Ahmedabad, le long d’Hanumansingh Road

Juillet 2014. Nous étions en Inde depuis moins de deux semaines. Dans le cadre de nos études, il nous a été demandé de visiter cinq sites à Ahmedabad. Nous avions une journée. En fin de matinée, alors que nous arrivions au Dada Harir ni Vav, le rickshaw (taxi tricycle, hybridation entre une mobylette et une fiat 500) nous déposa dans une rue vide et poussiéreuse au milieu d’un dédale de ruelles incompréhensibles bordées par les recycleurs de métaux et des fabriques de briques artisanales. Le rickshaw parti, nous nous retrouvâmes seuls, face à l’unique occupant de la rue, un vendeur de thé. Devant nos airs penauds, il nous désigna de sa cuillère deux grilles désarticulées encadrant un simulacre de portail.  

L’expérience d’un « stepwell » semble compliquée à retranscrire. Plusieurs raisons à cela. « Stepwell » désigne ces puits entourés d’emmarchements. Ils sont circulaires, carrés, en croix, linéaires. Au Rajasthan ils sont appellés bâoli, bâodi ou bâori. Au Gujarat, ils sont connus sous le nom de vav. Les premiers stepwells remontent au 11e siècle apr. JC. Le Mata Bhavani ni Vav fait partie de ces premiers ouvrages à Aswara au Gujarat dans le district d’Ahmedabad. Dans cet article, nous vous proposons la visite du Dada Harir ni Vav d’Ahmedabad construit en 1485 après J.C, par le sultan Bai Harir, surveillant général du harem royal. Le stepwell s’inscrit dans l’enceinte de la mosquée et de la tombe de Bai Harir .

Tout juste sorti du Senskar Kendra de Le Corbusier, nous nous attendions à entamer la visiter de ce second monument avec tout ce que cela signifie. Entrée travaillée, monumentalité du construit, visibilité sur la rue. Les deux grillages qui baillaient devant l’entrée du Dada Harir ni Vav furent une surprise. En pénétrant dans la cour, la mosquée Bai Harir était à peine visible, cachée par les arbres, ce qui se présentait à nous était une dalle de pierre percée à intervalles réguliers par des puits de lumières. L’entrée étant marquée par un pavillon dominant la première volée de marches descendante.

 

C’est ici que l’expérience commence. Après être descendu sous la dalle de pierre, nous nous retrouvons entourés de piliers tous gravés de motifs floraux et symétriques mélangeant le style hindou du yantra et des arabesques. Des sculptures d’éléphants bordent le haut des murs de soutènement. A mesure que nous descendons les marches, commencent à apparaître les volées de marches plongeant jusqu’au puits. Arrivé au bout de la troisième volée de marches, le ciel s’éloigne et les puits de lumière permettent de mesurer la profondeur à laquelle nous nous trouvons. Les piliers encadrent ces imposants puits. Les puits de lumière sont conçus comme des pavillons intermédiaires, les mandapa. Entre deux volées de marchent, ils permettent de prendre conscience de la complexité de la structure souterraine au sein de laquelle se retrouve le visiteur.

ESPACES
Dénomination des différents espaces du stepwell [source: Jain-Neubauer. copyleft: A.Mounier]

Plus nous descendons, plus cette structure s’enrichit d’étages et de demi-étages. En tout point il semble possible de voir et d’être vu à travers ces forêts de piliers. Ce jeu donne visuellement la sensation de se trouver perdu dans un système de mezzanines structuré autour des patios de lumière. Ces imbrications déroutantes pourtant si organisées renvoient aux paysages de François Schuiten où les perspectives s’interpénètrent dans une composition méthodique. Il y a une part d’étrangeté à visiter un monument dont la superbe se révèle à mesure que nous descendons. Nous sommes plus habitués à concevoir la monumentalité comme une élévation. Les ziggurats, les pyramides ou plus métaphoriquement, la tour de Babel en seraient des illustrations. Pourtant, la descente fait cohabiter les trois dimensions sans discriminations. Les mandapas sont les points d’intersections de ces trois dimensions. Le puits de lumière s’élève à la verticale, les escaliers restant à parcourir pour accéder au puits soulignent la diagonale tandis que la succession des mezzanines donne une vue d’ensemble sur la profondeur horizontale du Dada Harir ni Vav.

