Yogyakarta, ville dont on dit, plus que toutes les autres villes de l’île, qu’elle a su garder intacte l’âme de Java. Nous arrivons après un mois et demi de pérégrinations autour de la Malaisie, de Sumatra et de Java ouest, remplis de curiosité à l’idée de la découverte de cette ville, espérant y faire le plein de culture, découvrir son histoire si particulière où s’est joué celle de l’Indonésie, ses coutumes, son architecture, ses danses traditionnelles, et tout ce qui s’en suit.
Les ruelles nous rappellent d’emblée celles de Jakarta ou des autres villes indonésiennes traversées. Ces enfilades de rues inextricables qui sont pour les étrangers de véritables labyrinthes dans lesquels il n’est pas si facile de se retrouver. Les ruelles sont de véritables annexes des maisons qui sont très sommaires. Elles ne sont faites que d’une ou deux pièces à vivre, la vie se passant autant à l’intérieur qu’à l’extérieur, dans la ruelle : on cuisine, mange, fait sécher son linge, regarde la télévision, s’assoit sur des bancs et passe du temps avec ses voisins. Les enfants courent et s’amusent dans ces dédales de ruelles, si proches de l’agitation des boulevards et à la fois si loin, isolés par le tissu urbain si dense.
Et c’est dans les dédales de ruelles encadrant Jalan Sosrowijayan que nous décidons de nous installer pour quelques nuits. Le quartier est certes l’un des plus touristiques, mais cela offre une liberté plus grande dans les pratiques qu’ont les habitants avec leur ville. L’art de rue y est particulièrement florissant. Les fresques murales sont présentes partout, sur tous les murs, dans un mélange de modernité aux influences occidentales mais plus largement inspiré de la culture batik si forte ici (avec des textiles et des peintures à motifs si colorés et des petites marionnettes en deux dimensions en bois sculptées)
Après avoir démarché déjà plusieurs hôtels à la recherche d’une chambre peu chère, un homme finira par nous interpeller dans la rue, nous le suivons dans ce dédale de rues jusqu’au « Lotus Losmen », hôtel chez l’habitant qui réunissait tous les critères recherchés. Nous poserons nos sacs à dos ici pour trois nuits.
A Yogyakarta, la population est plus hétéroclite que dans l’Ouest du pays. La religion musulmane pratiquée ici est dite modérée, très ouverte (aux arts, à l’égalité homme-femme,…) et tolérante, ce qui n’est pas forcément le cas plus à l’ouest du pays, à Sumatra, où la Charia est appliquée dans la région d’Aceh. Il y a ainsi une importante communauté chinoise dans la ville, mais aussi diverses religions bien représentées telles que catholique, protestante, hindouiste. Nous vivons donc toujours au rythme des prières chantées à travers les haut-parleurs disposés aux quatre coins de la ville. Notre hôtel se situe juste à côté de l’un d’entre eux, et les chants qui commencent dès quatre heures du matin habitent aussi nos nuits indonésiennes.
Nos premières journées nous emmènerons au quartier du Taman Sari. Ce quartier prend place dans les jardins du sultan, et dont il reste ses magnifiques bains à la façade incroyable mais malheureusement déjà fermée dans la fin d’après-midi qui nous les a fait découvrir. Nous avons alors trouvé un petit passage utilisé par des locaux pour grimper sur les hauts murs d’enceintes et en découvrir les bassins intérieurs depuis notre perchoir. Qui a dit qu’il était interdit de grimper sur les toits ?
Le quartier a le charme fou et désuet d’un parc luxuriant habité, où là aussi des fresques murales impressionnantes fleurissent partout entre les artisans confectionnant des tissus Batik, les ateliers de peintre, les magasins de vêtements de jeunes créateurs ou les confectionneurs de marionnettes : entre modernité débordante de créativité et passé culturel riche. Les vestiges des jardins sont très présents et les circulations dans des galeries enterrées nous transportent dans le temps à la recherche du Sultan d’antan en promenade. Les habitations ont pris place à l’intérieur et autour des petits pavillons du jardin originel, s’alignant sur les anciennes allées, respectant le dessin du jardin et ses petites places.
