À force d’avoir été surreprésentées, New York et San Francisco sont deux villes qu’on semble redécouvrir même lorsqu’on les visite pour la première fois. En 2015, j’ai eu l’occasion de visiter ces dernières une à la suite de l’autre. Mes visites m’ont amené à réaliser que dans la métropole nord-américaine, la nature a une place très rationnelle. Les grands espaces publics urbains d’Amérique sont généralement issus d’une planification rigoureuse et ont, de par leur forme et leur présence dans le cadastre, la même nature que les autres usages. À travers la visite de Central Park à New York et du Golden Gate Park à San Francisco, je tente de relever ce qui lie ces grands parcs urbains entre eux et ce qui les lie à leur ville.

La nature du parcellaire est une des premières choses qui a marqué mes visite à New-York puis à San Francisco. Les rues de ces villes forment un quadrillage séparant la ville en blocs identiques qui forment l’identité fondamentale du tissu urbain. Ces blocs témoignent d’une planification urbaine liée à la colonisation d’un continent immense. À propos de cette grille, Rem Koolhaas écrit :

 » Par le tracé de ses rues et de ses blocs, elle annonce que l’assujettissement, sinon l’oblitération, de la nature est sa véritable ambition  » (Koolhaas, 1978).

Même si Manhattan est l’exemple de choix, San Francisco, à cet égard en est un aussi. Comment deviner, en plan, le fort relief de la ville quand celle-ci est couverte d’un tissu urbain qui ignore ces caractéristiques physiques ? La nature est donc relayée au second plan et en pratiquant la ville, elle perd sa valeur de point de repère au profit de la grille des rues. Face à cette rigoureuse rationalité, j’ai été fasciné par les espaces vides laissés à la nature, au sein de cette grille conçue pour l’ignorer. À New-York comme à San Francisco, le parc n’a pas une nature de place publique ou de square, il est un quartier en soi.

Central Park

New York : ville bouillonante

New York : ville bouillonnante

La conception des grands parcs tels que le Central Park et le Golden Gate Park s’inscrit dans le park movement américain. À travers ce courant, les élites progressistes cherchent à démocratiser l’accès au plein air au prolétariat urbain tout en prônant l’assainissement de la vie en ville par la création d’espaces verts. Le projet de Central Park débute au milieu du XIXe siècle comme une réaction à l’augmentation rapide de la population. En effet, durant la première moitié de ce siècle, la population de New York augmente de façon exponentielle. Comme son nom l’indique, le parc occupe le cœur de l’île de Manhattan.

La mise-en-scène de Manhattan dans le cinéma comme dans la littérature m’avait préparé à une ville intense dans un mouvement constant. En arrivant à Penn Station j’ai immédiatement été pris par cette effervescence continue. Lorsque je suis entré dans Central Park après avoir fait l’expérience de la frénésie de la plus grande ville américaine, le contraste m’a paru frappant.

Au cœur d’un bâti dense et très élevé, la présence de ce vide apparaît presque comme une anomalie. En admirant la surface du Reservoir, j’ai eu l’impression d’admirer la ville d’un point de vue lointain, comme séparé d’elle par un lac immense. Contrairement à d’autres parcs, Central Park n’est pas au bord d’un cours d’eau ou à la limite de la ville, il est le cœur de celle-ci. C’est cette relation à la fois de proximité et de coupure franche qui donne l’impression d’être dans un autre monde. Un univers naturel captif du tissu urbain. Dans une ville pleine d’intensité et de démesure, le parc se devait d’être aussi radical que la ville qui l’entoure.

New-York : Vision lointaine sur le Reservoir.

New-York : vision lointaine sur le Reservoir.

Lorsque New York avait été quadrillé de son parcellaire actuel en 1807, aucun espace préservé n’avait été prévu. Toutefois on ne peut pas réellement parler de préservation lorsque l’on traverse Central Park. En réalité, chaque étang, chaque butte et chaque sentier est calculé et s’inscrit dans un plan d’ensemble qui cherche davantage à atteindre un imaginaire romantique de la nature qu’à préserver celle-ci telle qu’elle se trouvait à Manhattan. Comme si cet espace était si précieux et rare dans la métropole qu’on ne pouvait se permettre de laisser le choix de son apparence aux lois de la nature. Rem Koolhaas le qualifie d’ailleurs de « tapis d’Arcadie synthétique greffé sur la trame » (Koolhaas, 1978). Central Park est aussi une façon de regrouper en un seul endroit tous les usages et les lieux liés à la nature, comme un catalogue de paysagisme. On y traverse des jardins à l’anglaise, des espaces boisés, des compositions pittoresques et des plans d’eau de toutes dimensions.

