Prague, c’est bien sûr sa vieille ville, à la structure urbaine médiévale, héritée de l’empereur Charles IV. Prague, c’est évidemment aussi ses maisons, ses palais, ses églises, gothiques, renaissances ou baroques, reflets de la puissance de cette ville pendant le Saint-Empire Romain Germanique.

Mais Prague n’est pas qu’une ville du Moyen-Age, ni même du XVIIème ! Prague, c’est aussi des immeubles de l’Art Nouveau ou du Cubisme tchèques, construits lors d’une période de prospérité tchèque, entre la fin du XIXème et le début du XXème. Le tout nouvel état tchécoslovaque, et en particulier sa capitale Prague, connaissent alors un rayonnement artistique et culturel qui s’étend à toute l’Europe.

C’est dans ce contexte que fut construite la maison Müller, commanditée en 1928 par František Müller, riche industriel originaire de Pilsen, en Tchécoslovaquie, et qui souhaitait s’établir à Prague, avec sa femme et sa fille. Müller fit alors appel à l’architecte Adolf Loos, le laissant complétement libre (y compris financièrement…). Loos réalisa alors ce qui est certainement l’une de ses maisons les plus connues et les plus emblématiques de sa réflexion architecturale. Une maison achevée en 1930, presque en même temps que la Villa Tugendhat de Mies Van der Rohe, à Brno (toujours en Tchécoslovaquie), ou encore que la Villa Savoye du Corbusier.

Etant étudiant à Prague pour un semestre d’Erasmus, la villa Müller constituait donc une visite incontournable. Mais honnêtement, si cette maison avait bien déjà été brièvement évoquée lors d’un cours d’architecture, elle ne m’avait cependant laissé qu’un souvenir assez flou, qui pourrait se résumer à une forme extérieure cubique (qui est en fait plutôt parallélépipédique !), et au mot de Raumplan

UN PARALLÉLÉPIPÈDE BLANC AUX FENÊTRES JAUNES

Pour me rendre à la Villa Müller, située dans un quartier au nord-ouest de Prague, j’ai emprunté le tramway, m’amenant à découvrir la maison par le nord-est.

Vue depuis le nord du terrain

Vue depuis le nord du terrain

Une façade carrée, très symétrique avec ses trois hautes fenêtres et son balcon centré, positionnée plusieurs mètres au-dessus du niveau de la rue, se dévoile alors à travers la végétation. Ce n’est qu’ensuite, en empruntant l’escalier qui borde la parcelle à l’ouest, que les dimensions conséquentes de la maison deviennent visibles. Le grand mur de soutènement (qui donne accès au garage de la maison) et la longue et haute façade, percée de quelques rares fenêtres, ne disent toutefois toujours rien de l’organisation intérieure de la maison. Emprunter cet escalier, c’est aussi se rendre compte du dénivelé propre au terrain (11 mètres) et de la surface relativement modeste du terrain (1270 m²). Ce terrain est d’ailleurs, qui plus est, jouxté par trois voies publiques.

Vue depuis le Sud

Vue depuis le sud du terrain

La façade sud-ouest, sur la rue, est elle aussi singulière : apparemment régulière et carrée, elle est en fait plus complexe qu’il n’y paraît. Ainsi, si une impression de symétrie existe (avec la disposition des fenêtres et la position centrale du retrait ménagé pour l’entrée, au rez-de-chaussée), une certaine irrégularité et asymétrie est aussi présente : la porte d’entrée est disposée asymétriquement, les fenêtres ne sont pas alignées horizontalement, une autre semble manquer dans la symétrie, etc. De même, la perception de la géométrie carrée de la façade est permise par l’enfoncement du niveau de l’entrée dans le sol (ce qui masque le bas de la façade depuis la rue) mais aussi par un décroché de la façade sur toute sa hauteur, au niveau de l’angle ouest de la maison !

