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Le pont de Galata traverse la Corne d’Or, il est connu pour ses restaurants de poissons et ses pêcheurs

Istanbul, Constantinople, Byzance, de nombreux ouvrages, articles, films ont déjà été produits à ce sujet, dans tous les registres et avec des angles multiples. L’idée ici est de revenir sur ce qu’un tel paysage architectural, urbain, culturel et historique que celui d’Istanbul peut transmettre, quand ce qui est un voyage au départ, devient un quotidien, un nouveau chez soi avec l’ordinaire que cela implique. Un voyage, qui devient peu à peu une résidence c’est l’occasion d’amoindrir jour après jour l’épaisseur du voile du dépaysement. De voir les choses plus profondément. Car le dépaysement parfois nous éblouit tant qu’on ne parvient pas vraiment à voir le réel.

Ici donc l’enjeu est de raconter comment j’ai vu Istanbul en vrai, au delà des fantasmes orientalistes , en dehors des sentiers battus, mais avec encore la distance nécessaire de l’étranger, de celui qui parle mal la langue, qui n’a jamais vécu dans une mégapole, qui ne connaît pas bien l’histoire de cette ville, et que tout fascine. La distance qui permet encore de regarder, ce qu’on pourrait ne plus voir tant l’habitude est là.

Ce retour d’expérience stanboulliote un an après, est aussi l’occasion de mettre des mots sur ce qui n’a été qu’un travail d’image pendant un an. Mon blog, http://alteristanbul.tumblr.com a été une sorte de journal photo pendant les plusieurs mois où j’ai séjourné là bas. Je l’ai alimenté hebdomadairement, parfois quotidiennement, au gré des pellicules développées et des chemins parcourus. Alteristanbul, n’évoque pas l’autre Istanbul ou une quelconque face cachée, mais plutôt l’autre visage d’Istanbul que celui que j’aurai pu photographier en tant qu’étudiant Erasmus. Cette ville qui est trop photogénique justement, qui nous éblouit, celle des revues de voyages et des guides touristiques, celle que tout le monde imagine déjà, mosquées, bazars, épices, derviches, chameaux même pourquoi pas.

Je vais donc revenir sur cet Istanbul, celui que l’on vit, que l’on subit parfois, celui de tous les jours. Mais où même le quotidien routinier a malgré tout quelque chose d’un peu magique, du moins pour l’étranger que j’étais. Au cours de cet exposé je tenterai de décrire les impressions du voyageur que j’étais au début avant de m’acclimater au caractère unique de cette mégapole. Je tenterai de raconter les principaux éléments qui font donc les formes et les images de cette ville en s’écartant de la carte postale et en regardant le banal, à l’image de mon journal photo.

Ce qui pourrait être le premier élément marquant qui touche à la fois aux formes et à la structure de la ville, c’est son polycentrisme. Il est impossible de qualifier un seul et unique centre-ville, même les centres historiques sont pluriels. Même si ce type de géographie existe dans plusieurs « villes-monde », les historiens ont l’habitude de dire qu’il existe quatre noyaux originels, deux sur chaque continent. Avant d’être la mégapole que l’on connaît aujourd’hui, Istanbul était en fait plusieurs cités, parfois même ennemies. L’addition des fractures géographiques que sont le Bosphore, la Corne d’or et le fort relief cloisonnant les espaces les uns les autres. Malgré cette réalité historique, certaines centralités concentrent un grand nombre des activités, notamment lorsqu’on est expatrié.

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L’autoroute E5 au niveau de la passerelle d’Ataköy

A la sortie de l’aéroport, il y a des navettes pour rejoindre la place Taksim en navette, un des pôles d’attraction majeur. L’autoroute E5 qui traverse la ville est un élément marquant du paysage stanboulliote, l’implantation complexe de la ville fait que cette route à vocation à la fois métropolitaine et internationale, la traverse d’est en ouest, alors qu’un périphérique classique aurait encerclé la ville. Sur cette route on fait en fait un grand tour des différents centres de la partie européenne de la ville, chacun semblant avoir une activité intense. Aux abords directs de l’autoroute, la ville est bouillonnante, on voit des gens partout, des magasins ouverts très tard, des enseignes lumineuses réparties anarchiquement sur les bâtiments, de grandes tours aux couleurs bizarres et très rapprochées les unes des autres, rythment le trajet et le paysage. Le passage du touriste à l’habitant commence déjà à s’opérer ici dans cette navette.

