Je ne conterai pas ici ce que vous pouvez trouver en tapant « Machu Picchu » sur une page Google d’un blanc agressif. Ou encore ce que vous glanerez au prix de quelques heures passées à parcourir les rayons de la bibliothèque de votre quartier comme chez le libraire du coin de la rue. Je vais ici parler de la force d’un lieu qui vous coupe le souffle, à en rater un battement de cœur. Une force qui tient aussi bien dans la poésie d’un paysage que dans l’aventure qui y mène.
Le réveil sonne à six heures du matin, les premiers rayons du soleil percent le ciel nocturne pour se déposer sur les façades de Cuzco. En chemin vers un marché qui déjà grouille à cette heure, je m’arrête devant ces murs, dont les pierres sont taillées précisément, pour s’emboîter sans besoin d’aucun
mortier. Une réflexion me vient alors à propos du travail demandé pour acheminer ces énormes pierres et les recalibrer. Je me procure rapidement quelques provisions pour la journée qui m’attend et arrête un taxi :
« ¿ Como me voy por Santa Teresa ? » Le gars m’emmène à la périphérie de la ville, jusqu’à un minibus sur le point de partir. Un « 25 soles por favor » suivi d’une courte négociation me sépare de mon premier guide avant de monter dans le nouveau véhicule. S’en suivent dix heures de routes cabossées, entrecoupées d’une bonne pause déjeuner (dans la guinguette de la belle mère du conducteur) qui me mènent à un petit village de montagne. J’y rempli ma gourde et trouve un nouveau chauffeur pour me conduire jusqu’à une station hydroélectrique, le point, accessible en minibus, le plus proche de Aguas Callientes. Avec un groupe d’autres touristes connaissant la combine, nous entamons la marche le long des rails du train. Celui-ci court le long du torrent tumultueux qui encercle le pic du Machu Picchu. Lors des deux heures qui me séparent de mon objectif, je croise plusieurs signes d’interdiction puis de précautions alarmistes. Le magnifique train bleu et jaune qui vient de Santa Ana coûte entre 35 et 80 euros par voyage. Un véritable business que les touristes entretiennent de manière plus ou moins consentante. Le décor est déjà grandiose lorsque l’on s’attarde à l’observer : le torrent, d’une violence inouïe et gonflé par les pluies saisonnières, plonge, se fracasse contre les roches saillantes puis rejaillit en gerbes rouges ocre, écumant comme la gueule d’un chien enragé. Le ciel n’est que rarement visible tant la couverture végétale est dense… Mais, parfois quelques rayons chauds filtrent à travers les feuilles.
C’est donc en silence que je rejoins la petite ville formée uniquement pour accueillir les touristes au pied du Machu Picchu. Aguas Callientes me paraît plutôt chaleureuse malgré l’abondance de touristes et les prix exorbitants qu’affichent les restaurants. Les marchés débordent de petits bibelots-souvenirs, d’objets d’artisanat et de tissus. Partout, guinguettes et bars plutôt chics faisant la pub pour leurs happy hours, cherchent à attirer l’œil du touriste fortuné. C’est un petit paradis de la consommation au service de l’industrie touristique aussi révoltant que curieusement agréable. Je me surprends à trouver un certain plaisir à observer ce petit monde en avalant mon sandwich palta y tomates. Je loue ensuite une chambre et rejoint rapidement mon lit : « Une grande journée qui m’attend demain ! »
Nouveau réveil. Quatre heures trente cette fois. Je marche dans la nuit jusqu’à l’entrée du pont qui traverse le torrent où attendent déjà une bonne cinquantaine d’autres touristes. Je suis frigorifié mais l’excitation me maintient en éveil. Entre cinq et six heures, l’accès au parc est ouvert par des gardiens en uniformes, qui vérifient rapidement les passeports et les billets, payés près de quarante euros et que je garde précieusement depuis presque dix jours. J’entame ensuite avec énergie la première volée de marches avec un objectif en tête : être l’un des premiers sur le site pour y admirer le lever du soleil. Séance sportive, ça grimpe sec. Le chemin reste irrégulier, l’altitude, bien qu’inférieure à celle de Cuzco, coupe les jambes et donne des crampes. Arrivé au sommet, je passe rapidement le check point et pénètre sur le site tant convoité.
C’est dans un brouillard épais que le jour s’est levé. Le charme mystérieux des ruines remplace vite la déception liée à l’absence de l’instant tant rêvé du lever de soleil. Le Machu semble comme enveloppé dans un linceul éthéré dont émane une force subtile qui vous traverse. Je m’enfonce dans la partie basse de la ville, un petit labyrinthe aux murs dont les épaisses pierres brutes accentuent l’atmosphère lourde qui pèse sur le lieu. Je suis assez vite désorienté et me laisse happer par la déambulation plutôt que de chercher à comprendre la carte récupérée à l’entrée, errant là ou me guide ma curiosité pour tel ou tel bâtiment. La ville me semble fantomatique lorsque j’arrive à me séparer des groupes de touristes accompagnés de leur guide, m’abandonnant à la contemplation des pierres taillées et parfois lissées. Des failles sont parfois ménagées entre deux séries de pierres créant un soupirail comme un judas donnant sur quelque pic caché dans la brume. A l’une des extrémités du site, sur une petite place, une gigantesque pierre dont j’entends d’un guide qu’elle suivrait la forme de la montage au loin, masquée par les nuages.
