Berlin. Novembre 1989. «  Le mur est ouvert » s’écrièrent les médias. La ville, symbole de la guerre froide pour son mur de la honte, se voit libérer de son corset de béton qui la tenue divisée en deux pendant 28 ans. Berlin respire de nouveau, et reprend en 1990, après la réunification de l’Est et de l’Ouest, son statut de capitale de la République Fédérale d’Allemagne.  Mais meurtrie par la guerre et ses années de froid politique, Berlin peine à retrouver ses forces et son rayonnement d’antan. Alors, pour retrouver sa plastique, la ville entame une grande période de travaux et de constructions sur la base du no man’s land laissé par le mur. Des architectes contemporains du monde entier accourent pour recréer l’image de cette grande ville européenne, en faisant d’elle un grand laboratoire d’expérimentation architectural. Aujourd‘hui, 25 ans plus tard, la capitale a fait peau neuve. Le « nouveau Berlin » est née des cendres de l’ancien, et offre au monde, une grande exposition d’architecture contemporaine. Et je ne serai vous trouver un meilleur exemple pour l’illustrer que celui offert par la Potsdamer Platz.

Potsdamer Platz

Ma première visite à la Potsdamer Platz fut aussi brève qu’inattendue. C’était une rencontre fortuite, due à ma correspondance entre l’U-Bahn, le métro, et le S-Bahn, qu’on pourrait apparenter au RER. Contrairement à Paris, Berlin présente rarement des réseaux souterrains qui relient les différentes stations, et génère souvent de brèves échappées urbaines dans nos trajets. Ces déconnections de réseau pourraient s’expliquer par le  no man’s land crée par le mur de Berlin, et le fait que les lignes de transports ne pouvaient communiquer entre l’Est et l’Ouest. Mais faute de documents vérifiant l’hypothèse, je ne peux le certifier. Toujours est-il, que toutes ces déconnections sont autant d’occasions de capter pour un instant un morceau de ville, avant de s’engouffrer de nouveau dans le souterrain. Et l’échappée à la Potsdamer Platz, alors que vous sortez de ce couloir étroit de métro, c’est comme une explosion d’immensité architecturale. Se dessine devant vous une large place, entrecoupée d’avenues à six voies de circulations routières, et d’un grand carrefour pour intersecter le tout. Trois grandes tours – de verre sauf celle du milieu en briques rouges – président la place, et règnent sur l’ensemble des grands immeubles alentour. Saillantes, elles apparaissent un peu comme les gardiennes, qui surveillent les allers et venus sur le carrefour central.

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Coupe sensible de la correspondance via la Potsdamer Platz

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La Potsdamer Platz © Marius Klemm issu du site internet: http://www.marius-klemm.de/148/

Moi, piéton de passage d’une station à l’autre, je me retrouvais, les yeux en l’air, confrontée à ma petitesse face à tant de grandeur. Il semblerait même que les stations de S-Bahn, d’habitude réduites à un escalier descendant, n’ont pas eu d’autre choix que de s’adapter à l’échelle pour ne pas paraitre ridicule face aux autres bâtiments. Deux importantes boîtes transparentes, partiellement fermées de verre, avec une structure massive métallique et un treillis en toiture, annoncent les entrées dans les réseaux de transports. Perdue par tant d’espace, j’ai suivi la masse qui se se dirigeait comme moi vers la prochaine station, et je m’engouffrais dans le rassurant couloir souterrain avec l’idée qu’avec une telle échelle de place, la Potsdamer ne pouvait être qu’un lieu d’affaire où, mis à part le transit quotidien de ses hommes, elle est stérile de pratiques sociales.

Station U bahn

Station de S-Bahn à la Potsdamer Platz

Alors, je décide d’y retourner le lendemain, pour en comprendre ses secrets. La Potsdamer Platz est en fait l’une des grandes victimes de la guerre. Au XXème siècle, elle était l’un des plus importants centres de circulation de la ville, et l’un des plus connus. Des commerces, des lieux de transit, et des palaces s’y étaient installés. Mais la seconde guerre mondiale apportant son lot de ravage, la plupart des bâtiments furent détruits par les bombardements intensifs. Se rajoute à ces destructions, la construction du mur en 1961 en plein milieu de la place, et la Potsdamer n’était plus qu’un no man’s land au sortir de l’année 1990. Un grand concours international à idée est alors lancé pour rénover ce centre urbain et ce sont les architectes Munich Heinz Himmler et Christophe Sattler qui en sortirent gagnant. Le cabinet de Renzo Piano proposa les plans d’ensemble lauréats de la première phase de travaux de la Potsdamer. Cette phase de construction commença en 1993.

