Pendant chaque projet, l’inévitable première étape est l’analyse du site. On apprend rapidement une grande quantité d’information afin de créer sa propre représentation de ce lieu. Mais qu’est-ce qui se passe au moment où on le visite en réalité ? C’est le moment où les données et les chiffres deviennent des personnages. Le moment où les petits carrés sur la carte s’extrudent et deviennent des bâtiments impressionnants avec leurs propres caractère et histoire. Le moment où la pluie statistique bat sur le visage et trempe les chaussures. C’est le moment de voir en vrai.

Souvent dans cette situation on voit quelque chose totalement différent de ce à quoi on s’attendait. Alors est-ce que cette analyse préliminaire a contribué à la perception objective de l’espace ou peut-être a-t-elle créé des obstacles et des présupposés qui entravent la sensation de la ville et sa nature complexe ?

Pendant l’analyse initiale de l’évolution historique de Londres, j’étais très surprise de découvrir une vérité assez sombre sur la direction du développement de la ville. Il s’avère que la capitale n’a jamais eu un plan commun de développement de l’urbanisme, un plan général. Cela a été un facteur clé dans la création de l’image de la ville moderne. Mais aussi ça signifie qu’elle s’est élargie et a augmenté en densité sans suivre une vision commune mais plutôt des projets opportunistes indépendants, et surtout – de l’argent.

New London Architecture est un forum indépendant qui organise des débats, des discussions et d’autres événements liés à l’architecture et à la planification urbaine. Dans leur conférence « Superdensity le Sequel« , qui représente les principales conclusions des études regroupées dans le livre du même nom, architectes et urbanistes locaux présentent le développement de la ville et se posent la question : est-ce que les Londoniens ne deviennent pas les victimes de la réussite globale de Londres? Cela m’évoque la phrase connue d’acteur britannique Noel Coward souvent vue dans des blogs architecturaux : « Je ne sais pas ce que devient Londres – le plus haut des bâtiments, le plus bas les morales. » * Il est difficile d’évaluer l’exactitude de cette déclaration, mais il est clair que, quand les villes grandissent et deviennent plus importantes, la finance devient plus puissante que la politique.

L’absence d’un plan général se reflète également dans la législation divisée et souvent irréfléchie, qui nourrit depuis déjà longtemps la crise du logement. Au siècle précédent, quand l’Angleterre était au premier plan du développement industriel, c’était le gouvernement qui, avec une vision forte de l’avenir, construisait des nouveaux projets de logement et les offrait aux toutes classes sociales aux prix correspondants. Aujourd’hui, la législation locale ne supporte pas et même empêche la construction des grands ensembles sociaux. N’étant pas capables de construire des nouveaux projets qui suivraient la stratégie d’un grand gouvernement, les conseils locaux sont fréquemment obligés de vendre leurs propriétés dans la capitale à des prix anormalement bas. Par conséquent, ces bouts de terrain tombent dans les mains des investisseurs étrangers et deviennent rapidement des nouveaux logements de luxe. Cela pousse les Londoniens les plus pauvres vers l’extérieur de la ville.

Une récente loi fixe que chaque nouveau projet d’habitation doit présenter au moins 35 à 50% de logements sociaux en fonction de l’arrondissement. Mais même avec ces normes strictes les développeurs trouvent des façons pour contourner ou cacher les chiffres dans la paperasserie bureaucratique pour arriver à n’inclure aucune résidence abordable. Dans le même temps des centaines d’appartements de luxe restent vides, en attendant que de riches propriétaires étrangers les visitent une fois par an. La situation semble tellement ridicule qu’il devient difficile de ne pas se demander si une telle législation et son inutilité n’ont pas été mis en place délibérément.

1

The Shard – Renzo Piano

J’arrive à Londres après le coucher du soleil, même si je dois dire que pendant ces journées grises de Novembre je n’ai pas réussi à voir le soleil une seule fois. Cependant, le manque de lumière semble à ne pas déranger une ville qui est ouverte 24/24. C’est pendant la nuit quand la capitale révèle sa splendeur avec des bâtiments illuminés de toutes les couleurs de l’arc en ciel. C’est comme ça que je vois le Shard pour la première fois – comme un rayon de lumière au-dessus des toits sombres. Je m’attarde un peu pour mieux apprécier ce chef-d’œuvre de Renzo Piano, ignorant naïvement que cet observateur constant sera visible presque partout pendant mon voyage.