Les cités obscures - F.Schuiten
Les cités obscures – F.Schuiten

Arrivé au bout des emmarchements, nous nous retrouvons face à un premier bassin d’eau dont le pourtour est dessiné comme un banc octogonal invitant à s’asseoir pour contempler la profondeur du puits de lumière qui surplombe nos têtes. Cinq étages de piliers soutiennent le poids de cette descente au cœur de l’eau. Le dernier pavillon qui, lui, est circulaire donne accès au puits, véritable point d’orgue de notre visite. L’odeur des chauves-souris emplit l’air alors que tout en haut de cette tour, les écureuils profitent des aspérités de la pierre pour consolider leur habitat.

LECTURE VERTICALES
Pleins, vides, horizontales [copyleft: A.Mounier]
PLEIN VIDE
Pleins, vides, horizontales [copyleft: A.Mounier]

Quelques clés pour comprendre les choix formels et les ambiances qui en découlent. Les stepwells sont particulièrement présents dans le Gujarat et le Rajasthan qui sont des régions sèches, où la chaleur moyenne entre mai et juillet culmine à 41 degrés dépassant certains jours les 50 degrés. Les stepwells servaient à accueillir voyageurs et caravaniers le temps d’une nuit. A l’image des oasis dans le Sahara et des caravansérails en Anatolie, ils suivaient les routes commerciales et militaires définissant ainsi des points d’étapes. On pourrait classer les stepwells selon leur localisation. Certains ont été construit hors des villages, le long d’une de ces route (ex : Bhagat ni Vav proche de Modasa au nord du Gujarat), à la frontière des villages (ex : Rudabai ni Vav à Adalaj au nord d’Ahemdabad) ou connecté à un temple, une mosquée à l’image du Dada Harir stepwell. Cette diversité d’emplacements révèle plusieurs facettes de leur fonction. Ils sont avant tout des infrastructures donnant accès à l’eau. Ils permettaient aux voyageurs d’abreuver les animaux, de se laver et de se protéger du soleil. Au sein des villages, ils offraient un point d’eau pour se laver, laver les habits et se réunir à l’ombre. Certains stepwells recouvrent un système hydraulique permettant d’acheminer de l’eau pour irriguer les champs voisins. Les stepwells peuvent être vus comme des lieux de socialisation privilégiés offrant aux villageois un refuge les jours de grande chaleur.

Impression
Encadré en pointillé, le système hydraulique qui longe le niveau 0 [copyleft: A.Mounier]

Ces usages expliquent l’enfouissement de ce monument qui répond aux deux principaux enjeux: accéder à l’eau et offrir un lieu ombragé et frais. Au cours de la visite du Dada Harir ni Vav, l’ombre se fait de plus en plus épaisse. La dimension des puits de lumière empêche le soleil de chauffer la pierre. La descente est rythmée par la succession des pavillons emplis de cette ombre englobante et les quelques rayons de lumière qui descendent le long des patios. La moiteur des murs de soutènement répandent une fraîcheur uniforme qui plonge le visiteur dans une expérience polymorphique de l’eau. L’eau, à l’état liquide vers laquelle il chemine, l’eau à l’état gazeux dont la fraîcheur contraste avec la chaleur sèche de la surface. Les piliers mettent en scène ce dialogue entre l’ombre et la lumière qui peine à pénétrer à mesure que les étages s’empilent. Ils dessinent une forêt dense dans ce passage étroit dont le rôle des murs n’est autre que de retenir la pression de la terre. Ce sentiment est d’autant plus présent que le Dada Harir ni Vav est une descente à entrée unique contrairement au Rudabai ni Vav possédant trois entrées. La fraîcheur de l’air devient pour le visiteur un indicateur de la proximité de l’eau.

