Bruxelles pour moi est une ville à la sonorité plus européenne que belge, et ce n’est pas une fois là-bas que l’on changerait d’avis. Une véritable mosaïque urbaine mêlant à la fois le populaire, l’historique et l’institutionnel ne fait que confirmer ce préjugé. Promeneur que je suis, je dresse le tableau d’une cité qui s’est recomposée sur elle-même sans grande cohérence architecturale, tantôt juxtaposant, tantôt détruisant certains éléments de son puzzle urbain pour en imbriquer d’autres. Les époques semblent troubler la bonne lecture de la ville, se mélangent, se collent. Bruxelles soumise à la ‘‘Bruxellissation’’.

UNE CAPITALE EUROPÉENNE

Bruxelles est une ville fortement influencée par son statut de capitale européenne, à la croisée de la plupart des Etats importants de l’Europe, brassage des diverses cultures. Aussi capitale de la Belgique depuis 1831, elle est le terrain de plusieurs projets à l’image d’une cité regroupant toutes les institutions et administrations à l’impact considérable sur le paysage urbain.
Si le «Plan Jasinski», inspiré par le «Plan Voisin» de Le Corbusier, ne fut jamais réalisé alors qu’il promettait de détruire une partie du quartier de la Bourse au profit d’un centre administratif, il révèle tout de même le processus de tabula rasa que Bruxelles put subir après-guerre, et aujourd’hui.
Ainsi, lorsque la ville se donne à voir, nous n’en somme guère loin de cette attitude au regard d’une collection d’édifices monumentaux d’acier et de verre côtoyant d’anciens quartiers, écrasant les quelques maisons ayant été épargnées de la « Bruxellissation ». La plupart des espaces de la ville est devenue une proie à la grande échelle fonctionnelle et internationale.

Plan Jasinski 1929-1930

BALADE DANS UNE CITÉ INFLUENCÉE PAR LES INSTITUTIONS EUROPÉENNES ET LE MONDE EXTÉRIEUR

Que l’Union Européenne s’immisce dans la capitale bruxelloise et la ville revêt un urbanisme déroutant où se mêlent diverses typologies de programmes sous un patchwork de façades. La transition d’une typologie à l’autre ne se fait que brutalement lorsque l’on déambule dans la ville. Situé dans les niveaux supérieurs de l’auberge de jeunesse à Molenbeek, la fenêtre de la chambre cadre la skyline d’un semblant de Manhattan, quartier d’affaires pas si loin du centre historique. Une fois avoir traversé la Grande Place du centre et quelques rues bordées d’enseignes, notamment la somptueuse Galerie Royale St-Hubert, on se retrouve projeté d’emblée dans un univers différent, dessiné et structuré par la période moderniste fonctionnaliste. Le quartier des affaires et administratif a cette particularité de ne pas être rejeté de la ville. Du quartier monofonctionnel Léopold II situé non loin de ce dernier, on imagine bien la radicalité de la décision du gouvernement belge à localiser la Commission européenne en plein cœur de la ville, dédié pourtant à l’habitat résidentiel et particulier.

Quartier EuropeLe Berlaymont, siège de la Commission Européenne implanté dans un tissu résidentiel. Au fond, une partie du Residence Palace rénové, jouxtant la nouvelle extension du siège européen.

Certains bâtiments ont été préservés de la transformation urbaine, mais reconvertis en bureaux. L’extension du siège de la Commission européenne en témoigne partiellement de cette transformation avec la démolition et la rénovation d’une partie du Résidence Palace. Le résultat visible depuis la rue de la Loi révèle l’étonnante capacité de Bruxelles à fabriquer la ville en un véritable collage et réajustement des édifices au gré du futur programme. Mais si l’ensemble architectural apparaît surprenant, il est surtout surprenant de rendre compte la tendance que détient la capitale à faire régner l’institution internationale sur la ville et son patrimoine.

Nouveau siège de la commission européenne1Extension du siège de la Commission Européenne, par Samyn and Partners architects & engineers

L’ARCHITECTURE MONUMENTALE

Kredietbank - BruxellesL’architecture Post-Modernisme de la Kredietbank, Av. du Port

« Régner » serait le bon terme à employer quant à l’architecture tertiaire de la cité. Les bureaux revêtent une écrasante stature assujettissant la population ; ou si la ville était cet organisme vivant, le secteur tertiaire et administratif magnifié, incarnerait un organe de contrôle dépourvue d’émotions, aliénant la foule humaine.