Le cabinet de Renzo Piano imagina un plan d’ensemble urbain permettant de relier Berlin Ouest-et Berlin Est c’est-à-dire le quartier historique et le quartier culturel Kulturforum, (1) avec ce nouveau centre névralgique. Les bâtiments de ce plan d’ensemble, ont été conçus comme cohérents mais pas uniformes. Les mêmes matériaux- la terre cuite et le verre- ont été utilisés pour chacun des bâtiments, mais leur traitement et leur finition se sont révélés différents. Immanquablement, il ne pouvait en être autrement puisque que ce sont des architectes différents qui ont pris en charge individuellement un bâtiment du plan guide fait par Renzo Piano. La place en elle-même aurait été pensée à « échelle humaine », et inciterait par ses commerces, et ces centres culturels à la «  flânerie » auquel «  les arbres et fontaines » apporteraient une certaine tranquillité. (2) Je ne peux pas dire que mon premier voyage à Berlin m’est rendu compte de cet effet. Je ne m’étais pas aventuré plus profondément dans les interstices de la place, me limitant aux artères principales. Mais mes deux autres voyages me donnèrent, comme je l’évoquerai plus tard, une toute autre impression.

Sony Center

Cette première phase de reconstruction de la Potsdamer Platz, assurée financièrement par l’entreprise Daimler-Chrysler, est suivie par la construction d’un nouveau quartier, encadrée par l’entreprise Sony. En s’aventurant dans l’artère principale de la place, la Potsdamerstrasse vers le Kultuforum, vous pourrez observer ce grand Sony Center, crée par l’architecte Helmut Jahn. Extérieurement, les bâtiments de ce centre ne semblent pas se distinguer particulièrement de son ensemble urbain. Mais c’est le trésor intérieur qu’ils renferment qui est impressionnant

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L’espace public intérieur du Sony Center

Ce projet, contrairement à celui de DaimlerChrysler, a été conçu sur lui-même, comme une place ultramoderne, tout de verre et d’acier. Les bâtiments autour ont été crée de telle façon à construire en leur sein, un espace public avec ces restaurants et ces cafés, de forme ellipsoïdale, et surmonté d’un immense toit de verre d’une prouesse technologique remarquable. Aux allures de toile de chapiteau arrimé aux bâtiments adjacents, ce toit semble flotter dans les airs. Sa charpente, est constituée de fils et de barre d’acier, de verre et de toile, et trône à plus de 35 m au-dessus de l’espace public qu’il protège. Cette réalisation est à mon sens une grande réussite, d’autant plus la nuit quand elle est illuminée par l’œuvre de Yann Kersalé. On a l’impression d’être à l’intérieur d’un espace futuriste impressionnant par sa réalisation technique tout en finesse, sur une étendue de près de 100 m au-dessus de la place publique sur laquelle nous nous trouvons. Le rapprochement des bâtiments qui structurent la place, ces entrées minces comparées à la hauteur de l’atrium, confortent cette sensation d’être à l’intérieur. Même, les éléments évocateur de l’extérieur : le grand bassin rond avec ses jets d’eau ou l’escalier de verdure en arc de cercle n’enlèvent rien à cette sensation. On se croirait dans un immense jardin d’intérieur.

Plan SC

Plan du Sony Center issu du Architecture engineering : Helmut Jahn, Werner Sobek, Matthias Schuler.