Malgré ce caractère factice, j’ai rapidement perçu Central Park comme un élément indispensable à la ville. Finalement, le parc est comme la ville qui l’entoure, une création purement artificielle. C’est d’ailleurs sans aucun cynisme que les New-Yorkais semblent s’approprier cet espace, comme une part de l’identité de la ville, au même titre qu’une caractéristique naturelle préexistante. Comme le Mont-Royal à Montréal ou la Loire à Nantes. De par sa taille, Central Park ne peut être comparé aux autres espaces publics. Sa relation à la ville est plutôt celle du contraste ; comme si le parc était un autre monde avec son organisation et ses lois mais contraint à cohabiter avec la ville. Dans cette métropole symbole de spéculation, une superficie non construite dont la valeur serait probablement de plusieurs milliards de dollars est presque inconcevable. Central Park va au-delà des valeurs et de l’imaginaire capitalistes qui ont alimenté New-York à travers le temps.

Le parc m’est apparu comme un exutoire à la ville mais concentrer presque toute la superficie naturelle de l’île de Manhattan en un unique rectangle était-elle la meilleure solution ? Il faut probablement habiter New-York pour réellement répondre.

Golden Gate Park

En visitant San Francisco tout juste après ma visite à New York, j’ai immédiatement senti que l’atmosphère de cette ville était plus lente malgré qu’il s’agisse d’une grande métropole. En entrant dans le parc, j’ai pourtant ressenti la même coupure avec l’urbain. Toutefois, le Golden Gate Park étant dans un quartier plus éloigné du centre-ville, il n’y a aucun bâtiment visible qui vienne rappeler que je suis en pleine ville. Comme à New-York, le parc m’apparaît comme une petite ville en soi, avec son organisation bien différente du rationalisme de la ville qui l’entoure. Même les rues, parfaitement droites à l’extérieur du parc se courbent dès qu’elles y pénètrent, comme contraintes de respecter les lois de cet espace naturel. À première vue, je pourrais me trouver dans n’importe quelle ville car le parc, à part sa végétation caractéristique de la Californie, est un lieu plutôt générique.

Golden Gate Park - Végétation

Golden Gate Park : végétation.

Si j’ai traversé le Golden Gate Park c’est avant tout dans le but de voir un projet en particulier : le De Young Museum. Bien que le parc soit emblématique, il n’est pas aussi incontournable que Central Park. Même si il est souvent comparé à celui-ci de par sa forme et sa relation au parcellaire, le grand parc de San Francisco n’occupe pas la même place centrale dans la ville. À première vue, son appropriation y est davantage touristique que quotidienne. Je comprendrai plus tard que les similarités que j’avais remarquées entre ces deux parcs n’étaient pas un hasard. L’idée d’un grand parc urbain à San Francisco est premièrement lancée en 1865 dans une lettre publiée dans le journal vantant les impacts positifs que Central Park apportait dans la vie des new-yorkais.

Le De Young Museum

À San Francisco comme à New York, le parc est une composition entre nature et architecture où apparaissent des bâtiments remarquables comme des musées, cafés, serres ou même pavillons universitaires. Le parc n’est pas donc pas seulement un lieu de loisir, il devient un lieu d’éducation, de culture, mais également d’expérimentation pour les architectes qui ont le privilège d’y travailler. Un des cas contemporains de ce type de projet qui a particulièrement marqué ma visite est le De Young Museum de Herzog & De Meuron. Ma première image du musée remonte à un cours de première année d’architecture où j’avais étudié plus précisément l’enveloppe de ce bâtiment sans jamais m’intéresser à son environnement. Il m’avait alors paru particulièrement austère mais avait piqué ma curiosité.

L'ancien musée De Young

L’ancien musée De Young (Source : deyoung.famsf.org)

Le M.H. De Young Museum est le plus ancien musée des beaux-arts de San Francisco. Il a été inauguré en 1895 à la suite d’une exposition internationale ayant eu lieu 1894. Le bâtiment utilisé à ce moment était une structure de béton ornementée dans une sorte d’éclectisme égyptien qui parait aujourd’hui presque ridicule. Ce premier bâtiment a été modifié plusieurs fois, notamment suite au tremblement de terre de 1906. Au début des années 1920, le musée acquiert une nouvelle apparence, se dotant en 1921 d’une tour centrale qui devient le symbole du musée, à l’instar de la tour actuelle. À la fin des années 1990, l’administration jugeant le bâtiment désuet (l’ornementation opulente en béton avait été supprimée vers 1940 en raison du danger structural), décide d’ouvrir un concours pour le remplacer par une nouvelle structure. C’est donc Herzog et De Meuron qui remportent ce concours et conçoivent le nouveau musée qui ouvre en 2005.