L’époque où l’architecture prestigieuse du XXème siècle, provoqua l’exode des citadins vers la périphérie, et triompha sur la condition humaine


De la rue des Petits Carmes à proximité du Palais de Bruxelles ou des quais des Matériaux le long du canal, l’architecture post-modernisme modifie le visage de la ville et théâtralise la puissance du monde des affaires, notamment les banques installées entre le Palais de Bruxelles et le Palais de Justice. De l’habitant ou du simple touriste se promenant en ville, le fonctionnalisme institutionnel et administratif prédomine sur l’individu et lui confère un sentiment étrange sous le regard des caméras ornant les corniches.
La ville se présente en un terrain d’expérimentations architecturales appuyées par le monde extérieur. Tantôt elle se prête à des innovations entre Art Déco et Nouveau, tantôt elle fait cohabiter sur le même édifice, un agglomérat de styles architecturaux et de volumétries les plus diversifiées. Mais la ville se recompose sans cesse sur elle-même et se soumet aux éternelles transformations où les époques se croisent. Là où une règle urbaine pourrait y restreindre, le choc des gabarits peut s’accomplir sans toute impunité. Face à l’urbanisme paradoxale, le voyageur, plongé dans un monde dominé par le tertiaire, habitué à des règles architecturales et urbaines ayant structuré la cité, sera stupéfait, pour ne pas dire choqué, par la violence accordée à certains fragments urbains.

Présentation1La commission européenne écrasant le quartier historique

«SCHIEVE ARCHITECTE» (L’ARCHITECTE TORDU) OU L’ARCHITECTURE PARADOXALE ?

Les programmes de bureaux sont venus s’infiltrer dans l’architecture prestigieuse de la ville, des quartiers Nord et Léopold II, en ce sens où elle ne semble plus illustrer la fonction qu’elle contient et subit même une forme de collage par les modifications qu’apportent la promotion immobilière. Si le bâtiment du Residence Palace a complètement été dénaturé par une série de transformations chirurgicales, conclue par la nouvelle extension du siège de la Commission européenne, certains ont pu retrouver leur aspect d’origine. Le bâtiment à l’angle du boulevard Anspach a vu ses façades se restaurer et notamment ses premiers niveaux qui pourtant avaient été radicalement modifiés par la chaîne commerciale. Tentative de retrouver une architecture pittoresque, on en vient à redonner quelques coups de pinceaux. Les interventions paradoxales peuvent bien être corrigées, sans que l’on puisse prononcer le terme de restauration. Le promeneur avisé se rendra bien compte d’une modification de l’enduit sur la façade. Ce qui n’est pas assurément le cas pour des projets de grande ampleur. En faisant cohabiter un complex de 20 niveaux à quelques mètres de la sortie d’un monument architectural, même s’il ne s’agit pas pour ce dernier de l’opéra Garnier de Paris, il en résulte tout de même une étrange perception de la part du promeneur urbain sur l’espalanade. De Brouckere, l’écrasant bâtiment de verre surelevé par une galerie commerciale, au bout de la rue des Frippiers, son rapport aux maisons rue du Fossé aux Loups, et surtout, son incroyable mise en scène à la sortie du Théâtre Royal de la Monnaie. Entre ces deux hauteurs différentes, une esplanade pour respirer de cette démesure architecturale. De nombreuses artères urbaines entretiennent le statut de collections architecturales où s’ajoutent des édifices sans cohérences physiques ni volumétriques avec les existants, comme si aucune charte urbaine n’avait été fixée tout comme une charte chromatique.

ARCHITECTURE ANARCHIQUE ET AUTORITARISME ?


La pression immobilière semble avoir provoqué une tertiarisation du bâti originellement destiné à l’habitat


 A Bruxelles, on peut penser que les décideurs politiques et aménageurs urbains laissent tout se construire, n’importe où et n’importe quoi. A un édifice néoclassique se juxtaposera un ensemble immobilier sans la moindre harmonie ni respect quant aux existants. L’importance accordée à la promotion immobilière a transformé en profondeur la dimension urbaine et sociale de la cité. Entre lobbies des promoteurs associés aux élus politiques et mécanismes d’expropriation des populations locales, Bruxelles apparaît comme une ville où l’architecture de bureau à pris place de celle de la vie habitante, bien qu’aujourd’hui un retour à l’habiter en ville reprend du galon, en une réappropriation du «droit en ville» et du «droit à habiter». Si le programme est parfois inadapté et incite à démolir des bâtiments à l’architecture riche et reconnue pour son patrimoine, l’édifice peut être transformé partiellement. Le boulevard Anspach nous livre ce mécanisme architectural. Il serait toutefois dangereux de ne pas remarquer le procédé de falsification de la ville, s’assurant rapidement d’une restauration complète de l’édifice et sa préservation dans le tissu urbain. L’ensemble qui se présente au promeneur relève d’un camouflage, simulation d’une restitution à l’identique de la façade, mais comprenant un nouvel intérieur, bien différent de ce qu’était l’édifice original, mais corrigeant plus ou moins les conséquences d’une implantation commerciale. Une grande question est alors à se poser : Est-ce que préserver les façades de fragments urbains redonnent vraiment à lire la ville à travers ses époques, ses transformations et une mise en valeur réelle de son patrimoine en ce sens où tel bâtiment inscrit dans un quartier a une histoire avec le bâti voisin ? Ou bien, est-ce tout simplement une volonté à muséifier la ville mais maladroitement, en un véritable parc d’attraction fournit en décors d’architectures pittoresques… ?