Toutefois, ce Sony Center renvoie une certaine sévérité. Les bâtiments me sont apparus comme stricts dans leur volumétrie carrée, et froids dans leurs matériaux. La place et ses éléments décoratifs se voulaient davantage organique, mais n’apparaissent pas moins raide dans leur conception; le sol est fait de granit et de panneaux métalliques et présente un patron régulier de raies de lumières bleues incrustées. Les éléments naturels, qui pourraient être source d’un peu plus de flexibilité formelle, sont emprisonnés dans des formes géométriques trop affirmés à mon sens. Et finalement, l’œuvre lumineuse de Yann Kersalé, vient une fois la nuit tombée compenser cette froideur du jour.

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L’espace public du Sony Center de nuit © Maria Galetta sur https://www.flickr.com/photos/mariagaletta/15283112151/

La Potsdamer Platz, incarne avec le Sony center, le nouveau Berlin, sorti des décombres de l’ancien. Le laboratoire architectural immense, qu’ils donnent à voir, pourrait en laisser plus d’un sceptique. Pourtant force est de constater qu’ils sont les endroits les plus marquants de Berlin. Avec son architecture, ses lieux de commerce, ces trois complexes cinématographiques, son musée du cinéma, son boulevard des stars, et ses restes du mur de Berlin, ce centre urbain est devenu une attraction touristique. Je l’avais imaginé comme un quartier d’affaire à ma première visite, un lieu où la seule pratique humaine était le flux routier et piéton. J’avais bien tort. A tout moment de la journée, cette place est remplie de monde. J’ai pu observer bon nombre de pratique lors de mes autres voyages : du touriste qui suit la cicatrice laissé par le mur, au citoyen qui profite des espaces végétales pour son pique-nique, en passant par les enfants qui s’amusent de la girafe géante en lego, ou encore moi et ma bande de copain qui s’amusaient avec les dispositifs visuels du Boulevard des stars.  Aux alentours des fêtes de fin d’année, de nouvelles pratiques apparaissent. Des chalets en bois, s’installent en petits villages de Noël dans les interstices des bâtiments, et donnent l’impression d’être dans une vallée parmi les montagnes d’immeuble alentour. D’ailleurs, une grande piste de luge, avec de la neige artificielle est installée sur la place pendant cette période.

Mémorial de l’Holocauste

Avant de vous laisser ici dans la visite du Nouveau Berlin, reconstruit après la chute du mur, je voudrais vous amener un peu plus loin que la Potsdamer Platz, sur l’avenue Ebertsrasse en direction de la porte de Brandebourg.  Sur le chemin, vous tomberez inévitablement sur un champ de blocs de béton, 2711 blocs exactement (3), disposés régulièrement en maillage. Entre les lignes de perspective dessinées par ces stèles, vous vous apercevrez surement que le sol n’est pas plat ; il se boursoufle, se creuse, se penche par endroit, donnant à tous ces blocs  une mouvance par leur inclinaison.
Engouffrez-vous dans cette foret de béton qui tantôt ne sera pas plus grande que vos cheville, et tantôt vous dépassera d’environ  2 m. Laissez-vous guider par ces allées étroites (environ 95 cm de large). Vous verrez toujours la sortie de ce labyrinthe, mais vous perdrez surement votre groupe de départ, au grand bonheur des rencontres fortuites.

Mémorial de l'Holocauste

A la lisière du champ de stèles du Mémorial de l’Holocauste

Ce lieu, à l’image d’un cimetière, est le monument pour les Juifs assassinés d’Europe, ou le mémorial de l’Holocauste, imaginé par Peter Eisenmann. Ce mémorial a été aménagé de sorte à produire une expérience solitaire lors de sa traversée, inconfortable, et déstabilisante, où toute visite collective serait exclue par l’étroitesse des passages. Le champ de stèle voulait susciter des questionnements chez le visiteur, dont il pourrait avoir les réponses dans une autre partie du mémorial. Parce que, ce que je ne savais pas à mon premier voyage, c’est que ce champ de pierre n’est que la partie émergée de l’iceberg.  Un musée souterrain, sous les blocs de béton, a été créé pour servir de centre d’information sur l’Holocauste des juifs pendant la Seconde guerre mondiale. Je ne vous cache pas que sans avoir la volonté de visiter ce centre d’information, je n’aurai surement pas, par moi-même, trouvé son entrée dans ce labyrinthe. Au cours de mon premier voyage et malgré mes nombreuses traversées, je n’étais pas tombée dessus.