L’appréhension même du volume dans son ensemble renvoie à cette simplicité qui n’est en fait qu’apparente. La maison n’est ainsi pas cubique, ni même parallélépipédique : des balcons, un bow-window, des terrasses de soutènement, viennent en effet ponctuer le volume. Pour autant, c’est incontestablement l’image d’un imposant volume qui me reste en tête, en raison de sa position dominante sur le terrain, de ses grandes façades blanches, simplement percées de quelques fenêtres, et tout simplement de sa forme même. Un volume imposant qui, s’il est adouci par ses ouvertures aux menuiseries jaunes, ne semble pas non plus vouloir se livrer. Preuve en est l’entrée même de la maison, qui en plus d’être en-dessous du niveau de la route, est à la fois positionnée dans un renfoncement et masquée par un auvent.

LES ESPACES DE RÉCEPTION

Entrer dans la maison

En s’approchant de cette porte d’entrée toutefois, une certaine richesse des matériaux commence à transparaître : la façade blanche et lisse laisse ici la place à un travertin jaune-brun, et une banquette se dessine dans le renfoncement.

Dès la porte passée, porte d’ailleurs assez modeste, le couloir d’entrée tranche de par les textures et les couleurs employées : mur recouvert de plaques d’opaline vert-émeraude, radiateur rouge, sol marron. A cette entrée relativement sombre succède alors un vestibule. Celui-ci présente un vestiaire, masqué au visiteur qui pénètre dans la pièce, et une banquette, positionnée dans un renfoncement entre deux cubes, à l’image de la banquette positionnée à l’extérieur de la maison. Ce vestibule offre lui aussi une réelle polychromie : plafond bleu, mur blanc, sol rouge. Le travail sur la couleur et les espaces, propre à Loos, commence déjà à se faire sentir : le cheminement du visiteur vers le cœur de la maison (jusqu’à l’escalier conduisant au salon) est marqué par un revêtement vert-émeraude au sol, en continuité du couloir d’entrée. L’effacement du renfoncement du vestiaire est également renforcé par l’usage d’une couleur sombre pour les murs. De même, le travail sur les axes et les désaxements est perceptible dès ce vestibule, puisque le visiteur traverse la pièce selon son « petit côté », perpendiculairement à son orientation, et qui plus est de manière désaxée.

A ce vestibule d’entrée succède alors un escalier, toujours relativement étroit et sombre, qui conduit après deux tournants successifs au salon, immense pièce de vie, très lumineuse et ouverte sur l’extérieur. Cette succession de pièces d’entrée, relativement sombres, basses de plafond et aux surfaces réduites, renforce alors par contraste le sentiment d’espace et de lumière qui se dégage à la découverte de ce salon à la fois vaste, haut de plafond et lumineux. En ce sens, l’escalier, avec son jeu de tournant, participe pleinement à l’effet de surprise et à une forme de théâtralisation de l’entrée dans le « cœur » de la maison.

Le salon

Le salon et sur la droite, en hauteur, la salle à manger

Le salon et sur la droite, en hauteur, la salle à manger (source : www.prague.eu/en/object/places/493)

Le salon en lui-même présente trois espaces. Ces trois espaces, non cloisonnés, sont marqués par trois fenêtres ouvertes au nord-est et par deux poteaux en vis-à-vis. De part et d’autre de l’espace central, volontairement laissé vide de meuble par l’architecte afin d’accroître le sentiment d’espace, se trouvent quelques chaises basses, choisies par Loos et toutes uniques, pour que « chacun puisse s’asseoir selon ses humeurs et ses envies » (Tereza Brunthansova et Maria Szadkowska, ouvrage de l’exposition Adolf Loos, Villa Müller à Prague (1928-1930), p.29). Se retrouve également sur l’un des murs latéraux une banquette, toujours encastrée entre deux cubes. La lumière dispensée par les trois fenêtres ouvertes sur toute la hauteur du salon souligne les matières employées : marbre cipolin à la couleur verte pour les murs, tapis orientaux dans des tons rouge-bordeaux au sol, plafond et murs latéraux blancs.