Avant de m’installer à Taksim quelques semaines plus tard, j’ai eu l’occasion de vivre quelques semaines à l’internat dans un de ces centres qui bordent la route pour à l’occasion d’un cours de langue dans une des nombreuses université. Ataköy, signifiant «  le plus vieux village » ou « le premier village » même si cette partie de la ville ne semblait pas avoir quoi que ce soit d’ancien et était située très loin de ce qu’on appelle la péninsule historique. Vivre dans ce quartier était une expérience singulière et enrichissante, il y avait quelque chose de quelconque mais malgré tout assez dépaysant qui avec le recul semblait être une synthèse de beaucoup de tissus urbains de la ville. Une architecture très colorée mais austère, une densité forte caractérisée par ces hauts immeubles serrés, des réseaux viaires quadrillés de façon presque à l’américaine accueillant un trafic routier omniprésent et une vie dans la rue très forte. Nous devions dès notre arrivée nous acclimater à ce qui est la réalité d’Istanbul au quotidien pour des millions de personnes : la route. Pour aller en cours nous devions emprunter une de ces passerelles qui enjambe l’autoroute et qui desservent les stations de métrobus. Ces passerelles sont des espaces publics au même titre que les rues, des gens y mendient, d’autres attendent, certains y vendent même des chaussures contrefaites. Elles rythment les trajet automobile et tentent de réduire un peu les fractures engendrées par la route. Nous empruntions ces passerelles quotidiennement soit pour aller en cours de l’autre côté de l’autoroute soit pour prendre le métrobus et se rapprocher de l’Istanbul qu’on imaginait à une heure d’ici. Cette première confrontation à la route permet de prendre la mesure de la proportion de cette ville. Cette autoroute de plus de huit voies sous nos pieds, ces bus extrêmement longs et ces voitures agglutinées c’est la réalité d’Istanbul, depuis tout le temps elle a été un carrefour du globe, de la Méditerranée, aujourd’hui elle est aussi au carrefour d’elle même tant les pôles et les centralités sont nombreux et éparpillés. Même si chaque nouveau pont sur le Bosphore est un argument en faveur de l’amélioration du transit routier international, il contribue en général davantage au développement de la ville elle même et incite les classes moyennes inférieures de la ville à s’équiper d’une automobile. Cette expansion routière démesurée illustre la croissance économique et démographique que semble connaître la ville depuis le début du XXIème siècle. Ces routes sont utilisées comme autant de marqueurs de développement et de bonne santé économique mais également comme une vitrine du pouvoir en place. Ces infrastructure portent littéralement la marque de la ville.

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Le logo de la municipalité, rappelant les murailles byzantines, les minarets et dômes ottomans et les sept collines d’Istanbul.

Le logo de la métropole étant utilisé de façon récurrente pour agrémenter le paysage. Tantôt dans la matrice du béton formant les tunnels, tantôt en formant de grands parterres de fleurs au milieu des échangeurs, qui par ailleurs sont parfois utilisées comme aire de pic-nique par des réfugiés. La récurrence de logo métropolitain semble vouloir rappeler au citoyen ou il se trouve et à lui rappeler qu’il est bien à Istanbul, au cas où il l’aurait oublié

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Une des place animée de Ataköy, à proximité de l’autoroute E5.

Ces pics de modernisation et de développement massif ont comme toujours des conséquences considérables. Déplacements de population, quartiers millénaires rasés, forêts entières décimées (notamment pour la construction du troisième pont sur le Bosphore), ces grands travaux semblent vouloir nous montrer que la politique d’Istanbul aime regarder seulement une partie de son passé, celui de la symbolique, de la gloire ottomane, de la puissance du califat, des conquêtes impériales. En effet on assiste à un retour en force de la rhétorique et de la symbolique ottomane, notamment dans les noms donnés aux nouveaux équipements ou quartiers. En revanche son passé construit qu’il soit ordinaire ou d’exception, celui là ne semble pas intéresser ceux qui font la ville aujourd’hui. Orhan Pamuk racontait déjà sa vision de la ville dans les années 60 dans son ouvrage Istanbul, comme quelque chose qui semblait constamment s’effriter et se consumer sur les ruines d’un empire déchu.

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Une dent creuse dans le quartier de Tophane sur la rive européenne.

