Nous venons d’entrer au Kosovo. Je n’ai sur mon passeport, ni tampon de sortie de la Serbie, ni tampon d’entrée au Kosovo. Mon vélo est resté à Belgrade, le long du Danube. Il nous reste encore quelques heures de bus à travers les montagnes balkanes. Je m’arrêterai à Pristina, la capitale.

Parmi les nombreux avis contradictoires que j’ai reçu à propos de mon retour vers Belgrade, j’ai retenu celui-ci :

Je peux revenir en Serbie par le même poste frontière si je ne sors pas du Kosovo. Je peux revenir en Serbie si je vais en Macédoine, puis directement en Serbie. Mais je ne peux pas revenir en Serbie après être allé en Macédoine, en passant par le Kosovo.

La Serbie considère toujours le territoire du Kosovo comme l’une de ses provinces et ne délivre donc pas de tampon de sortie lorsqu’on s’y rend. Cet état n’accepte pas non plus de laisser passer à travers ces frontières quelqu’un qui a un tampon d’entrée au Kosovo sur son passeport. Il me reste à savoir pourquoi le Kosovo ne tamponne pas les passeports entrants sur son territoire par la frontière serbe.

NEWBORN, monument érigé pour célébrer l’indépendance du Kosovo le 17 février 2008. En arrière-plan, le « palais de la jeunesse et des sports ».

NEWBORN, monument érigé pour célébrer l’indépendance du Kosovo le 17 février 2008. En arrière-plan, le « palais de la jeunesse et des sports ».

Je m’attendais à ce genre de scénario irrationnel en me dirigeant vers le centre de l’ex-Yougoslavie. J’avais en mémoire les images d’un voyage jusqu’en Bosnie-Herzégovine, des paysages de montagne verdoyante et les impacts de balles sur les maisons vides. Plus tard j’ai tenté d’en savoir plus sur les imbrications ethniques, religieuses, et linguistiques en Yougoslavie. En y entrant j’étais conscient des guerres récentes et des atrocités commises, sans pour autant réussir à synthétiser ce que j’en savais.  Pendant les quelques jours passés en Serbie le long du Danube, depuis la frontière roumaine jusqu’à Belgrade, les personnes les plus accueillantes me déconseillaient d’aller vers ces « gens dangereux » qui peuplent le Kosovo.

Au passage de la frontière, j’ai commencé à discuter avec mon voisin de bus. Je n’avais pas imaginé me retrouver un jour face à une personne m’illustrant aussi naturellement la complexité extraordinaire du lieu.

Senad, est serbe. Sa langue maternelle est le serbe. Il est originaire de Prizen, au Kosovo. C’est là qu’il se rend pour visiter sa famille. Il m’a parlé de la mixité ethnique de cette ville située assez loin de la frontière serbe. Il est étudiant en médecine à Belgrade. Il est musulman, contrairement à une majorité de serbes plus souvent orthodoxes, et son nom est typiquement albanais, ce qui semble l’étonner lui-même. Il est sûr à 100% que Rrita, le nom de la personne chez qui je me rend au Kosovo, est un nom albanais, comme le sien. Mais si elle n’est jamais allée à Belgrade et qu’elle vit à Pristina, il est sûr à 100 % qu’elle est albanaise.

Quelques kilomètres plus tard je reçois un SMS me souhaitant la bienvenue en Slovénie. Senad me rassure en m’expliquant que le Kosovo utilise deux réseaux, le slovène 0038, et celui de Monaco 00377. Tout va bien.

Prishtinë, 22h30. J’ai bien discuté avec ce voisin, Rrita est venue à la gare routière avec un ami. Elle me confie les clés de son ancien appartement, sur le boulevard Nënë Tereza fraichement réaménagé. On sort dans un premier bar, puis Crème de la crème, puis d’autres. Elle me montre Pristina en me parlant déjà de  tout ce qui la désole sur la transformation effrénée de sa ville.

M. Chat de Thomas Vuille, invité en 2013 par l'ambassade de France au Kosovo.

M. Chat de Thomas Vuille, invité en 2013 par l’ambassade de France au Kosovo.

Rrita était étudiante en architecture à Cracovie l’année où j’y étais aussi. Elle est maintenant architecte et travaille à Pristina. Je lui parle de Senad et des serbes que j’ai rencontré avant d’arriver ici. Elle valide le pronostic de Senad en riant, et ajoute qu’elle se considère de culture musulmane même si elle ne pratique pas de religion. Elle n’est jamais allée à Belgrade. Elle voudrait. Mais c’est encore trop tôt. La guerre contre la Serbie s’est terminée il y a 16 ans, elle en avait 10. Des centaines de milliers d’albanais ont quitté le Kosovo pendant cette guerre. Elle et sa famille se cachaient dans Pristina. Un jour des militaires serbes les ont découverts. Ils ont été contrôlés les uns après les autres jusqu’à ce que les militaires repartent subitement suite à un appel. C’était juste avant de contrôler l’identité de son père qui été alors recherché pour avoir travaillé dans l’administration du Kosovo.

Bibliothèque nationale du Kosovo, 1982.

Bibliothèque nationale du Kosovo, 1982.

En juin 1999, après 78 jours de bombardements de l’OTAN, Slobodan Milosevic a retiré les forces serbe du Kosovo. C’était la première fois que l’OTAN intervenait sans l’approbation du conseil de sécurité de l’ONU qui comprend la Russie, alliée historique des serbes. Après le cessez-le-feu du 9 juin 1999, une force armée internationale, la KFOR, a été mise en place au Kosovo pour y maintenir l’ordre. Cette même année la construction du Camp Bondsteel a été lancée sur le territoire du Kosovo. C’est la plus grande base militaire de l’OTAN en Europe, mais aussi l’une des plus controversée. Elle est comparée en 2005 par le Conseil de l’Europe à « Guantanamo en plus petit ».