Bien que ça ne soit pas ma première visite à Londres, c’est la première fois que j’accorde une attention particulière à la ville, son architecture et son urbanisme. J’abandonne le point de vue d’un touriste excité et essaie d’entrer dans la peau d’un chercheur compétent – après tout j’ai la ville analysé pendant deux mois avant d’arriver. Cependant, elle ne cesse jamais de me surprendre.

Londres est un endroit multiculturel, multifonctionnel, multimodal, multi-tout !  Une telle diversité qui déborde et les contrastes constants ne peut pas être ignorés. Les œuvres des architectes le plus connues du monde se trouvent côte à côte avec les maisonnettes anonymes et monotones de l’époque victorienne. La première source historique de ce contraste était le grand incendie, qui devait être le point de changement vers une ville moderne. Après cette tragédie de la fin du 17ème siècle, plusieurs plans de rénovation urbaine furent établis. Cependant, le processus de planification était si long que les londoniens ont simplement commencé à reconstruire les bâtiments brûlés en conservant l’ancien réseau des rues. Par conséquent, aujourd’hui on se retrouve avec des gratte-ciels dans un plan urbain médiéval. Une ancienne église entourée par des bâtiments de bureaux en style high tech. Une cathédrale élégamment encadrée par un supermarché de Jean Nouvel. Les siècles se chevauchent, l’ancien échange avec le moderne, les bâtiments bas avec les tours. Tous ces contrastes m’étonnent constamment car je ne sais jamais à quoi ni à quel siècle m’attendre.

Avec le groupe de projet, on rend visite à l’organisation déjà mentionnée New London Architecture. Cette rencontre a lieu dans une halle d’exposition, qui présente des affiches d’un concours récent d’idées pour le développement de la capitale. C’est difficile de résister au fort magnétisme qui me tire vers le centre de la pièce pour voir le grand objet exposé – une maquette de Londres. Seulement maintenant je commence à m’apercevoir de sa véritable ampleur. Étonnamment, le modèle miniature saisit la facilité de se perdre complètement dans l’espace. En voyageant partout en métro, tout était toujours si proche ! Maintenant je vois cette grande ville invisible que j’ai négligée en n’accordant mon attention qu’à mes destinations.

Je me rappelle d’une phrase connue du scientifique écossais Patrick Geddes : « Une ville est plus qu’un lieu dans l’espace, c’est un drame dans le temps. » * Mais comment peut-on organiser en réalité la chorégraphie d’un immense carrefour mondial ?

Le représentant de NLA nous parle de Londres et de ses problèmes, de la crise, du développement et de son avenir. Il faut densifier le centre pour que la ville ne s’étale plus. Il faut construire des groupements des gratte-ciels bien connectés avec les alentours par transport en commun. Tout ça est bien sûr logique, mais comment veulent-ils atteindre ces objectifs sans un plan d’urbanisme ? Même si cette stratégie existe, c’est chaque municipalité qui décide de  ses prochains développements. Et à ce niveau l’argent a plus de force que des plans utopiques. « Le système de planification est trop faible pour résister à la pression du marché mondial, » nous informe le locuteur.

1

Maquette de la ville – vue sur Canary Wharf

Mais il ne s’y arrête pas, il nous explique que l’influence des promoteurs privés est visible à tous les niveaux de la ville. L’un des défis les plus pressants actuellement est la privatisation des espaces publics. Ce nouveau phénomène donne à leurs détenteurs le droit de définir les actions et les comportements des gens au quotidien, en utilisant de nombreuses interdictions. Bien sûr, de cette façon on obtient un espace public toujours propre et bien rangé, parce que le propriétaire en prend soin, et la fermeture pendant la nuit peut réduire le taux de criminalité. Mais quels sont les ressentis des habitants quand il faut apprendre par cœur une liste d’activités interdites chaque fois avant d’entrer dans un parc : pas de skateboard, pas de vélo, pas de photo en cette direction, pas de sports, pas de cerfs-volants, etc. ?