Aujourd’hui le délabrement et la ruine semble être des constantes du paysage stanboulliote, sans doute un peu comme toute ces villes millénaires ayant un jour dominé la Méditerranée. Mais à l’inverse de Venise ou Rome, Istanbul semble impatiente de se débarrasser de l’héritage encombrant et vieillot qu’est ce palimpseste. Partout dans la vielle ville, c’est à dire à proximité du Bosphore, (le reste s’étant développé dans les cinquante dernières années), une succession de ruines et de bâtiments neufs vient rythmer le quotidien des gens. Des édifices datant parfois de plusieurs siècles sont quelques fois en meilleur état que ce n’ayant que quelques dizaines d’années. Parfois des quartiers entiers incarnent ce délabrement, les maisons ottomanes sur deux ou trois niveaux avec un bow-window carré ne sont plus que des façades décrépies sans fenêtre ni plancher. Ces ruines peuvent être « naturelles », abandonnées après le séisme de 1999 ou par souci d’héritages, ou pour tant de raison qui font de cette ville une perpétuelle désuétude. Mais elles peuvent être aussi des ruines « forcées ». Ces dizaines de maisons du quartier de Tarlabasi près de Taksim, quartier historique des minorités de la ville. Aujourd’hui vidée et barricadées en attendant leurs destructions pour construite un nouveau quartier, moderne, occidental et islamisé. Le paradoxe semble être omniprésent ici, quand par exemple des réfugiés syriens parviennent à réinvestir ces vielles maisons, les quelques mois précédent leurs destructions. A côté d’elle de grands projets fleurissent, Istanbul a pour vocation d’être une vitrine, à mi-chemin entre Paris et Dubaï, à la fois dans l’ambition et dans la géographie. L’histoire doit côtoyer la modernité, le luxe et le libéralisme doivent cohabiter avec l’Islam et les valeurs traditionnelles. Une fois de plus cette modernisation forcée et accélérée est une des caractéristique que tout stanboulliote endure au quotidien.

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L’enseigne Maeva, vue depuis la colline de Camilica qui domine la ville.

Les documentaires ou photos d’Istanbul datant de quelques années, montrent à quel point la skyline d’Istanbul a changé en dix ans. Le CBD semble être devenu un mode d’urbanisation privilégié. De nombreuses tours viennent ponctuer l’horizon et donne le ton de l’urbanisme made in Istanbul. Les premières sont apparues dans les années 1980 sous la dictature militaire, cette dernière ayant enclenché un virage néolibéral, l’architecture a peu à peu suivi. Mais c’est dans la dernière décennie que la grande hauteur se démocratise réellement, celle de la croissance à deux chiffres mais aussi celle des ghettos relégués. Les tours de verre, veulent refléter le miracle turc, donner à voir Istanbul comme centre d’affaire international. Leurs constructions explosent depuis quelques années, parfois tours d’habitat de standing pour classe moyennes. On voit même des pub à la télé pour inviter les gens à acheter. J’ai même découvert que là bas les promoteurs sont des personnalités publiques, invités sur les plateau de télé, ou jouant dans leurs publicités. Souvent accompagnées d’un centre commercial à proximité du métro elles se répartissent partout sur le territoire. A proximité du centre mais aussi dans des territoires plus reculés à proximité des aéroports par exemple. Les tours de béton, moins visibles, semblent plutôt être la conséquence de ce miracle. Elles abritent, toutes ces populations d’exodés partis de leur villages pour trouver une vie meilleure, ou alors on y relègue les expulsés de quartiers anciens disparus sous les coups d’une pelleteuse. Ces deux types de tours illustrent bien le sentiment un peu schizophrénique que chaque habitant de la ville doit ressentir.

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Les tours à perte de vue sur la partie asiatique de la ville.

L’excitation et la fierté d’être au cœur du monde, dans cette cité millénaire et contemporaine, et la solitude de l’anonymat au fin fond d’une banlieue au bord d’une autoroute. Ces banlieues ont les voit fleurir partout, ces tours austères, répétés en dizaines d’exemplaires ou seul le relief sur sol vient briser un peu la monotonie. En tant que résidant de passage c’était une tache complexe d’essayer de comprendre la réalité que vivent les gens dans ces tours que je voyais depuis la fenêtre du bus. Ces grandes citées mobilise un imaginaire plus soviétique qu’oriental et amène un tout autre visage. La route, les tours, un centre commercial, une mosquée, comme une sorte de formule qu’on retrouve déclinée aux quatre coins de la métropole, créant une multiplicités de petits centres, venant eux même se rattacher à un centre plus important.