Le salon avec l'escalier et la fenêtre du boudoir sur la gauche

Le salon avec l’escalier et la fenêtre du boudoir sur la gauche (source  : en.muzeumprahy.cz/1094-villa-muller)

Au-delà de la surface même de la pièce, le sentiment d’espace est prolongé par les perspectives offertes sur la partie arrière du salon vers d’autres pièces. Le mur arrière du salon, lui-même recouvert de marbre cipolin, est ainsi largement ouvert. Les jeux de volume et de hauteur qui le modulent permettent alors de délimiter le salon sans le cloisonner. Ce mur masque également une partie de salon aux personnes qui se trouvent dans la salle à manger ou qui empruntent les escaliers, permettant ainsi de préserver une intimité jusque dans ce salon pourtant largement ouvert. L’espace derrière ce mur distribue quatre espaces : la salle à manger, l’escalier central de la maison qui donne accès aux chambres, l’entrée principale du salon (par laquelle je viens d’arriver), et enfin un escalier donnant sur le boudoir de madame Müller.

La salle à manger

Quelques marches conduisent à la salle à manger, positionnée en surplomb du salon. A la fois ouverte sur le salon, par le biais d’une large ouverture, la salle à manger, sans être cloisonnée,  en est en même temps séparée, grâce à des jeux de niveaux et d’ambiances.

Photo. 5 : Salle à manger

La salle à manger (source : www.prague.eu/en/object/places/493)

Ainsi, la position surélevée et la hauteur sous plafond réduite marquent ainsi deux espaces distincts. Le changement d’atmosphère est renforcé par l’utilisation d’acajou poli pour l’ensemble du mobilier ainsi que le plafond. Si le salon peut être caractérisé par sa luminosité, la salle à manger est donc par contraste, du fait de cette matière omniprésente, sombre. Un désaxement est également opéré par rapport au salon, puisque la salle à manger est orientée vers le sud-ouest via un bow-window.

Le boudoir

Le boudoir, auquel on accède par un escalier tournant qui est situé dans l’angle nord-ouest du salon, et qui est partiellement dissimulé derrière une colonne en marbre cipolin, est certainement l’une des pièces que je trouve les plus intéressantes de la maison.

Photo. 6 : Le boudoir de Mme Müller

Le boudoir de madame Müller (source : www.vg-hortus.it)

Bénéficiant d’un double accès, depuis le salon ou depuis l’escalier central de la maison, ce boudoir offre deux espaces aux ambiances distinctes dans une pièce à la surface pourtant réduit: en effet, un espace inférieur, ouvert sur la façade nord-ouest, y est séparé par une bibliothèque ouverte d’une niche positionnée en partie supérieure. Cette niche est d’ailleurs elle-même dissociée de l’entrée du boudoir qui s’ouvre sur l’escalier central, grâce à une variation de hauteur de plafond. Le mobilier, dessiné par Loos, participe alors pleinement de la distinction des espaces. Le placage en bois doré de citronnier souligne lui aussi l’attention portée au travail sur la matière par Loos.

L’ARCHITECTE DU RAUMPLAN

Raumplan

Ce boudoir, à l’image de la relation entre le salon et la salle à manger, illustre alors à merveille le Raumplan de Loos : loin d’être pensé en plan, la maison s’articule dans ses trois dimensions, et de cette articulation, de cette variation de hauteur de plancher et de plafond, naissent des d’espaces, à la fois riches en sensations spatiales et en fonctionnalité. « Mon architecture n’est pas conçue par des plans, mais par des espaces. […]. Dans mes projets, on ne trouve ni rez-de-chaussée, ni premier étage… Il s’agit seulement d’espaces continus reliés les uns aux autres, chambres, entrées, terrasses, etc. Les étages s’interpénètrent et les espaces communiquent. Chaque espace nécessite une hauteur différente : la salle à manger est ainsi plus haute que le garde-manger, c’est pourquoi les planchers sont disposés sur différents niveaux. Relier ces espaces de façon à ce que les variations de niveaux passent inaperçues, mais soient en même temps fonctionnelles, c’est là que réside […] cette impression spatiale et cette économie de l’espace » (sténogramme de l’entretien d’Adolf Loos avec Karel Lhota, Pilsen, 1930, cité par Tereza Brunthansova et Maria Szadkowska dans l’ouvrage de l’exposition Adolf Loos, Villa Müller à Prague (1928-1930), p.22).