La structure déroutante et les sensations que génère sa visite sont deux caractéristiques qui fondent l’intérêt de ce monument. L’ornementation des piliers et des murs l’élève au statut d’œuvre d’art. Le Dada Harir ni Vav a été construit durant le règne de Mahmud Shah qui dirigeait le sultanat du Gujarat instauré en 1407 puis annexé par les Moghols en 1537. Le style architectural correspond au style Solanki qui s’est répandu au cours de la dynastie éponyme. Ce style emprunte ses codes à l’architecture du nord de l’Inde combinés à ceux de l’architecture rajasthani. Il se distingue dans le dessin des temples par l’attention donnée aux jeux de clair-obscur produits par la sculpture des murs et la composition duale d’un porche ouvert sur l’extérieur avec un hall clos. Le Modhera Sun Temple (Temple de Surya, 1026 apr. JC) est l’une des constructions emblématiques dans cette écriture. Ainsi, se croisent dans les sculptures du Dada Harir ni Vav, la géométrie et le raffinement de l’art islamique, avec les riches motifs floraux propres au savoir-faire des sculpteurs venus du Rajasthan maitrisant le dessin des yantras. Plus généralement, les stepwells se sont développés comme forme d’art par les hindous dans les régions de l’est et du sud puis popularisés au cours des différentes époques musulmanes. De fait, ils sont identifiés comme culturels avant d’être marqueurs de religion.

Le Dada Harir ni Vav, dans ces spécificités et sa complexité, nous offre un aperçu du rôle que jouent les stepwells en général dans la culture indienne. Ils pourraient être étudiés comme chefs-d’œuvre d’ingénierie et d’art. Ils ont répondu à des enjeux géographiques, migratoires, commerciaux et sociaux. La multitude de leurs fonctions au cours de leur histoire (structurer les routes commerciales et militaires, offrir un point de réunion, irriguer les champs, donner l’accès à l’eau, le lavage, abreuver le bétail) leur permettent de conserver leur rôle culturel tout en échappant à la muséification et à la détérioration. Dans un pays où les tensions religieuses ont été exacerbées par des affrontements interconfessionnels ces quatre dernières décennies (attentats à Mumbai 1993, 2006 et 2008, émeutes à Ahmedabad en 2002, embourbement du conflit dans la région du Jammu-Kashmir…), l’image du Dada Harir ni Vav nous donne un exemple des formes de cohabitation qui ont existé dans l’histoire de l’Inde entre les différents groupes religieux. A Ahmedabad où la vie ne connaît aucun répit le jour, Dada Harir ni Vav est un des rares lieux où il reste possible de s’isoler et, un instant, oublier la ville et la chaleur étouffante des après-midis.

Antoine Mounier.

Séjour de juillet 2014 à mai 2015.

Bibliographie:

-Jain-Neubauer, Jutta. The Stepwells of Gujarat: in art-historical perspective. New Dehli, Abhinav Publications, 1981

-Black, Annetta. Ancient Stepwells of India. [En ligne]. http://www.atlasobscura.com/places/ancient-stepwells-india. [consulté le 22 octobre 2015]

-Noel, Vernelle. Architecture sketch- Stepwells [Vavs] in Gujarat, India. [En ligne]. https://thinkinginsomniac.wordpress.com/2011/02/24/architecture-sketch-stepwells-vavs-in-gujarat-india/ [consulté le 25 octobre 2015]

-Standage, Kevin. Dada hari ni vav. [En ligne]. https://kevinstandagephotography.wordpress.com/2015/04/03/dada-hari-ni-vav/. [consulté le 25 octobre 2015]