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Mosquée supermarché de Tarlabasi – capture d’écran Yandex

Justement, la présence récurrente de mosquées amplifie ce phénomène de centralités multiples, spécialement pour un européen. L’édifice religieux est l’archétype de l’élément central d’une cité depuis des siècle. La laïcité à la turque bien différente que sa version française a pour vocation le contrôle total de la religion par l’État, les islamistes étant au pouvoir, les choses prennent des tournures invraisemblables une fois de plus. Ainsi, le ministère des affaires religieuse multiplie la construction de mosquées à travers toute la ville. Paradoxalement ces mosquées accompagnent la modernisation et le développement de la Turquie entraînes par l’AKP le parti au pouvoir. Malgré tout, leur style n’a rien de contemporain pour la grande majorité d’entre elles. Elles se présentent pour la plupart comme une sorte de synthèse un peu bâclée de l’architecture ottomane religieuse. Un dôme surmontant un volume plus classique percé de fenêtres en arc brisés, un ou deux minarets plus ou en moins haut en fonction de l’ambition du projet. On en trouve une multitude de déclinaisons, plus ou moins chiadées, avec différentes capacités d’accueil. A croire qu’il existe un catalogue. La prolifération de ces nouveaux édifices religieux vient contraster fortement avec la symbolique noble des grande mosquées ottomanes qui accompagne habituellement l’image qu’on associe à Istanbul. Le voyageur novice souvent attiré au premier abord pourra croire qu’il s’agit d’un monument digne d’intérêt patrimonial, avant de comprendre qu’il s’agit là d’un pastiche, un simple équipement public en somme. Les programmes attenants venant souvent conforter cette désillusion. Ainsi il n’est pas rare de voir des mosquées avec un supermarché en rez de chaussé, ou des services publics de quartier dans un « konak » flambant neuf accolé. Un konak est un édifice traditionnel de l’architecture ottomane qui peut avoir différentes fonctions, ici nous parlons donc d’un bâtiment accueillant des administrations. Ces combinaisons ne sont pas sans rappeler les « complexes religieux » de la période ottomane. En effet les mosquées sultaniques, à l’instar de la Süleymaniye construite par Mimar Sinan entre 1550 et 1557 étaient souvent accompagnées d’un quartier qui les bordait. Comme le président turc aujourd’hui, le sultan pour se faire aimer du peuple dispensait au sein de ce quartier la plupart des services nécessaires à l’époque étaient proposés, bains turcs, écoles coraniques, hôpitaux, échoppes diverses, ateliers… Le quartier de la Süleymaniye situé sur la péninsule historique comporte encore la plupart de ces infrastructures, même si beaucoup d’entre elles ont changées de fonction depuis.

Je viens de raconter plus haut ce qui faisait la complexité de cette ville. J’en ai dressé un portrait non exhaustif sans doute peu ragoutant.Les caractéristiques d’une mégapole saturée dans un pays en plein boom économique et dont les dirigeants dérivent dans l’autoritarisme et la folie des grandeurs. C’est cette vision d’Istanbul que j’ai voulu décrire car je pense que c’est elle qui compose le quotidien de plupart des gens là bas, malgré ma subjectivité. Ceux qu’on ne voit ni dans la rue, ni dans le métro, ni dans les rues piétonnes de Taksim. L’expansion et la croissance de la ville mène à laisser un grand nombre de la population au bord de la route, littéralement. Car dans les taches quotidienne ou bien dans l’image que renvoient la télévision ou les journaux, c’est ce développement radical que le plus grand nombre côtoie au quotidien et non la coupole sur pendentifs de la Süleymaniye.

Comme la Süleymaniye, d’autres monuments somptueux se partagent la vedette. Le grand bazar, la mosquée bleue, la tour de Galata, la Sainte-Sophie bien sur, et même le Bosphore, monument à lui ou plutôt merveille. C’est sans doute grâce à ce bras de mer, à ce détroit, qu’Istanbul doit tout. Cette magie un peu mystérieuse qu’entretien ces symboles n’est pas disparue, la ville garde quelque chose de fort dans son atmosphère à la fois mélancolique et vulnérable, presque friable tout en gardant une épaisseur coriace et inépuisable. Les photos d’Ara Güler racontent ces sentiments que l’on a lorsque qu’on se laisse porter sans but dans ce qu’il reste de l’Istanbul fantasmée et imaginée avant d’arriver. Entre la carte postale et la réalité quotidienne, Istanbul laisse un interstice assez large qui m’a permis de rêver pendant un an presque jusqu’à la dernière minute de mon séjour.

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Une femme avec une poussette devant un chantier dans le quartier d’Eyup.

Nicolas Padovani worldpado@hotmail.com

ayant séjourné à Istanbul de Aout 2013 à Juin 2014

Médiagraphie :

http://alteristanbul.tumblr.com

Pérouse, Jean-François,  Hybridstanbul, les grands projets d’aménagement en Turquie, septembre 2013 http://www.laviedesidees.fr/Hybristanbul.html

Orhan Pamuk, Istanbul, souvenirs d’une ville, 2003, Gallimard,