Intrigué, je me rapproche discrètement d’un groupe pour capter le laïus d’un péruvien assermenté pour vendre du rêve aux touristes et racontant toutes les théories les plus farfelues au sujet des mystères qui entourent le Machu Picchu. La vérité est que, depuis le développement touristique du Pérou, le site a subi tellement de dégradations qu’il est quasiment impossible de prouver quoi que ce soit, et ce, même grâce à de nouvelles fouilles archéologiques. On se laisse donc aller aux suppositions à propos de la provenance des pierres, leur acheminement, à la valeur religieuse qu’aurait pu porter ce lieu, à la fonction de tel ou tel espace. Les histoires s’entrechoquent dans ma tête, celles de mon guide du Routard contredisant parfois celles glanées auprès des péruviens. Impossible de savoir quel bâtiment a été rénové, quelle maison a été laissée en l’état, mais certaines parties de la ville semblent en bien meilleure condition que d’autres. Une ou deux maisonnettes accueillent maintenant un toit, entretenu régulièrement, faussant complètement la face scientifique de la visite.
Je me plante, muet sur un muret pour manger discrètement mon casse-croûte, la nourriture étant interdite sur le site tant les touristes l’ont pollué par le passé. L’air commence à se réchauffer et le relief de la ville donne à la découverte un côté sportif insoupçonné. J’enlève une couche et entame la montée des marches qui mènent au point le plus haut du Machu. Il est presque midi lorsque j’arrive au sommet et observe les terrasses en escalier plongées dans la brume. Je m’assois les pieds dans le vide et m’accorde une nouvelle pause car je peux maintenant voir le site dans sa quasi-entièreté. Peu à peu les rayons du soleil percent les nuages et la ville se retrouve baignée dans une lumière douce. Trente minutes plus tard, le paysage se dévoile et je saisis brusquement la passion que peut susciter ce site. Le Machu Picchu est un pic ceinturé par ce un large torrent comme un premier gardien. De l’autre côté du fleuve les pentes remontent rapidement vers de nouveaux sommets verts. C’est la montagne au milieu des montagnes. C’est l’homme confronté à la puissance de la nature. Face aux grands espaces, aux pics comme découpés par les pluies diluviennes, au gouffre qui semble vouloir vous avaler, on se sent petit et faible. Bien que je n’en ai aucune preuve, il me semble évident que cette ville fût bâtie pour honorer la force naturelle de ce lieu.
Après un long moment passé au sommet, je redescends dans les parties basses du site. Avec le départ de la brume, la ville revêt un nouveau visage : construite par terrassements successifs plus ou moins structurés, elle épouse les formes du pic, comme si les hommes étaient venus sculpter la montagne elle-même. Un mouvement fort qui souligne la ténacité des Incas qui ont bâti cette merveille. « Comment ont-ils bien pu construire tout ça ? » est l’une des questions qui rendent ce lieu unique. Pour un peuple qui n’avait pas inventé la roue, cette prouesse architecturale semble bien incroyable.
Je passe le reste de la journée à parcourir le site de long en large avec la claire intention de rester jusqu’à la fermeture. A la fin de la journée, les jambes cassées, je m’étire longuement, repassant dans ma tête les images qui resteront à jamais gravées dans ma mémoire. Ce n’est que tard dans la nuit que mon estomac me tire de ma rêverie et que je romps enfin avec mon mutisme pour acheter de quoi me rassasier. Le lendemain, en rebroussant chemin, je savoure les derniers signes de ce qui ne sera plus jamais qu’un souvenir.
Car je n’y retournerai pas, de peur de briser un instant devenu éternel par sa magie.
Youen Perhirin
Février 2016
Bibliographie commentée – Pour poursuivre les recherches
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Alcina, José (1978). L’art Précolombien. Editions d’art Lucien Mazenod, 613 p.
Un premier livre permettant de survoler une grande partie des architectures Précolombiennes, liant celles-ci aux formes d’arts associées.
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LEONARD, Jonathan Norton (1973). L’Amérique Précolombienne. Collections Time-Life, 192 p.
Un second livre plus simple d’approche, proposant une réflexion sur les cultures précolombiennes, ponctué de légendes et de détails historiques.
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Gasparini, Graziano ; Margolies, Luise (1980). Inca Architecture. Indiana University Press, 350 p.
Le troisième, Inca Architecture balaye une grande partie des connaissances archéologiques sur les réalisations Incas. C’est certainement le livre le plus fiable que j’ai trouvé, traitant de ce sujet.