C’était bientôt la fin de notre séjour dans la ville qui ne dort jamais. Au départ, New York ça n’était pas mon idée, mais lorsqu’on voyage à plusieurs, il faut savoir faire des concessions. Quelle concession avais-je faite ? Cette ville était follement architecturée ! Je ne savais plus où regarder tant les images de mes cours d’histoire de l’architecture devenaient soudain réalité. Alors, il y a bien les classiques new-yorkais, les musées architecturalement fascinants, les grands magasins, les avenues interminables et les clichés parfaits mais aussi… le Mémorial du World Trade Center. Un peu inclassable tant son histoire est spéciale, il représentait pour moi, la visite à ne pas manquer. Je voulais comprendre la vision américaine, je voulais la comparer avec ce que j’avais saisi depuis l’autre côté de l’Atlantique. Je voulais voir aussi, je voulais ressentir, je voulais frissonner : quelque part, je voulais concrétiser l’image floue de ce 11 Septembre 2001 et de cet avion qui percute une tour, déclenchant une presque fin du monde.
Carnet de voyage personnel, extrait
Après ce moment fatidique au matin du 11 septembre 2001, la ville de New York a mis plus d’une dizaine d’années à se reconstruire pour la mémoire de ses victimes, suite à cette attaque qui bouleversa le monde entier. Un lieu de commémoration avoisinant les 60 000 m² et appelé le Ground Zero, prend place là où se dressaient fièrement les Twins Towers à l’heure de l’apogée américaine. Celui-ci, pour répondre à un besoin collectif de rendre hommage, rassemble divers projets de tours de bureaux (dont le One World Trade Center ou Freedom Tower de SOM), d’un centre-commercial et terminal de métro (le PATH Terminal de Calatrava) et d’un mémorial souterrain, tous organisés au travers d’une place ornées de deux bassins et de nombreux arbres.
Cette reconstruction demanda environ quinze ans avant d’être entièrement achevée : les négociations furent difficiles tant pour cause du nombre important d’acteurs, que pour la délicatesse de réédifier sur un site meurtri par une idéologie extrémiste. Si dès novembre 2001, la commission officielle LMDC (the Lower Manhattan Development Corporation) fut établie pour envisager la reconstruction du site, ce n’est que l’année suivante qu’une compétition officielle fut mise en place et remportée par Daniel Linbeskind, suivie de concours indépendants pour chaque partie du projet global.
La place et les bassins d’hommage de Michel Arab
Je n’osais même pas m’accouder pour photographier ce rebord, de peur d’abîmer une nouvelle fois les victimes. Quel calme, quel endroit paisible pour une place publique. Pas de silence, juste des bruits de vie, des enfants qui jouent, des parents qui grondent, des pas et des discussions. N’est-ce pas la plus belle manière de rendre hommage ? Continuer à vivre. Et si les doigts effleurent à certains endroits les gravures, et si les visages regardent le mouvement infini de l’eau qui frôle le marbre, le poids est toujours là. On se sent lourd et à la fois apaisé, on se sent ancré et à la fois complétement léger. Et lorsque le bruit de l’eau fait perdre la notion du temps, l’heure n’est pas à la tristesse mais plutôt au souvenir.
Carnet de voyage personnel, extrait
En 2003, Michel Arab, architecte israëlien, remporta l’un de ces concours avec le projet « Reflecting Absence ». Alors que la proposition initiale, inspirée d’une œuvre de Michel Heizer, se centrait uniquement sur deux bassins reprenant l’emprise des Tours Jumelles ; l’intervention de l’architecte paysagiste Peter Walker donna lieu à de nombreuses modifications dont l’introduction de végétation. Aussi, les premières images du concours proposaient deux rampes permettant un accès souterrain qui offrait aux visiteurs l’expérience d’être coupés du bruit et de la vue de la ville, pour profiter de l’écoulement de murs d’eau faisant suite aux bassins. Finalement, cet espace du lieu de commémoration se déroulera uniquement sur le niveau de la place.
En effet, aujourd’hui, la place qui entremêle l’ensemble des projets du Ground Zero est parsemée d’arbres se jouant d’une illusion d’optique et renforçant l’horizontalité du lieu. Au nombre de quatre cent seize, ils fonctionnent par bandes végétales alternées avec des bandes de granit, créant ainsi un quadrillage parfait. Ce nouvel espace public vaguement imprégné d’un air de mémorial, est en continuité fonctionnelle et visuelle avec les îlots qui l’entourent : il comble le vide laissé par la chute des tours, non pas par un bâtiment de grande hauteur, mais par un espace de commémoration ouvert à tous.