Poursuivant son discours, le représentant de NLA mentionne également la véritable profondeur de la crise de logement et à quel point tout cela aura une incidence sur la ville de l’avenir. Non seulement les pauvres, mais aussi la nouvelle génération d’étudiants et jeunes professionnels n’ont pas les moyens de vivre ici. Les étudiants habitent empilés dans les appartements partagés, au-dessus des bars et dans les coulisses des boutiques. Récemment j’ai lu un article sur un étudiant, qui, pour économiser de l’argent, étudiait à Londres et habitait en Pologne. Ce phénomène indique une seule chose, si la situation persiste les nouveaux talents quitteront la capitale. Cependant, comme indiqué par la carte récemment créé par l’agence de presse britannique The Guardian « Unaffordable Country », en gagnant le salaire minimum national, il n’est pas possible d’acheter un appartement où que ce soit en Angleterre.

Revenant à Nantes, ma tête est remplie par des réflexions animées. Oui, la France semble si ordonnée et agréable, comme tout un grand projet du gouvernement conçu avec un objectif en tête – le peuple. C’est intéressant de se demander si ces lieux globaux, comme Londres et Paris, se seraient développé de la même façon s’ils avaient les mêmes lois d’urbanisme ? Est-ce l’avenir de Paris, depuis que la ville a enlevé les interdictions de construction des gratte-ciels et a donné le feu vert au projet Tour Triangle de Herzog & de Meuron ? Après avoir étudié en France avec ses normes strictes qui déterminent même les couleurs des menuiseries, le chaos architectural de l’autre côté de la Manche semble incompréhensible. Mais c’est précisément grâce à ce contraste que les deux villes attirent les visiteurs différents et nombreux. La capitale anglaise possède son style unique et beaucoup de gens traversent le monde entier pour le contempler. Mais est-elle faite pour des touristes ? Cela est aussi la dernière question que se posent les planificateurs urbains locaux : y aura-t-il des londoniens dans le Londres de l’avenir ?

Un comédien britannique Jay Foreman dans  sa série documentaire de court-métrage « Unfinished London » explore le développement londonien d’un point de vue intéressant – des projets non réalisés et leurs éventuelles conséquences sur l’espace. Dans une des épisodes il dit : « J’adore les imperfections de Londres. Et je pense qu’il y a quelque chose de fou et passionnant dans les indices d’une toute nouvelle dimension du Londres qui aurait pu être. Une véritable ville grande comme Londres n’obtient pas son caractère de la façon dont elle envisage avec succès l’avenir, mais de celle dont elle a échoué. » * Peut-être que de telles affirmations sont une recherche de la voie la plus facile quand il faut sortir de la crise, mais son observation est vraie : ce sont les restes des échecs de chaque siècle, qui composent aujourd’hui les plans de Londres.

Bibliographie :

LAMUNIÈRE Inès. Fo(u)r Cities : Milan, Paris, Londres, New York. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes (PPUR), 2001, 188 p.

Revue : Graz architecture magazine GAM. Dense Cities : Architecture for living closer together. Vienne : Springer, 2012 no 8, 323p.

New London Architecture. Superdensity the Sequel. 2015. http://www.pollardthomasedwards.co.uk/download/SUPERDENSITY_2015_download.pdf

WRIGHT Simon, Student commutes 1,000 miles from POLAND to London because it SAVES him money. 2015. http://www.mirror.co.uk/news/uk-news/student-commutes-1000-miles-poland-6521028

The Guardian. Unaffordable country. 2015. http://www.theguardian.com/society/ng-interactive/2015/sep/02/unaffordable-country-where-can-you-afford-to-buy-a-house

Filmographie :

FOREMAN Jay, Unfinished London, episodes 1 – 4, 2009 – 2014

Auteur : Vija VIESE vija.viese@gmail.com

* traduction anglais – français faite par l’auteur

Voyage réalisé en Novembre 2015