Le Raumplan de Loos ne se limite toutefois pas à la seule question de la variation des hauteurs de plancher et de plafond. Le travail sur le dévoilement des espaces, tant visuellement que physiquement, sur les perspectives entre les pièces, sur les axes et désaxements, participe aussi pleinement au Raumplan. Loos utilise ainsi beaucoup des relations d’oblique entre les espaces, par exemple entre le salon et la salle à manger (renforcée par un angle ouvert), ou au sein des espaces du boudoir.

Une architecture de l’intérieur

L’architecture de Loos se comprend d’abord dans une recherche sur les espaces intérieurs. La façade extérieure de la villa Müller ne fait donc pas l’objet d’une recherche formelle en elle-même.  Au contraire, Loos souhaite « que la maison se montre discrète vers l’extérieur, pour exposer toute sa richesse à l’intérieur » (August Sarnitz, Loos, p.15). Extérieurement, Loos cherche donc avant tout à ce que soit préservée l’intimité de la maison. Et de fait, malgré la surface réduite du terrain, et son dénivelé, la position décentrée de la maison sur la parcelle permet d’aménager un jardin et surtout de ne pas donner à voir les espaces intérieurs de la maison, tout en proposant des vues aux habitants de la maison. D’ailleurs, l’une des seules fenêtres qui aurait pu occasionner des vues directes depuis la rue (la fenêtre de la salle à manger) est justement positionnée dans un bow-window, ce qui permet de restreindre l’angle de vue depuis la rue. La terrasse de la maison, en étant positionnée sur le toit, échappe de même à toute vue extérieure.

Dans un même ordre d’idée, on constate que loin de chercher à estomper la limite entre intérieur et extérieur, Loos marque nettement cette séparation, que ce soit au niveau du dessin des façades ou à travers le parcours créé au rez-de-chaussée pour marquer le passage de l’extérieur au cœur de la maison.

La structure, tâche « secondaire » de l’architecte

Par ailleurs, contrairement à d’autres architectes qui lui sont contemporains, Loos ne cherche pas à rendre visible la structure de la maison. Ainsi, ce sont les sensations spatiales, la qualité des ambiances intérieures qui sont au cœur de sa recherche, plus qu’une expressivité structurelle. Loos lui-même explique : « l’architecte a pour tâche d’élaborer un espace chaud et intime. Les tapis ont cet aspect chaud et intime. Il décide donc d’étendre un tapis sur le sol et d’en suspendre d’autres aux quatre murs. Mais on ne construit pas une maison avec des tapis. Le tapis de sol aussi bien que les tapis des murs exigent une structure capable de les supporter de façon adéquate. Trouver cette structure ne constitue que la seconde tache de l’architecte » (journal de Neue Freie Presse, 1898, cité par August Sarnitz dans Loos, p.17). D’ailleurs, dans le cas précis de la villa Müller, c’est Müller lui-même (à travers son entreprise de construction), et non Loos, qui s’est chargé de préciser la conception technique de la maison !

LES ESPACES PRIVÉS

Les niveaux supérieurs de la maison

Si l’on poursuit depuis le salon la progression de la visite dans la maison, on peut alors emprunter l’escalier central. Cet escalier, éclairé uniquement par une verrière en toiture, permet de marquer une transition entre les espaces de réception et les espaces de nuit. Positionnées entre les espaces de vie et l’étage des chambres, les deux pièces réservées au couple Müller (le boudoir et le bureau) renforcent cette transition.

L’espace de nuit se développe sur un seul et même niveau, sans aucune variation de hauteur. Il regroupe la chambre de la fille des Müller, une salle de jeux attenante, une salle de bains, deux chambres plus petites, ainsi que la chambre parentale. Cette chambre principale est prolongée par un balcon sur la façade nord-est, et est desservie par deux vestiaires distincts et une salle de bains.

