une station balnéaire une véritable ville, ce parti-pris très fort qui ne plait pas forcément à tous fait aussi le succès de la Grande Motte qui a le mérite de se démarquer et de proposer quelque chose que l’on ne retrouve nulle part ailleurs tout en restant résolument moderne.

Parcours globale de la promenade à la Grande Motte. Carte de l'office du tourisme de la Grande Motte

Parcours de la promenade à la Grande Motte. Carte de l’office du tourisme de la Grande Motte

Delphine Legrand

Visite du 17 août 2016

 

Bibliographie :

PICON Antoine, PRELORENZO Claude. L’aventure balnéaire : la Grande Motte de Jean Balladur. Marseille : Parenthèses. 1999. 150 pages.

RAGOT GILLES. La Grande Motte : patrimoine du XX siècle. Paris : Editions Somogy. 2016. 237 pages.

Vidéo « La Grande Motte jugée par les architectes ». INA. 29 août 1983.  http://www.ina.fr/video/I00013789

« La sculpture à la Grande Motte ». La Grande Motte architecture. 2014. http://www.lagrandemotte-architecture.com/La-Grande-Motte-une-architecture-unique/La-sculpture-a-La-Grande-Motte

Site internet de la ville de la Grande Motte. 2014. http://www.lagrandemotte.com/