Nous clôturerons l’après-midi sous de grosses gouttes de pluie et une partie de volley endiablée avec les hommes du quartier. J’ai beau être le plus grand sur le terrain, les mains dépassant du filet, et parmi les plus jeunes, je reste encore impressionné par un petit homme, grisonnant maîtrisant son sujet à merveille. Le volley est là-bas très populaire, bien plus que le foot ou le basket, ce qui est assez drôle quand on sait que la taille moyenne pour les hommes est en dessous de un mètre soixante dix.
Au gré de nos promenades, le soir même, nous sommes tombés par hasard sur un quartier plus au nord, dont nous n’aurions jamais deviné lors de notre passage le matin, qu’à la nuit tombée, il se transformait en quartier rouge. Avec ses lumières roses ponctuant les rues, les portes qui s’ouvrent sur des intérieurs entièrement peints de rouge, et les filles, toutes de la communauté chinoise, assises sur un banc devant chaque porte. Étonnamment et contrairement à d’autres villes, il n’avait rien de particulièrement sordide, ce ne sont pas les filles en vitrine des ports de la mer du nord, pas le racolage faussement caché et vulgaire de nos trottoirs, ce ne sont pas non plus des habituées des bars et des soirées branchées à la recherche du riche occidental. Ici les filles sont en société, le quartier vit avec elle, des gens mangent avec elles, passent la soirée devant la télévision, discutent sur des bancs tandis qu’elles travaillent. On est simplement dans une partie de toute cette vie que respire Yogyakarta.
Le lendemain, nous nous mettons en route pour le Palais du Kraton, le palais habité par le Sultan. Ouvert en partie au public, c’est une suite de cours carrées plus ou moins grandes entourées de corps de bâtiment de plein pied où est détaillée l’histoire de la ville et des différents sultans :
Nous apprenons alors que bien qu’un foyer de population important et très influent soit déjà présent depuis le VIIIème siècle dans la région (comme l’attestent les immenses temples bouddhistes de Borobudur et hindouistes de Prambanan non loin de la ville), et que certains des quartiers de la ville actuelle soient plus anciens (le quartier de Kotagede ayant été la capitale de l’ancien sultanat de Mataram au XVIème siècle), la ville de Yogyakarta est fondée officiellement le 7 octobre 1756 lors de la prise d’indépendance du Prince Mangkubumi sur l’autorité de son frère aîné Pakubuwana II, dernier sultan de Mataram. Ce dernier avait accepté la domination Hollandaise ce que refusa le cadet. Après une guerre fratricide remportée par Mangkubumi, ce dernier chasse son frère de la région et installe son palais et sa dynastie à côté de l’ancienne capitale : Yogyakarta est née. Son frère, battu s’installe plus au nord dans l’actuelle ville de Surakarta.
Nous découvrons aussi que Yogyakarta possède un statut très particulier au sein de la république d’Indonésie. La ville et sa région possèdent le titre unique de territoire spécial, encore sous la gouvernance du sultan. Ce régime particulier a été acquis après la seconde guerre mondiale, alors que la toute jeune république d’Indonésie venait d’être fondée par Sukarno à la suite du départ des japonais en 1945, les forces coloniales hollandaises font alors leur retour dans l’île et chassent le gouvernement de Jakarta. Le sultan de Yogyakarta décide alors de prendre le parti des indépendantistes républicains, de leur ouvrir son palais et de les soutenir dans leur lutte jusqu’à l’obtention finale de l’indépendance en 1949. Yogyakarta aura été pour trois ans (de 1946 à 1948) la capitale de l’Indonésie indépendante.
Nous nous sommes aussi laissés conter par des locaux les frasques actuelles et en particulier les tensions existantes sur la succession du sultan actuel. Ce dernier n’ayant pas de fils, il a fait changer les lois du sultanat pour permettre à sa fille aînée de lui succéder, déshéritant de fait son frère, qui, comme on peut le comprendre, le prend très mal. Mais tout cela n’est pas écrit dans le musée. Il faut tout de même rendre hommage à cette initiative qui confirme la recherche de l’égalité des sexes dans la société Javanaise et particulièrement à Yogyakarta.
Des pavillons totalement ouverts agrémentent les cours et sont les lieux de vies principaux pour les habitants du palais. Nous assistons sous l’un d’eux aux répétitions des danseuses puis des danseurs de danse traditionnelle. Ils sont accompagnés par des musiciens qui jouent derrière eux, assis par terre. Le gamelan, cet ensemble d’une soixantaine d’instruments à percussions joue une musique aux sonorités loin des standards de notre culture occidentale et qui a quelque chose de dissonant pour nos oreilles d’européens mais de très reposant. Une mise en musique d’une légère pluie d’été venant mourir sur un toit de bambou. Cette musique est très répétitive sans être lassante. Les mouvements des danseurs sont précis, parfois très brusques et virevoltants, ils sont généralement exécutés lentement et gracieusement tandis que des professeurs passent dans les rangs pour corriger légèrement les postures.