Le 17 février 2008 le Kosovo vote pour son indépendance et met fin à 11 ans de statut indéterminé. Ce nouvel état n’est aujourd’hui reconnu ni par l’ONU ni par l’Union Européenne, bien que 111 des 193 pays membres de L’ONU le reconnaissent comme état.

Hotel Victory et réplique de la statue de la libertée.

Hotel Victory et réplique de la statue de la Liberté.

Le dimanche matin je traine autour du boulevard qui jouxte l’appartement. C’est une grande allée piétonne, claire et lisse, qui traverse des quartiers de constructions anarchiques. On distingue parfaitement les routes qui traversaient ce boulevard, interrompues par quelques plots et recouvertes d’un tapis de granit. A une extrémité il y a le bâtiment du gouvernement du Kosovo, une tour vitrée de seize étages plantée à quelques dizaines de mètres de ruelles encombrées.

Je retrouve Rrita pour une ballade en ville. On traverse d’abord un quartier en barres de logement. Ici l’ensemble du sol est réhaussé d’un socle en dalles de béton, formant un vaste espace vide et brulant en ce début d’après-midi. C’est là qu’on trouve un M. CHAT. On s’écarte ensuite du centre pour voir les nouveaux immeubles et infrastructures qui étendent la ville sur la campagne toute proche. On croise une réplique de la statue de la Liberté qui observe ces extensions périurbaines depuis le sommet de l’hôtel Victory. En revenant, au beau milieu d’une pelouse à l’abandon, s’offre à nous l’immense bibliothèque nationale du Kosovo, caricature splendide de l’architecture soviétique. On y trouve également un début d’église orthodoxe, résistant encore à ceux qui voudraient la voir disparaître. Impossible de la terminer, peut-être que le tourisme en fera une curiosité attractive, tirant profit de la complexité tragique du lieu. On marche encore le long des grandes avenues automobiles, puis on s’arrête devant le monument « Newborn » qui célèbre l’indépendance du Kosovo sur une place à l’entrée du centre commercial. Ces sept lettres extrudées en volume à échelle humaine sont décorées chaque année avec des motifs différents. L’oeuvre semble directement inspirée des constructions du marketing urbain de plusieurs métropoles internationales tel « I Amsterdam » ou « Only Lyon ». Rrita semble être très fière du monument, tout en se questionnant sans cesse sur le crédit à lui accorder, sur ce qu’il représente, et donc sur l’avenir qu’il annonce à son jeune pays. On rejoint finalement ses amis dans un bar joliment bricolé à l’arrière d’une rangée de maisons défraîchies, à deux pas de la tour du gouvernement. Ici il y a plein de livres, des étudiants qui travaillent, et des projections de films plusieurs fois par semaine.

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Eglise orthodoxe abandonnée en construction, 1995.

Edona, une amie de Rrita, nous rejoint pour continuer la visite. Elle veut nous montrer les belles choses de Pristina : son patrimoine. Elle a l’habitude d’organiser des visites guidées de la ville. Elle est aussi une star nationale depuis qu’elle a remporté le concours télévisé The Voice of Albania. On se dirige donc vers la mosquée du Sultan Mehmet Al-Fatih. Sur le chemin on croise le musée du Kosovo qui s’est installé dans un bâtiment à fière allure de la fin du 19ème siècle. On pénètre discrètement la mosquée où quelques fidèles sont agenouillés sur des tapis qui recouvrent la totalité du sol de cet espace cubique surmonté d’un dôme de 15 mètres de hauteur. Il y a un balcon en bois qui surplombe la salle sur le côté de l’entrée. Il est initialement réservé aux femmes, mais aujourd’hui surtout utilisé par les touristes. A l’extérieur, des hommes plus nombreux se reposent et discutent à l’ombre d’un porche en trois voûtes. On revient vers le centre en traversant un grand marché d’où Edona repart seule sur une petite moto-taxi. On traverse une nouvelle fois le centre ville pour aller voir la statue de Bill Clinton sur le boulevard du même nom, érigée en remerciement des services accomplis pour l’indépendance du Kosovo.

Mosquée du Sultan Mehmet Al-Fatih, 1460-1461.

Mosquée du Sultan Mehmet Al-Fatih, 1460-1461.

Le dénouement précaire de ce conflit par l’OTAN mène aujourd’hui a une transformation du pays et de sa capitale qui est guidé par les investissements et les modes vies occidentaux.  Une partie de la population très jeune de ce pays tente de prendre appui sur ces repères culturels nouveaux pour construire la capitale qu’ils peuplent. Mais l’intrusion de ce nouveau modèle de société et la rapidité de la transformation qu’il impose, qui semblent être des conditions à la formation du nouvel état, engendrent des aberrations particulièrement visibles dans l’espace urbain. Ce sont le résultat d’expériences contradictoires qui construisent finalement une atmosphère urbaine assez fascinante, où la vitalité humaine est bien présente, tortueuse et complexe.

 

Hugo Moreau

voyage réalisé du 12 au 14 juillet 2014

Bibliographie :

Paul Garde, Vie et mort de la Yougoslavie. 2000. Fayard. 482 p.

Ismael Kadare, Three Elegies for Kosovo. 2011. Vintage Books. 96 p.

Mary Motes, Kosova Kosovo, Prelude to war 1966-1999. 1999. Redland. 308 p.