Alors en résonance avec le sentiment d’absence laissé par la chute des tours, les deux bassins interrompent le rythme régulier des arbres et rappellent l’esprit de commémoration qui fait foi dans ce lieu. Ces deux vides, édifiés au nom de l’absence, ont une profondeur totale de dix mètres et des côtés dont les dimensions ont été modifiées par rapport à celle des fondations des Twins. Ornés d’un ruban de bronze gravé, les fontaines sont entourées des noms de victimes civiles et secouriste, des attaques de 1993 et 2001. Si cela représente un premier pas vers la commémoration et l’hommage, le musée qui se trouve en sous-sol est l’espace clef de cette volonté.
Le Pavillon de Snøhetta et le Mémorial souterrain
Je ne fus pas déçue du voyage, comme on dit. Oui, du voyage, parce que s’en était un. Descendre d’une vingtaine de mètres sous terre pour vivre l’une des expériences les plus bousculantes de ma vie. Je crois que c’était même mieux qu’une montagne russe : émotionnellement intense, cette visite qui dure le temps que l’on souhaite, restera l’un des moments les plus forts de mon premier séjour à New York. Elle nous plonge dans l’événement et ce fut sans grand étonnement que j’aperçus, tout au fil du musée, des boites de mouchoirs à la disposition des visiteurs. C’était dur, c’était réel, c’était choquant, c’était palpitant. Quelle violence et à la fois quelle sérénité puis, quel hommage.
Carnet de voyage personnel, extrait
Après avoir remporté le concours pour le design du mémorial, l’agence Snøhetta fut invitée à participer à la phase de conception du nouveau complexe de musée. À l’origine, le bâtiment devait s’étendre sur plus de 20 000 m² et abriter deux institutions culturelles que sont l’International Freedom Center (le Centre International de la Liberté) et le Drawing Center (Centre de Dessin). L’intervention des différents acteurs concernés par le projet déboucha sur des permutations assez radicales : il n’inclura pas les deux institutions et se jouera sur une échelle plus réduite et proche de celle du pavillon. Aussi, pour garder l’idée d’être l’entité culturelle du projet global, le projet de Snøhetta ouvrira le chemin d’entrée au musée du mémorial.
Cet édifice a été créé comme une formalisation spatiale d’un lien entre l’horizontalité de la place et de ses bassins, et la verticalité des gratte-ciels avoisinants. Dans sa première forme, son volume en prisme pointait les fontaines commémoratives et il était pourvu d’un toit terrasse, proposant ainsi une vue sur les environs. En même temps, son architecture s’élevant largement au-dessus de l’espace public, permettait de faire pénétrer la lumière naturelle jusqu’à une partie du sous-sol. Cependant, le dessin du projet fut rapidement stoppé car les modifications programmatiques s’enchainaient, puis les échelles furent réévaluées pour qu’il s’aligne plus facilement avec la place et avec les bâtiments qui l’entourent. Au final, Snøhetta concentra son nouveau programme sur le confort du visiteur et sa fonction d’entrée au mémorial, conduite par la lumière naturelle. La structure de son atrium, entouré de trois volumes, ne pouvait être quadrillée pour des raisons de fondations irrégulières. Ce qui fait la marque de cet édifice est sa façade aux panneaux métalliques striés alternativement de bandes réfléchissantes et mates, qui reflètent aussi bien le ciel que les visiteurs. Ce bâtiment prend le contre-pied du quadrillage régissant la place en se présentant, par sa forme, comme l’élément organique du lieu.
À l’intérieur c’est un enchainement d’émotions. Le visiteur commence par descendre au sous-sol par une rampe faisant face à la dernière colonne des anciennes tours, marquée de toutes les unités de secours étant intervenues. Cet objet symbolique n’est que la première étape d’un musée où l’ambiance sombre plonge dans la terreur du moment. C’est ensuite un enchainement d’objets, faisant appel aux souvenirs et à l’imagination du visiteur, qui prennent place dans un lieu où les traces de l’attaque sont encore présentes architecturalement. Des portraits, des avis de recherches, des hommages, des objets du quotidien, des morceaux d’avion et un camion de pompiers détruit deviennent les clefs pour saisir l’importance des dégâts et le choc vécu par la population new-yorkaise et américaine. Enfin, un mur à l’inscription « No day shall erase you from the memory of time » (Virgil) précède deux énormes cubes interactifs où les photos de toutes les victimes tapissent les murs.
Élisa Ragon
Photographies de l’auteur
Voyage à New York en août 2016
Bibliographie
« Foreign office architects 1996-2003: complexity and consistency », in El Croquis, n°115-116, Madrid, 2003, 123 p.
« New York Highlights », in Lotus, n°159, Milan, 2016, 130 p.
« Liquid Architecture »,in Lotus, n°125, Milan, 2014, 127 p.
Lootsma, Bart, Lund, Thure Erik, Almass, Ingid, Helsing, Snøhetta Works, Baden, Lars Müller, 2009, 303 p.
Libeskind, Daniel, Construire le futur: d’une enfance polonaise à la freedom tower, Paris, Albin Michel, 2005, 343 p.
Spiegelman, Art, À l’ombre des tours mortes, Casterman, 2004, 42 p.