Au dernier étage, enfin, deux pièces, dont une salle à manger d’été, s’ouvrent sur une toiture-terrasse, pensée comme un jardin extérieur, et qui offre un panorama sur Prague, et notamment son château.

Photo. 7 : La salle à manger d'été

La salle à manger d’été (source : www.prague.eu/en/object/places/493)

La découverte de cette salle à manger d’été, la dernière pièce à laquelle on accède en visitant la maison, réserve, outre la superbe vue qui s’offre depuis la terrasse attenante, une dernière surprise : sa décoration est en effet totalement différente du reste de la maison, puisqu’elle est d’inspiration japonaise (mobilier intégré en bois laqué, sièges en rotin, papier peint en fibres d’argent et fibres végétales à la couleur grise mariée à des boiseries peintes en vert soutenu, nattes au sol).

L’architecture des espaces privés et intimes

Si les espaces privés ne présentent pas la richesse des espaces inférieurs en terme de variation de hauteur (ce qui peut s’expliquer par le fait que les pièces ont essentiellement la même fonction de chambre à coucher), ils n’en présentent pas moins une grande variété dans leur traitement, que ce soit au niveau des matériaux ou au niveau des couleurs.

Dans la chambre des parents, Loos choisit ainsi un papier peint jaune à motifs bleus (importé de France), tons et motifs qu’il reprend pour la couverture du lit. Loos s’attache même à ce que les interrupteurs soient recouverts de ces mêmes motifs. Les vestiaires du couple sont quant à eux entièrement recouverts de bois : bois d’érable pour celui de madame Müller, chêne et acajou pour celui de son mari. Là encore, Loos accorde une attention au détail même du mobilier. Dans le vestiaire de madame Müller, il prévoit ainsi une coiffeuse avec miroir rabattable, tandis que dans celui de monsieur Müller, il équipe les placards de barres à cintres télescopiques et de rangements coulissants.

La salle de bains, quant à elle, est des plus sobre, avec son carrelage rouge et ses murs blancs. Loos souhaite ainsi mettre en valeur les équipements, qu’il a directement fait venir d’Angleterre.

Le contraste des couleurs choisies par Loos, déjà visible dans l’entrée de la maison, se retrouve dans les espaces techniques et les pièces destinées à la fille unique des Müller. Ainsi, les murs de la cuisine ou de la laverie sont jaunes, les éléments de tuyauterie ou les radiateurs sont mis en valeur en rouge, etc. De même, la chambre de la fille des Müller est pourvue de meubles en bois peint avec de la laque jaune et bleue, tandis que le sol est recouvert d’un linoléum rouge, et que les radiateurs et lits sont également peints en rouge. Seul le bois des chaises reste à l’état naturel dans cette chambre. La couleur sert alors d’une certaine façon à souligner les fonctions spécifiques de ces différents espaces.

Ainsi, suivant sa fonction, chaque pièce dispose non seulement d’une spatialité propre (Raumplan), mais aussi d’une atmosphère propre, à travers le mobilier, les nuances polychromiques ou les matériaux choisis par Loos.

Le mobilier notamment fait partie intégrante de son architecture, lui pour qui « les murs d’une maison appartiennent à l’architecte », si bien qu’ « il peut en disposer librement, et aussi des meubles qui ne sont pas mobiles » (article « La suppression des meubles », d’Adolf Loos, cité par Kenneth Frampton dans L’architecture moderne, une histoire critique, p.93).