Lors de mon deuxième périple, je décide donc de partir à la recherche de l’entrée et de visiter ce centre souterrain. Dès la première salle (4)– qui sert à la fois d’accueil et de prélude de l’exposition-on comprend que ce musée se veut être le parallèle du mémorial. Son plafond en caisson reprend en creux le dessin des blocs à la surface. Le motif de la stèle est récupéré comme support scénographique, assise ou encart lumineux. Ainsi, le lieu, impose le recueillement. L’effet est d’autant plus remarquable dans la deuxième salle de l’exposition : la salle des dimensions. Des notes écrites par les victimes de l’Holocauste sont retranscrites sur des plaques rectangulaires rétroéclairées. La répartition des dispositifs, et le sens d’écriture obligent les visiteurs à adopter tous la même posture : dans la même direction, la tête baissée, chacun médite sur les paroles écrites.

Salle des dimensions

Salle des dimensions du mémorial de l’Holocauste issu de Cynthia Davidson (edited by), Tracing Eisenman: Peter Eisenman complete works, Londres, Thames and Hudson , 2006, 400 pages.

Mais la conception du musée ne rend pas ce recueillement paisible. Il est chamboulé par une représentation de la stèle toujours différente : les encarts lumineux de la salle des dimensions font place à des blocs suspendus dans la salle des familles, puis à des assises bétonnées dans la salle des noms, et enfin la stèle est reprise en périphérie comme des blocs s’extrudant du mur, dans la salle des lieux. Toutes les configurations possibles semblent avoir été exploitées. Alors, le recueillement cesse et le présent reprend à travers le portail commémoratif qui nous fait revenir à la lumière naturelle.

Berlin. 2015. Trois voyages plus tard, et je ne comprends toujours pas d’où vient cette âme si particulière, à la fois paisible et bouillante, créative et traditionnelle, qui fait son charme. Forte de son laboratoire d’expérimentation architectural, elle affirme sa nouvelle esthétique, sans masquer pour autant ses blessures du passé. Est-ce par son histoire et ses blessures, qu’elle n’a plus rien à prétendre et tout à donner ?  Toujours est-il, qu’à Berlin, on s’y sent bien.

Aurélie POIRRIER – Voyages effectués en septembre 2012, décembre 2013,  et  Décembre 2014-Janvier 2015
poirrier.aurelie@gmail.com

Notes :

(1) le Kultuforum est un  ensemble d’édifices culturels parmi lesquels se distinguent la NeueNational gallery par Mies Van der Rohe, La philarmonique et la Bibliothèque d’Etat de Hans Scharoun (retour à la note 1)

(2) « Le projet […] comporte 18 bâtiments connectés par des rues piétonnières et une place à échelle humaine qui incite les citoyens à la flânerie dans un quartier actif auquel arbres et fontaines apportent cependant une certaine tranquillité » dans Renzo Piano, Paris, teNeues, 2002, 200 pages (retour à la note 2)

(3) Données issus de Cynthia Davidson (edited by), Tracing Eisenman: Peter Eisenman complete works, Londres, Thames and Hudson , 2006, 400 pages. (retour à la note 3)

(4) Je vais ici m’interesser aux dispositifs, et non au contenu de l’exposition. Pour les curieux, voir ici la plaquette en français du musée : http://www.stiftung-denkmal.de/fileadmin/user_upload/projekte/oeffentlichkeitsarbeit/pdf/Faltblaetter/StiftDenk_Holo_FRA_2013_Web.pdf (retour à la note 4)

Bibliographie:

Werner Blaser, Architecture engineering : Helmut Jahn, Werner Sobek, Matthias Schuler, Suisse, Birkhäuser, 2002, 263 p.
Nicolette Baumeister, New Landscape Architecture, Berlin, Verlashaud Braun, 2007, 352 pages.
Peter Buchanan, Renzo Piano Building Workshop oeuvres complètes, volume deux, Paris, Phaidon, 2006, 240 pages
Renzo Piano, Paris, teNeues, 2002, 200 pages
Cynthia Davidson (edited by), Tracing Eisenman: Peter Eisenman complete works, Londres, Thames and Hudson, 2006, 400 pages.