La tour du musée

La tour du musée

La première vision du musée De Young qui m’apparaît est celle de sa tour perçant la couverture des arbres et s’élançant vers le ciel dans un mouvement de rotation. Contrairement à un bâtiment que l’on aborde de face, le musée n’utilise pas un vocabulaire architectural conventionnel visant à créer une vision monumentale à l’approche de l’usager. En fait, quelle est réellement la façade « principale » du bâtiment ? Difficile à dire. Pourtant, le musée ne tourne pas le dos au parc qui l’entoure.  Le revêtement de cuivre embossé et perforé qui me semblait auparavant austère participe en réalité à intégrer le bâtiment à son cadre naturel. La couleur sombre et texturée uniformise le volume du musée, l’intégrant aux couleurs des arbres environnants. Le musée apparaît presque comme un monolithe, un élément sculptural. Ses façades sobres, irrégulières et aveugles lui donnent la qualité d’un objet naturel plutôt qu’une création architecturale.

À mesure que je m’approche, je remarque que le bâtiment referme une grande place, faisant face au California Academy of Sciences de Renzo Piano. Pourtant, sa façade n’est pas réellement une composition comme la colonnade de Renzo Piano, elle reste plutôt abstraite et muette, presque mystérieuse. Contrairement à beaucoup de musées qui reprennent un langage monumental pour affirmer leur présence sur la ville, j’ai été fasciné par la façon dont le De Young Museum ne tentait pas de projeter l’image d’un musée dans la ville mais semblait assumer sa présence dans un cadre naturel et en retirer son propre vocabulaire.

Renzo Piano face à Herzog & De Meuron

Renzo Piano face à Herzog & De Meuron

Le musée se compose de trois bâtiments qui s’entrecroisent laissant entre eux des percées qui permettent à la fois d’accéder au bâtiment par différentes approches et d’amener de la lumière dans les espaces intérieurs. Ces cours végétalisées permettent aussi de remettre le bâtiment dans son contexte naturel à travers la visite. En effet, lorsque l’on traverse le musée, on aperçoit ces cours de petite taille et dont la végétation semble plus sauvage que paysagée, ce qui rappelle également que le bâtiment n’est pas un objet totalement urbain.

Cour

Cours intérieures

En plus de s’ancrer efficacement à son contexte naturel, le De Young Museum répond à la ville qui l’entoure par la tour qui le surmonte. En montant les 44 mètres de la tour on est confronté à une vue panoramique qui constitue finalement une des seules que l’on peut obtenir du parc au cœur même de celui-ci.  Cet observatoire permet au musée d’être visible de l’extérieur du parc, mais il offre surtout une vision sur la ville qui l’entoure,  permettant au visiteur de replacer le parc dans son cadre urbain. C’est une fois en haut de cet observatoire que je reprends conscience de la ville qui entoure le parc, de sa densité et de sa régularité.

Observatoire

L’observatoire de la tour

La suite de mon parcours à travers le parc m’amène à traverser divers lieux qui, comme à Central Park sont autant de typologies paysagères différentes mises en relation par leur proximité mais sans lien logique. Le bassin bucolique et son pont recréent le même cadre pittoresque que dans Central Park, tout comme les sentiers boisés qui semblent découper les mêmes vues sur le paysage.

Central Park - Golden Gate Park : mêmes visions

Central Park – Golden Gate Park : mêmes visions.

Le parc n’est donc pas unique par son contenu mais il se différencie davantage par le lien qui l’unit à sa ville. Au terme de ma longue promenade à travers le Golden Gate Park, j’aboutis finalement sur la mer. Ce n’est pas une surprise puisque j’avais évidemment étudié la ville en plan mais en voyant le parc se terminer par le trait de côte, je me dis que même s’il est une création humaine, celui-ci permet tout de même de créer un lien entre le caractère artificiel et régulier de la ville et les caractéristiques naturelles qui la précèdent.  Le Golden Gate Park m’a donc paru être une forme de narration qui accompagne le visiteur de la ville à la mer.

Emmanuel Gaucher

Voyage du 20/05/2015 au 27/05/2015

Bibliographie

Brawley, L., & Devienne, E. (2014). D’après nature : Frederick Law Olmsted et le Park movement américain (Editions Fahrenheit).

Ketcham, D. (2005). The De Young in the 21st century : a museum by Herzog & de Meuron. London: Thames & Hudson.

Koolhaas, R. (1978). Delirious New York: A Retroactive Manifesto for Manhattan. Oxford University Press.

History of the de Young Museum. (www.deyoung.famsf.org/about/history-de-young-museum)