L’AUTEUR D’ORNEMENT ET CRIME ET LA « DÉCORATION »

Une telle attention accordée à la « décoration », une telle importance des couleurs, des matières, du mobilier dans l’architecture, pourraient alors paraître étonnantes pour celui à qui l’on prête la formule affirmant que « l’ornement est un crime » (en fait, à tort…).  En réalité, pour l’auteur de Crime et Ornement, ce n’est pas l’ornement en tant que tel qui est à condamner, mais plus exactement une ornementation « artificielle », plaquée sur un matériau, et non issue du matériau lui-même. Ainsi, selon lui, il convient de « remplacer le goût pour l’ornement par le goût pour le matériau » (Tereza Brunthansova et Maria Szadkowska, ouvrage de l’exposition Adolf Loos, Villa Müller à Prague (1928-1930), p.12). Toute la villa Müller se comprend alors au regard de ce « goût pour le matériau ». Le matériau y est laissé à l’état naturel, comme c’est le cas pour les nombreuses essences de bois de la maison, ou encore le marbre cipolin du salon. De même, un traitement lisse est privilégié. L’importation d’équipements anglais, pour la salle de bains, mais aussi la cuisine, et jusqu’à la chaudière, de même que la mise en valeur des chauffages, s’inscrivent  également dans le goût de Loos pour les éléments techniques d’origine anglo-saxonne.

La villa Müller est donc d’une grande richesse architecturale, si bien qu’elle est considérée par Loos lui-même comme « [sa] plus belle maison, pour le commanditaire le plus intelligent qu’[il ait] jamais eu » (Tereza Brunthansova et Maria Szadkowska, ouvrage de l’exposition Adolf Loos, Villa Müller à Prague (1928-1930), p.6, ce qui permet au passage de remarquer l’importance du client dans la réussite d’un projet…).

LA VILLA MÜLLER ET LE COMMUNISME

Si la villa Müller est une réussite architecturale, le régime communiste tchèque n’y fut pas forcément sensible (ou du moins attentif) puisqu’il occupa à partir de 1948 une partie de la maison, avant de la nationaliser en 1955 pour abriter une section du Musée des Arts Décoratifs et des bureaux (la famille Müller fut alors contrainte d’habiter dans les pièces de service, situées au rez-de-chaussée). Sous la période communiste, la villa Müller, à l’instar de la Villa Tugendhat de Brno ou des villas modernes d’inspiration corbuséenne du quartier Baba de Prague, subit donc quelques détériorations, avant d’être restaurée entre 1997 et 2000 par l’État Tchèque.

Visiter cette réalisation d’Adolf Loos fut donc une réelle expérience : expérience évidemment du Raumplan, avec le parcours qu’il induit au sein de la maison, expérience également d’une progression depuis l’extérieur vers le cœur de la maison, expérience enfin d’une richesse et d’une diversité des atmosphères créées dans les différentes pièces de la maison par la matière, etc.

Autant d’expériences et de perceptions qui, – conformément à l’idée de Loos selon laquelle l’architecture, ou tout du moins la « bonne » architecture, ne saurait être réduite à un plan ou à une élévation -, rendent nécessaire une « présence physique », si bien que pour l’appréciation et la compréhension de la villa Müller, « voir en vrai » prend véritablement tout son sens…

Adrien Demézières

Dimanche 8 mars 2015, matin.

Bibliographie

BRUNTHANSOVA Tereza, SZADKOWSKA Maria. Adolf Loos – Villa Müller à Prague (1928-1930). Ouvrage de l’exposition créée par le Musée de la Ville de Prague avec le soutien de la Ville de Prague et de la Ville de Paris, accueillie au Pavillon de l’Arsenal, du 14 novembre au 15 décembre 2002.

FRAMPTON Kenneth. « Adolf Loos et la crise de la culture, 1896-1931 ». In : L’architecture moderne, une histoire critique. Editions Thames & Hudson, 2006, traduit de l’anglais par Guillemette Morel-Journel. Chapitre 8 (pages 90 à 95).

LOOS Adolf. Ornement et crime, et autres textes. Rivages Poche, 2015, traduit de l’allemand et présenté par Sabine Cornille et Philippe Ivernel  (223 pages).

RISSELADA Max. Raumplan versus Plan Libre : Adolf Loos and Le Corbusier, 1919-1930. Delft University Press, 1988 (150 pages).

SARNITZ August. Loos. Taschen, 2003 (96 pages)

ainsi que les sites suivants :

http://en.muzeumprahy.cz

www.prague.eu/en/object/places/493