Dans une autre cours et sous un pavillon plus grand nous admirons cette fois une représentation de danseurs traditionnels professionnels en masques et costumes. Les danses des hommes, surtout, ont quelque chose d’extrêmement théâtral, mise en scène de manière très chorégraphiée de combats entre des divinités de la nature ou des héros de leur panthéon. Nous nous remplissons les yeux et les oreilles de ce spectacle étrange, envoûtant, hypnotique.
Après ce plongeon dans la culture indonésienne, et les yeux encore remplis des couleurs chatoyantes de leurs costumes, nous mangeons sur le pouce dans la rue avant de nous mettre en route pour le marché aux oiseaux. Les indonésiens aiment avoir des oiseaux chez eux, ils les installent dans des cages accrochés en hauteur à l’extérieur des maisons. Ce sont pour eux des animaux de compagnies que l’on retrouve très fréquemment et qu’ils chérissent pour leur chant. L’immersion dans ce marché très populaire de la ville est incroyable. Les piaillements prennent nos oreilles d’assaut, des centaines d’oiseaux rassemblés en un même lieu font plus de bruit que ce que l’on ne le soupçonnerait au premier abord. C’est une valse colorée de toutes sortes, peuplés de choses étonnantes, et parfois un peu répugnantes. Ainsi, il n’y a pas que des oiseaux, loin de là mais aussi des poissons, des chiens, des chats, des serpents, des chauves-souris, des insectes grouillants, des poussins colorés, des civettes ou encore de gros reptiles et des centaines de cages à acheter plus jolie les unes que les autres.
Après cet immense marché, et un peu fatigués par nos incessantes déambulations dans la ville, nous montons dans un pouce-pouce pour changer de quartier. Il nous conduira tant bien que mal jusqu’au quartier de Kotagede déjà évoqué dans le petit résumé sur l’histoire de la ville. Quartier qui se cache derrière quelques grands axes finalement assez touristiques prisés pour ses magasins commercialisant tout un tas de produits dérivés de l’art du Batik et du travail traditionnel de l’argent par des orfèvres locaux. Mais il existe une vraie vie de quartier dans ses ruelles, où nous avons longuement flâné, traversant les vestiges de l’ancienne capitale du sultanat de Mataram, et la sépulture du dernier sultan, oubliée des touristes.
On trouve toute sorte de petits stands vendant de la nourriture, des supérettes et des petits magasins par-ci par-là. Les locaux ici ont du mal à saisir que nous puissions nous promener hors des zones touristiques, au gré des rues minuscules. Ils nous interpellent souvent pour savoir où nous allons, ce que nous faisons, si nous cherchons la gare routière. Nous avons beau leur répondre que l’on ne fait que se promener (ce qui se dit jalan jalan), ils cherchent invariablement à nous ramener vers les axes principaux là où nous voulons simplement nous perdre dans les quartiers les plus authentiques possibles. S’en suivent souvent des scènes cocasses où les habitants se réunissent pour nous regarder passer, nous indiquant tous la direction du boulevard le plus proche tandis que les enfants nous escortent en essayant de nous ramener dans ce qu’ils pensent être le bon chemin.
Le lendemain, nous explorons le marché aux épices, tous nos sens en éveil. Nous ne savons où donner de la tête tant il y a une profusion d’odeurs, de couleurs, de dizaines de choses sur lesquelles poser nos yeux étonnés. Il faut savoir que si les classes moyennes et aisées ont adopté le modèle occidental du centre commercial, la majorité des gens achètent encore tout ce dont ils ont besoin sur des marchés permanents où tout se trouve et se négocie. Négociations parfois interminables pour nous autres touristes.
