Pendant plus de 2000 ans, combien de marchands, d’ambassadeurs, d’explorateurs, de conquérants ont poursuivi fortune le long de la route de la soie ? Combien de missionnaires, de fugitifs ont du échapper aux bête féroces, aux bandits sans merci, aux malins esprits qui jalonnaient leur chemin au milieu de montagnes abruptes, des déserts infernaux, des plaines infranchissables, à travers des gouffres maudits hantés par des génies maléfiques ? Que d’avalanches dans les montagnes, que de tribus sanguinaires guettant aux alentours de quelques défilés, que de miasmes mortels autour des marais.

Et pourtant, de nombreuses caravanes ont franchi les innombrables embuches de cette route infinie. L’importance des liens terrestres qu’elles ont ouvert ne se mesure pas uniquement à la soie, à l’or, aux pierres et métaux de mille feux, aux textiles précieux, à l’ivoire et aux fourrures nobles, aux coraux millénaires, aux sabres saints ni aux chevaux divins qu’elles transbahutaient. C’est à travers ces innombrables richesses que l’Orient et l’Occident ont échangé leurs techniques, leur artisanat, mais aussi leurs philosophies et leurs croyances, ancestrales.

Très peu de caravanes effectuaient en entier le périlleux voyage entre la Chine et l’Occident et les marchandises étaient revendues dans les oasis verdoyant ponctuant la route. Véritables centres de commerce, nombre d’entre eux devinrent prospères et profitèrent des influences artistiques ainsi que de la diversité ethniques et religieuses des voyageurs. Combien de squelettes ont jalonné la piste, combien dont l’histoire n’a jamais retenu le nom ? Au milieu du chaos terrestre, ces fières cités s’élèvent aujourd’hui vers le ciel, secrètes, profondes, riches des histoires des hommes qui ont quitté ce monde.

Voici probablement le récit qu’un blog exalté nous avait insufflé à l’époque, à moi et aux copains. L’immense, la radieuse, la magnifique, la mythique, la splendide, l’inoubliable, l’insondable Route de la soie. Les pas de Marco Polo. Les mythiques remparts de X’ian. Les grottes des Mille Bouddhas de Binglingsi. Les minarets étincelants de Khiva. A l’époque des voyages à prix cassés, des destinations festives et des guides Olizane exaltés, qu’il est difficile d’envisager le voyage. Et si on y découvrait seulement ce qu’on veut y voir, en manquant de se découvrir dans l’autre ? Enfin. Ces quelques moments d’écriture m’ont permis de me replonger dans ces souvenirs, comme dans un songe.

Caravansérails et le bazars structurent donc les villes de cette route commerciale.

Bazar Ispahan

Balade dans le bazar d’Ispahan. Bousculés par les motos et livreurs, nous cherchons la mosquée du vendredi, Masdjid-i Djouma, au milieu de ce véritable labyrinthe de ruelles voutées qui s’enfonce dans la vieille ville. L’entrée, comme un portail discret est greffée à l’intérieur de ce dédale de commerces plein de vie, pratiquement au milieu des échoppes. Pourtant, la mosquée est une des plus vénérables et des plus belles constructions d’Ispahan.

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Désabusés, nous nous glissons à l’intérieur. C’est à travers une salle hypostyle, c’est à dire dont l’espace est rythmé par des colonnes régulières soutenant le plafond vouté, que nous accédons à la cour intérieure. Elle est monumentale.

De la rue, la mosquée n’est identifiée que par son portail ; les murs extérieurs disparaissent derrière les boutiques du bazar, lequel englobe le sanctuaire. De loin, on aperçoit uniquement la coupole qui semble flotter sur les toitures basses de l’enceinte. La cour est le seul lieu d’où la mosquée est perçue comme entité architecturale. Comme un espace introspectif, au cœur de la ville. Elle donne accès aux différents éléments de la mosquée.

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Bordée d’arcades à deux niveaux richement décorées de mosaïques, sa composition est marquée par la présence de quatre portails principaux. Ce sont des iwans, ou eivâns, dont on remarque la disposition en croix autour de la cour. Cette disposition de la mosquée du vendredi d’Ispahan, dite aux quatre iwans, a été reprise dans toute l’Iran, et au delà, Ouzbékistan, Pakistan..