106 BD Anspach2Immeuble du 106 Bd Anspach 

Tendance à détruire des fragments de quartier, à entretenir la fuite des habitants par la tertiarisation, il est remarquable de constater que la Ville et la Région, en tant qu’institutions, se sont tenues éloignées de leur patrimoine architectural dans le passé. Au 3a rue des Sables, le bâtiment comporte une façade Art Déco assez riche pour qu’elle figure dans les registres du Patrimoine classé, et pourtant, à en croire les projets à venir, le propriétaire, Hogeschool-Universiteit Brussel (HUB), souhaiterait démolir pour reconstruire un édifice adapté aux nouveaux usages. Implanter des équipements administratifs et institutionnels au sein de la ville pourrait relever d’un désir à mixer les diverses fonctions de la société urbaine. Néanmoins, l’acte d’implantation de ces programmes relève plutôt d’un certain autoritarisme lorsque l’on souligne les démolitions de bâtiments et expropriations.

3a rue des SablesRue des Sables, le 3a, édifice original de Paul Santenoy (inscrit à l’inventaire du patrimoine architectural de la Région) voué à la démolition. A contrario, celui de gauche construit par Johan Van Dessel, ne datant que de 1992 est prévu d’être conservé.

De passage au site Tour&Taxis, grand projet de pôle urbain à l’échelle régionale à venir sur 30 ha de terrain, les sheds des entrepôts classés patrimoines cohabitent visuellement avec le siège de Bruxelles Environnement logé dans un édifice aux lignes très contemporaines, qui se remarque certes pour son architecture, mais surtout par son implantation. L’explication ? Ce n’est pas une cohérence d’alignement avec les futurs projets à venir ou bien un nouveau plan d’infrastructures viaires, mais seulement une décision arbitraire. Projeter la ville ne semble pas prendre en considération des projets actuels ou à venir, ou bien, le poids de la décision urbanistique ne revêt pas une autorité suprême face au poids de la promotion immobilière.
Si des édifices semblent être écrasés par des équipements de bureaux, l’habitant, citadin, individu et être humain en somme, est surtout la cible principale de cet urbanisme bruxellois, pour ne pas rappeler la figure du Palais de Justice dominant le bas-peuple du quartier des Marolles. Il est frappant, entre quelques aventures pédestres dans la ville, de sentir la domination physique de ces fonctions tertiaires, administratives d’une capitale européenne, où finalement l’objet étranger n’apparaît plus être le bâtiment ayant rasé un patrimoine, mais, l’individu devenant une machine de ces rouages institutionnels. Aujourd’hui, la fonction résidentielle reprend ses droits, associée aux plaisirs de bien-vivre en ville. Si l’on tient au processus de recycler la ville, son architecture hétéroclite porterait alors dans la reconversion d’immeuble de bureaux en habitations. Là où la façade néoclassique abritait dans la période après-guerre un tout autre programme différent, le cycle s’inverse dans les années à venir, et si l’on s’y projette, se loger en ville consisterait à avoir son balcon depuis une façade de verre et de métal du 20ème étage dominant des demeures traditionnelles bruxelloises.

Bruxelles EnvironnementSiège de Bruxelles Environnement – Tour&Taxis

Anthony Vong, anthony.vong@nantes.archi.fr

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES:

. Bruxelles, la Belgique et l’Europe, Un urbanisme cosmopolite, Aménagement et urbanisme, Certu (éd), sous la direction de Pierre Laconte, 148p, 2007.

. Morphologie urbaine à Bruxelles, Aménagement et urbanisme, Cert (éd), Marc Lacour, Isabelle Delhaye, Martine Dumont, Jean-Marc Helson, Joëlle Houdé, Carine Moureau, Danièle Péron, Guy Van Beeck, CERRA, 184p, 1991.

. Façadisme, Monumental, n°14, Editions du Patrimoine, Paris, 95p, 1996.

SITE INTERNET :

. http://www.arau.org/
Atelier de Recherche et d’Action Urbaines