A Yogyakarta, nous nous essayons à toutes sortes de découvertes culinaires. Les innombrables marchés que nous croisons nous invitent sans cesse à goûter de nouvelles choses, à grignoter des fruits du dragon assis sur un petit muret en face des habitants d’une maison qui nous dévisagerons tout le long de notre petit goûter, mais aussi de drôles de pâtisseries qui ressemblaient à de tout petits pan-cakes colorés et qui se sont finalement avérées excellentes, de petites crevettes croustillantes, les traditionnels morceaux d’ananas, des petites saucisses proches de nos knackis relevées de sauce salsa pimentée et brochettes de ayam sate (merveilleuses petites brochettes de poulet agrémentées d’une exquise sauce à la cacahuète) que nous avons pris l’habitude de manger lorsqu’un petit creux pointe le bout de son nez, mais aussi du bœuf mariné dans du lait de coco ou, plus exotique, du serpent grillé pour le dîner (python et cobra) et qui se trouve être vraiment très bon, à mi-chemin entre du poulet et du lapin pour nous changer des ordinaires riz frit et nouilles sautées aux petits légumes.
Cependant, la ville ne vit pas uniquement dans son passé. Yogyakarta se traduit par la ville faite pour prospérer (Yogya : adapté et karta : prospère). C’est le mouvement général qu’insuffle le Sultan, parfois contre l’avis de la population. Sans être aussi anarchique que peut l’être le développement de Jakarta, la ville se construit tout de même très vite, et au détriment de certains de ses vieux quartiers, aux petites ruelles si vivantes et si calmes, en opposition aux grands boulevards qui semblent définir le futur de la ville. Car si un plan de Yogyakarta lui donne des allures de ville américaine avec de grandes artères en quadrillage, la construction de la ville est en réalité bien plus complexe. Ce n’est d’ailleurs pas une seule ville mais la réunion de quatorze villes ou villages qui forment maintenant ses quartiers très denses aux ruelles multiples. La population est partagée entre tradition et modernité. Si les mouvements populaires pour sauvegarder les quartiers anciens sont très présents, grâce à la particularité qu’a la ville de Yogyakarta d’avoir conscience de la valeur de son patrimoine, les besoins en logement et en confort ne sont plus compatibles avec cette typologie de construction et ce sont des parties entières de la ville qui commencent à disparaître sous les coups des bulldozers pour faire place à de grandes constructions que les nouvelles classes aisées de la population s’empressent de prendre d’assaut.
La ville, bien desservie par son réseau de bus performant dans ses voies réservées fraîchement créés (le transjogja) est donc en plein essor. Jalan Solo, en particulier ainsi que Jalan Affandi où se retrouvent des centres commerciaux, les universités et des musées. Les centres commerciaux sont de réels lieux de vie pour la jeunesse aisée locale (souvent à l’université). Fuyant la touffeur de la rue et l’inconfort des parcs peu entretenus, elle se retrouve donc dans ces grands espaces climatisés. Plus que chez nous, de multiples espaces sont arrangés pour la lecture, travailler ses cours, prendre un verre entre amis, manger un morceau ou encore s’amuser dans les salles d’arcade. On y passe du temps ensemble dans ce qui remplace les anciens lieux de vie plus populaires qu’étaient les ruelles des anciens quartiers détruits.
Yogyakarta est une ville que nous avons beaucoup arpentée. Nous nous sommes promenés, promenés, pour la découvrir, la comprendre. La ville semble pour le moment préservée de ce développement exponentiel et incontrôlé qui a défiguré Jakarta et son centre historique, mais sa périphérie, loin des yeux des touristes, commencent à se faire rattraper par des besoins de modernité.
De Jogya (et oui c’est son petit nom local), nous sommes repartis réconciliés avec l’Indonésie citadine, enchantés par cette ville dont on sent le cœur battre sous nos pieds tant la vie y est dense et bigarrée. Nous repartons avec l’espoir que les habitants continueront de conjuguer tradition et modernité avec succès, qu’ils parviendront à trouver des alternatives pour que son incroyable charme ne s’efface pas au profit d’un développement sauvage.
Sylvain Diolez
Plan repérant les différents lieux évoqués :
Source :
Guide de voyage Lonely Planet en français, Indonésie 2016, 5ème édition. Je vous le déconseille cependant pour son manque de mise à jour sur les adresses et ses critiques peu objectives. Une 6ème édition a été publiée en novembre 2016 que je n’ai pas eu entre les mains.
Collections du Musée du Kraton Pakualaman, Yogyakarta.
Fond de plan : www.http://mapstack.stamen.com/
Voyage du 5 juillet au 5 septembre 2016 en Malaisie et Indonésie. Présence à Yogyakarta du 5 au 8 août 2016.