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Autre mosquée iranienne aux 4 iwans, à Yazd

Derrière l’iwan sud se trouve la salle du mehrab, élément architectural indiquant la direction de la prière, vers la Mecque. C’est l’une des rares parties de l’ancienne mosquée à avoir survécu à l’incendie de 1121. Cette salle est recouverte d’une coupole, très sobre, sans décoration de faïence. Le calme frais de la pièce laisse apparaitre la beauté simple porté une structure se développant à partir de briques identiques.

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On retrouve le même calme dans les salles hypostyles environnantes. Chaque coupole est différente. On est saisi par la diversité de formes qui s’élèvent et révèlent lentement, et avec humilité leur jeu inexplicable de variation, qui sort du temps. Dans un silence introspectif, les chants d’un Muézin.

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Revenons dans la cour. La cathédrale de Chartres, construite à la même époque, entretient un tout autre rapport à la centralité. Chaque portail mène à la croisée du transept, à l’autel, qui constitue le sommet et le cœur de la conception architecturale.

Ici, tout se tourne vers ce vide central. Au dessus, le ciel. Comme l’enseigne le coran, le ciel, dont la voute couvre la terre, est le toit que dieu a donné au monde et qu’il a éclairé de luminaires variés. Le ciel, déployé au dessus de la terre, lui sert de toiture. La cour est un espace intérieur dont la coupole serait la voute céleste elle-même.

Les structures monumentales de iwans et leurs étoilées nous élèvent petit à petit vers le ciel. Les iwans de la mosquée du vendredi d’Ispahan sont parmi les plus belles réalisations du monde islamique. Ils sont décorés de motifs géométriques très simples répétés qui s’entrelacent sur des voutes échafaudées.

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Au milieu de la cour, l’eau. « Au moyen de l’eau nous donnons vie à toutes choses » (XXI, 31 Coran). Calme et miroitante, elle n’est que le symbole de l’élément qui fait de la terre le lieu de la vie et demeure des hommes. Dans le Coran, le Paradis est toujours décrit comme un jardin suspendu dans les airs, sans sol ni ciel, avec de « frais ruisseaux coulant dans ses valons ».

Il faut bien voir dans la moquée iranienne le désir de créer un lien entre le jardin du Paradis.

Ce n’est en fait pas dans les mosquées iraniennes qu’est né le plan en 4 iwans. Ce modèle est dérivé des medersas, les écoles coraniques. La medersa dériverait elle-même d’une école privée, logée dans la maison même du maître, vers le milieu du Xème.

Vers le milieu du siècle suivant, la dynastie turque Seldjoukide s’affirme en Perse et répand la doctrine sunnite à travers la construction de medersas monumentales. La medersa sort alors définitivement du secteur privé pour devenir une institution politique uniformisante, sous l’autorité de l’état. La doctrine sunnite y est développée suivant 4 directions : chafitique, hanéfitique, hambalite, malikie. Les 4 iwans correspondent par conséquent aux quatre enseignements professés au même endroit, autour d’un lieu de rassemblement.

La dynastie safavide, qui a rendu officielle la doctrine chiite, n’a eu aucun scrupule à utiliser ce schéma pour ses mosquées et medersa.

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L’existence de ce plan dans des édifices publics, religieux, et privés et l’imbrication de la mosquée avec les constructions civiles qui l’entourent sont des illustrations de l’entremêlement entre vie publique et religieuse. A vrai dire, ce plan s’est aussi étendu à l’organisation urbaine certaines villes. C’est le cas à Ispahan, et la place royale, mais aussi à Samarkand, en Ouzbékistan, sur la place du Registan. On a donc l’impression d’une construction fractale de l’espace. On avance de cour en cour, de place en place, au milieu d’éléments religieux, publics, politiques et privés, dans un entremêlement complexe qui s’exprime encore dans la société.

Registan

Registan à Samarkand

Thomas Lonjon – thomas@aclonjon.org

Bibliographie:

Islam
U. Scerrato
Fernand-Nathan

Mosquées: grands courants de l’architecture islamique
Ulya Vogt-Göknil
Edition du Chêne

The Mosque: History, architectural development and regional diversity
Thames & Hudson